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899Dans un bref essai (« La crise et le sacré») publié en mars 2009 dans la revue Etudes, Dupuy résume son l'interprétation de l'économie et de l'actuelle crise à la lumière de René Girard. On est au diable de l'économisme, et le nez collé à l'interprétation de son triomphe. L'hypothèse proposée va dans le sens d'une interprétation “eschatologique” de la crise, même réduite à l'économie: Il n'y a pas crise économique, mais crise de l'économie considérée comme période historique.
http://www.cairn.info/revue-etudes-2009-3-page-341.htm.
[…] «Que l’économie soit violente n’est pas une découverte que l’on fait aujourd’hui. Pour ce qui est de sa variante capitaliste, la démonstration marxienne est plus valable aujourd’hui que jamais, avec ses catégories d’aliénation et d’exploitation. Quant à sa variante en communiste, l’histoire du vingtième siècle suffit à illustrer son horreur. Les plus grands économistes libéraux ont reconnu à leur manière que l’économie était néfaste, toxique et brutale. Adam Smith disait qu’elle était la source de la « corruption des sentiments moraux”. Keynes a démonté les mécanismes qui pouvaient la conduire se figer en des états délétères pour tous les acteurs, chômage et crise de débouchés se renforçant l’un l’autre au lieu de déclencher un retour à l’équilibre de plein emploi.
»Des critiques plus récentes n’ont pas moins de force ni de vérité. L’Ecole de Francfort, la critique illichienne, l’écologie politique, les “enfants de Heidegger” (Hannah Arendt, Günther Anders, Hans Jonas), tous ont éclairé des aspects de la violence de l’économie.
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»Tout cela est bien connu. Ce qui l’est moins, c’est qu’il fut un temps où l’économie était considérée comme le seul moyen dont disposaient les sociétés en voie de désacralisation pour contenir la violence des hommes. La chose extraordinaire est que les arguments avancés pour justifier cette thèse étaient en grande partie ceux-là mêmes que les critiques de l’économie mettent en avant pour la condamner. C’est le mérite de l’historien de la pensée économique Albert Hirschman de l’avoir montré, dans son livre “The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph”.
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»L’unidimensionnalisation des êtres, réduits à leur capacité de calcul économique, l’isolement des individus et l’appauvrissement des relations, la prévisibilité des comportements, bref, tout ce que l’on décrit de nos jours comme l’aliénation des personnes dans la société capitaliste, était donc pensé, conçu comme devant mettre fin à la lutte meurtrière et dérisoire des hommes pour la grandeur, le pouvoir et la reconnaissance. L’indifférence réciproque et le retrait égoïste dans le domaine privé, voilà les remèdes que l’on imaginait à la contagion des passions violentes. Les auteurs que Hirschman mobilise pour appuyer sa thèse sont Montesquieu et certains membres des Lumières écossaises comme James Steuart et David Hume.
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»L’économie, est-ce la violence, comme l’affirme une tradition qui va de Marx à la critique actuelle du capitalisme ? L’économie, est-ce le remède contre la violence, comme le pense une tradition libérale, qui va de Montesquieu à Hayek ? L’économie est-elle remède ou bien poison?
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»Il y a trente ans, j’en étais à ce point de mes réflexions lorsque je vis le moyen de dépasser cette contradiction en relisant Adam Smith. Au même moment, je découvris l’œuvre de René Girard. Je peux résumer par une formule, qui est beaucoup plus qu’un jeu de mots, mon interprétation du philosophe-économiste écossais. C’est en proposant une nouvelle solution au “problème d’Adam Smith” – c’est-à-dire l’apparente contradiction entre ses deux ouvrages majeurs (“La Théorie des sentiments moraux” [1759] et “Enquête sur la richesse des nations” [1776]) – que j’y ai été conduit : chez Smith, l’économie contient la violence, dans les deux sens du mot. L’économie a la violence en elle, mais il est non moins vrai qu’elle lui fait barrage, comme si, par l’économie, la violence se révélait capable de s’autolimiter, évitant ainsi l’effondrement de l’ordre social.
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»Le choc intellectuel fut immense lorsque, à la même époque, je découvris l’anthropologie de la violence et du sacré de René Girard. Au cœur de cette dernière, je repérai la même structure en forme de paradoxe : par le sacré, la violence se met à distance d’elle-même pour mieux s’autolimiter. Dans les termes de la Bible, “Satan expulse Satan”.
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»L’“hypothèse” girardienne, maintenant bien connue et amplement discutée, consiste à postuler que le sacré résulte d’un mécanisme d’auto-extériorisation de la violence des hommes laquelle, se projetant hors de leur prise sous forme de pratiques rituelles, de systèmes de règles, d’interdits et d’obligations, réussit à se contenir elle-même. Le sacré, c’est la “bonne” violence institutionnalisée qui régule la “mauvaise violence” anarchique, son contraire en apparence. Le mouvement de désacralisation du monde qui constitue ce que nous nommons la modernité est travaillé par un savoir qui s’insinue progressivement dans l’histoire humaine : et si la bonne et la mauvaise violences ne faisaient qu’un ? S’il n’y avait pas au fond de différence?
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»Ce qu’il faut surtout bien saisir, c’est que cette auto-extériorisation du marché est la façon dont “Satan expulse Satan” en économie. La bonne violence tient la mauvaise violence en respect, mais l’une et l’autre sont la même violence.
»Or toutes les analyses de la crise s’échinent à multiplier les fausses oppositions hiérarchiques entre le bien et le mal, ce dernier étant au mieux un mal nécessaire, mis au service du premier. C’est ainsi qu’on oppose économie « réelle » et économie financière, marché régulé et marché spéculatif, spéculation euphorisante et vente à découvert pour spéculation à la baisse. En distinguant les catégories pour mieux en ostraciser certaines – selon le cas et par ordre de spécificité croissante: l’économie financière, le marché spéculatif, la spéculation à la baisse –, l’analyse rationaliste de la crise rassure en désignant des coupables. La lucidité et le courage demandent au contraire de repérer les vraies identités derrière les fausses différences.
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»Comme le sacré avant elle, l’économie est en train de perdre aujourd’hui sa capacité de produire elle-même des règles qui la limitent, disons de l’autotranscendance. Tel est le sens profond de la crise. La mythologie grecque a donné un nom à ce qu’il advient d’une structure hiérarchique (au sens étymologique d’ordre sacré) lorsqu’elle s’effondre sur elle-même : c’est la panique. Dans une panique, il n’y a plus d’extérieur. Les grands argentiers de la planète qui se sont donné pour mission de “refonder” le système financier international ou même, dans une version plus grandiose encore, le capitalisme, me font irrésistiblement penser à la scène 3 de l’acte II du Bourgeois Gentilhomme. Le maître de philosophie entendait arbitrer du haut de son magistère entre les prétentions du maître de musique, du maître à danser et du maître d’armes, chacun se battant pour que sa discipline soit reconnue comme la meilleure : on le voit bientôt se chamailler avec eux, la bagarre se déroulant maintenant à quatre et non plus à trois.
»L’arrogance est d’imaginer que l’on peut, tel Napoléon, se coiffer soi-même de la couronne de l’Empereur, en prétendant se mettre de son propre chef en position d’extériorité, c’est-à-dire d’autorité. On voit chaque jour ce qu’il en coûte : les “autorités” qui injectent en quantités astronomiques des liquidités destinées à “rassurer les marchés” produisent tout simplement l’effet contraire. Les marchés concluent que seule la panique peut expliquer qu’on en arrive à de telles extrémités. Parler de la “reconstruction du capitalisme” au moyen de la régulation des marchés est d’une naïveté confondante, car cela suppose que l’on a déjà résolu le problème inouï que constitue la disparition de toute extériorité. En occupant toute la place, l’économie s’est condamnée elle-même.»
(Jean-Pierre Dupuy)
“GEO”
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