La question de la possibilité d’un face-à-face

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La question de la possibilité d’un face-à-face

09 octobre 2016 – On parle assez librement et sans barguigner guerre nucléaire et Troisième Guerre Mondiale en ce moment ; on en parle assez couramment comme on parlerait du prix des pommes de terre, y compris sur dedefensa.org d’ailleurs, sans aucun doute depuis l’Ukraine (février 2014), peut-être même implicitement depuis la Syrie-II (celle qui a commencé avec la crise d’août-septembre 2013 de l’attaque chimique attribuée à Assad, faussement cela est assuré, mes bien chers frères, quasiment comme un label de qualité). Cette possibilité de conversation qui devrait être oppressée et angoissée, est essentiellement développée sans hésiter une seconde comme si la chose allait de soi et chez certains avec un air assez entraînant de business as usual, et cela allant de pair parce qu’entièrement lié dans l’enchaînement avec la possibilité d’un affrontement entre soldats russes et américains. La chose est même évoquée d’une façon vraiment “cavalière”, le terme est complètement adéquat et juste...

Sur RT, avant-hier 7 octobre, l’ancien diplomate US Jim Jatras, qui a des souvenirs du temps d’avant, dit ceci : « There are all sorts of possibilities, but they all have the same common denominator: they run the risk of a direct confrontation between Russian and American personnel, getting Russians and Americans killed, what Moscow and Washington managed to avoid during the Cold War but which many in Washington treat as a kind of a cavalier thing to risk. For what purpose? To save Al-Qaeda and its allies in East Aleppo. That is an incredible thing to me. »

C’est donc ce dernier point précisément (“possibilité d’un affrontement entre soldats russes et américains”) que je voudrais débuter cette réflexion, d’abord en remuant mes souvenirs de vieille baderne. Je me rappelle, – jeunes gens vous qui me lisez éventuellement, écoutez bien la voix du passé, – mes débuts de très-jeune journaliste ; c’était en novembre 1967, dans un quotidien belgo-liégeois où ma qualité d’“étranger” (Français à Liège) avec un intérêt personnel marqué pour les matières de politique et d’armement m’avait fait affecter à la rubriques “Nouvelles Étrangères” (les ouvriers de l’atelier, – c’était encore le temps-béni du plomb et du linotype, – nommaient cette section “Les Nouvelles Étranges”). Très vite, on m’avait confié des dossiers importants, surtout la Tchécoslovaquie dès janvier 1968 avec le remplacement du président du pays, un vieux stalinien sclérosé et figé dans ses chaleureux souvenirs de liquidation sans bavures, Antonin Novotny, par un général dont la principale qualité était de s’appeler “Svoboda” qui se traduit couramment par “liberté” ou “homme libre” ; puis vinrent, en mars l’arrivée du nouveau Secrétaire Général du PC, Dubcek, jusqu’à la fin de l’été le “printemps de Prague” qui eut ce retentissement mondial que l’on sait, enfin la crise terrible de l’intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie le 21 août 1968. J’étais, à mes risques et périls, installé comme spécialiste des relations Est-Ouest.

Comme on le sait, ou comme on l’apprendra dans le cas contraire, j’étais un anticommuniste tendance-Pentagone pur jus à cette époque. Le 22 août en début d’après-midi, commençant à dépouiller les dépêches d’agence (Belga, AFP, UPI) concernant l’invasion de la Tchécoslovaquie, – il n’était nullement question d’internet, à des années-lumière mes chers-jeunes gens, – j’évoquais dans la discussion informelle que nous avions sur le sujet la possibilité d’une intervention occidentale, un peu comme Houellebecq parle de La possibilité d’une île. Mon secrétaire de rédaction était une personnalité originale, conformément à l’image classique et jaunie, racornie, écornée, mais pourtant bien réelle que l’on doit avoir d’un tel personnage à cette fonction : volumineux, bien peu soigneux de sa personne, fumant des cigarettes d’une longueur incroyable (cigarettes congolaises très bon marché disait-il), dont il négligeait de faire tomber la cendre qui s’accumulait au bout de l’objet avant de tomber sur sa chemise blanche en y faisant parfois l’un ou l’autre trou venu d’un grain incandescent, lavant ces mêmes chemises en les mettant sur un cintre, dehors, lorsqu’il pleuvait, avec quelques grains d’Omo (“...et la saleté s’en va”) dans la poche-poitrine, parlant beaucoup cigarette en bouche et d’une façon méthodiquement incompréhensible, écrivant rarement mais d’une façon strictement illisible, détestant avec une horreur presque religieuse l’idée même d’écrire un texte lui-même, – ce personnage étant donc, pour parfaire le portrait et comme selon une logique ironique, un communiste de tradition travaillant dans un journal anticommuniste, professant une vision apaisée des relations internationales, – bref, entre vieux communistes et capitalistes on ne se cherchait pas de noises. Mais il s'exclama soudain à mon adresse :

– Malheureux, tu n’y penses pas ! Jamais, tu entends, jamais il n’y aura un soldat russe face à un soldat américain ! C’est complètement proscrit : ils peuvent s’insulter se dénoncer, faire s’étriper les marionnettes qu’ils contrôlent, tout ce que tu veux, mais se retrouver l’un en face de l’autre, ça non, ça jamais !

C’était, il est vrai, un article de la foi, et sans doute le principal comme le rappelle Jatras. Durant la Guerre froide, il y eut certaines occasions où des Russes purent se trouver face à des soldats US (la première fois d’une façon spectaculaire mais fort discrète en Corée, lorsque des pilotes russes pilotaient des MiG-15 aux couleurs nord-coréennes, mais cela ne fut jamais officiel, et la plupart des engagements se faisant en Corée du Nord le risque était quasi-nul de voir un pilote russe/nord-coréen sauter de son avion touché à mort et se retrouver en parachute dans la zone US). Il y eut le fameux incident à Berlin, lors de la crise de 1961, en août, lorsqu’un détachement de chars US vint se placer en face du poste-frontière (Check-point Charlie) entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, face aux Vopos (les garde-frontières est-allemands) suite à un incident qui contrevenait aux accords entre les deux zones. Il y eut un échange téléphonique entre Krouchtchev et Kennedy, le premier avertissant le second qu’il ordonnerait le déploiement de chars soviétiques si les chars US restaient où ils se trouvaient ; Kennedy ordonna aussitôt le retrait des chars de l’US Army : pas de soldats russes et US face-à-face...

En fait, les deux puissances antagonistes, et même ennemies mortelles à l’occasion, se trouvaient absolument complices dans de telles circonstances (éventuellement pour dissimuler, d’un commun accord, une rencontre ou un accrochage lorsque cela se produisait tout de même). Elles ne pouvaient ignorer le risque considérable de la publicité d’un tel événement, qui les aurait obliger à une escalade, l'escalade de l'un entraînant l’escalade de l’autre, et qu’au bout de cette ascension se trouvait l’ennemi commun, l’horreur partagée du risque de la guerre nucléaire. Ainsi ne jouait-on jamais avec cette sorte d’occurrence. Je songe à cela chaque fois, – et Dieu sait que l’on est gâté ces derniers temps, – que j’entends une menace directe, une évocation sans fard ni retenue, impliquant une attaque de l’un contre l’autre, – en l’occurrence, on le sait bien puisqu’on sait de quel côté se trouve l’obscénité de la pensée invertie, essentiellement sinon exclusivement des USA contre la Russie ; les suggestions à peine voilées d’un porte-parole, les propos menaçants d’un général, les exhortations extraordinaires de la “folle de Chaillot” qui a trouvé, au nom des USA pitoyables, refuge à l’ONU comme on s’abrite dans un asile psychiatrique...

Mis ainsi en perspective, ce qui se passe aujourd’hui est donc absolument stupéfiant, et nous en dit tellement sur le niveau de responsabilité, sur la conscience politique et le savoir stratégique et psychologique de ceux qui exercent le pouvoir. Bien entendu, on sait de quel côté se trouve la responsabilité dans la plupart des cas, et de toute les façons, la complète responsabilité à l’origine de cette sorte de circonstance. La chose est tellement extraordinaire par rapport à tout ce que devraient nous enseigner l’expérience, le bon sens même commun, la raison et la logique, que je crois absolument justifié d’envisager des hypothèses extraordinaires pour expliquer le comportement des dirigeants et chefs américanistes. Certes, cela ne fait que conforter ce sentiment que je me suis forgé et que je n’ai cessé de conforter et de renforcer depuis longtemps, au fil des ans, au moins depuis 9/11, sur les forces étranges qui nourrissent ces psychologies exacerbées, hystériques et si complètement faussaires dans leur perception de la réalité.

Il est étrange que l’on puisse, que je puisse en venir à me souvenir de ce travail d’observation des tensions de la Guerre froide, où le spectre de l’anéantissement pesait sur nous et était perçu comme tel, et partagé comme tel par les uns et les autres, comme d’une occurrence d’apaisement et de contrôle de soi, comme d’un temps de la tranquillité malgré les horreurs dont il fut émaillé, les injustice, les intrigues et les coups bas. C’est un paradoxe bien extraordinaire que j’en vienne à me souvenir de cette période de la Guerre froide, qui vit la révolution culturelle, les coups d’État de la CIA, les guerres de la décolonisation, l’affreux Vietnam et les guerres du Moyen-Orient, les tensions européennes entre les deux blocs et les interventions soviétiques chez les “satellites”, à Berlin-Est, en Hongrie et en  Tchécoslovaquie, etc., comme d’un temps apaisé où régnait au-dessus du toutes ces terribles agitations une sorte de solidarité entre tous qui nous était imposés par la menace du feu du Ciel.

...Disons qu’il semblait exister encore dans cette époque une espèce de goût pour le rangement, envers et contre tout, une sorte d’acquiescement pour un semblant d’harmonie, bref un semblant de raison, — même si la source, l’inspiration de tout cela était le Diable lui-même puisque le Système existait déjà bien qu’il fût encore loin de sa dynamique de surpuissance qu’on lui voit aujourd’hui... Aujourd’hui justement, tout cela est fini, terminé et dispersé ; aujourd’hui, les fous sont lâchés, plus rien ne retient nos outrances, nos phantasmes et nos illusions. L’apparence de l’ordre nous a abandonnés, à nous de nous arranger du vide ainsi créé... De ce fait, je me trouve transporté dans un autre univers auquel j’ai bien du mal à me faire, dans tous les cas dans l’aspect opérationnel. Je veux dire par là que je n’arrive pas à envisager ni même à imaginer un affrontement entre Russes et Américains, même au niveau le plus bas, qui ne dégénère pas aussitôt vers les plus terribles perspectives. Lorsque le Saker-US se met à comptabiliser et à détailler à partir de la crise syrienne les possibilités d’affrontement entre les USA et la Russie, échelon par échelon, en commençant par le plus bas (l’équivalent du non-affrontement de Berlin de 1961), j’ai vraiment beaucoup de mal à concevoir ces possibilités, notamment de contenir l’affrontement, de le maîtriser, de l’enfermer dans des limites géographiques et technologiques données. Je comprends très bien l’idée d’une “riposte asymétrique” (des Russes) que propose le même Saker US et je la trouve même très attractive et intelligente, mais nullement à mon sens selon l’obligation des Russes pour lesquels il s’agirait de compenser une infériorité qui reste à démontrer ; contrairement à l’hypothèse envisagée d’une riposte à une attaque “ouverte” de la Syrie et des Russie qui amènerait justement une réponse directe et ouverte (défense anti-aérienne directe et immédiate), une telle “réponse asymétrique” répondrait bien plutôt selon moi à des “attaques camouflées” (covert actions) de la part des USA (ou “répond d’ores et déjà” puisque cela semble s’être déjà passé) ne relevant absolument pas de l’affrontement direct et retrouvant certains schémas de dissimulation des affrontements face-à-face inévitables de la Guerre froide.

C’est lorsqu’on en vient au schéma ouvert, public, d’une guerre perçue et documentée comme telle par les grands canaux de la communication que se pose la question que juge insoluble : limiter l’affrontement à ceci et cela, contenir l’affrontement à ce cadre limité ? Penser que l’un des deux, qui nécessairement serait perçu aux yeux du monde survolté comme “vaincu”, ou dans tous les cas comme “plus faible”, puisse en rester là, alors qu’il lui reste tant de chose dans sa musette, et jusqu’au pire du pire qu’on connaît bien ? J’arrive vraiment très difficilement à envisager cela, sans savoir en aucune façon si j’ai raison ou tort ; je veux dire qu’on ne peut concevoir à mon sens un tel engagement à ciel ouvert, comme une guerre classique, avec des manœuvres, des renforcements, des replis, une tactique élaborée, etc., et finalement une pause ou une sorte d’armistice, donc espérer le contenir dans des bornes qui éviteraient le pire avec des adversaires disposant chacun d’une telle puissance ; et cela, d’autant moins, et c’est même une fatalité de quasi-impossibilité à cet égard, que règne à Washington le climat antirusse hystérique de la communication, de déchaînement psychologique complet, qui est absolument un désordre que nul actuellement ne peut espérer maîtriser en aucune façon, qui deviendrait un ouragan absolument dément en cas d’un engagement direct...

Par contre, et là je diffère à nouveau, je serais conduit à penser que le facteur public interne, essentiellement et fondamentalement aux USA, et sans aucun doute d’une façon bien plus significative et avec un effet immédiat sur la situation, pourrait très rapidement jouer un rôle capital, justement à cause de la menace nucléaire. Je me rappelle, comme précédent qui m’inspire pour cette hypothèse, l’extraordinaire explosion de manifestations pacifistes aux USA (en plus de l’Europe) en 1981-1982, parce qu’on s'était mis assez brusquement à évoquer la possibilité d’une guerre nucléaire ; la façon dont, tout aussi brusquement, cette perspective nucléaire avait fait naître un mouvement de contestation d’une puissance stupéfiante témoignant d’une très grande tension dissimulée. Il était alors question (depuis décembre 1979 et la “double décision” de l'OTAN) des “euromissiles” en Europe et il y eut, d’autre part, le phénoménal effet psychologique de communication, – la communication toute-puissante, déjà elle, – d’un documentaire-fiction, The Day After, montrant la situation catastrophique du monde après un échange nucléaire stratégique.

Dans ces temps incertains où les événements et les sentiments évoluent si vite, et dans l’atmosphère survoltée régnant aux USA, je pense que l’on pourrait envisager une nouvelle explosion populaire de cette forme dans le bloc-BAO, mais particulièrement et essentiellement aux USA bien entendu. (En Russie, on aurait au contraire un très fort renforcement du patriotisme pour la défense de la patrie russe, mais à mon sens nullement agressif vers les USA tant la population russe comprend bien, instruite par l’expérience soviétique, combien la population des USA est prisonnière de sa direction.) A cause des positions des uns et des autres dans le cadre du bloc-BAO et de la situation générale qui ne cesse de se charger de cet absurde antagonisme de l’affrontement bloc-BAO-Russie qui n’a aucun sens politique réel sinon les manigances du Diable inspirant le Système et les dirigeants-Système, tout cela s’inscrirait aussitôt, aux USA toujours, dans le cadre plus général de la problématique critique de la globalisation et de ses forces déstructurantes qui sont aujourd’hui si fortement mises en cause. Il y aurait ainsi une cohérence entre un mouvement pacifiste de cette sorte et l’interrogation critique de l’antagonisme antirusse, et le rejet de la globalisation qui est la marque principale de la campagne.

Le plus important dans cette hypothèse est évidemment le cas de la situation interne des USA, où la fureur contre l’establishment, contre le Congrès, contre le gouvernement, avec des taux de soutien allant de pas plus de 15% à moins de 10%, est à son comble parallèlement à l’hostilité à la globalisation que toutes ces institutions favorisent, dans une mesure qu’on n’a bien entendu jamais connue auparavant. Dans ce climat actuel intérieur, avec une campagne présidentielle complètement hors de contrôle et une fureur partisane formidable dans le public, avec une opinion complètement mobilisée et déjà sur le pied de guerre de la communication, il me semble bien qu’on ne peut en aucun cas écarter l’idée qu’on pourrait assister à de tels mouvement spontanés très puissants ; rapidement, une telle réaction pourrait passer, comme une chose naturelle, à une mise en cause directe de la politique belliciste et agressive de l’establisment-Système, parce que cette politique belliciste pouvant mener à l’affrontement avec les Russes sans raison autre qu’un déchaînement psychologique représente un de ces “privilèges” monstrueux qui est le caractère de l’establishment en même temps qu’un des principaux traits de sa décadence catastrophique... Et, pour y venir naturellement, un Trump jouant à nouveau son rôle d’“outil utile” serait conduit, sinon forcé à juger qu’il est intéressant d’inscrire le mouvement qui le porte et le force dans une telle dynamique, directement dans la rue, mettant en cause toutes les élites-Système, y compris les républicains bien entendu, et ralliant une part importante de la gauche des militants démocrates, avec la résurgence de leur sentiment antiguerre. (Il y a eu une sorte de précédent : c'est en bonne partie la pression populaire, mais indirecte par le biais des sondages et des réticences du public que ressentirent les parlementaires, que fut enrayée début septembre 2013 la marche vers une attaque US du régime syrien, suite à l'attaque chimique mentionnée plus haut.)

Un tel prolongement serait d’un remarquable symbolisme, puisqu’il fusionnerait d’une façon décisive les deux principales crises actuelles formant la crise haute (la crise syrienne et la crise USA-2016), qu’il s’imposerait comme le double vertueusement inverti de l’intrusion que l’establishment a imposée de son hostilité à la Russie dans la campagne présidentielle. Il formerait le symbole décisif de la crise d’effondrement du Système, activant la phase ultime de cet effondrement.... Tout cela n’est pas de la politique-fiction mais de la métahistoire-fiction, et comme telle est la métahistoire, beaucoup plus susceptible d’utiliser la fiction pour annoncer sa venue que la politique dépendant des seuls sapiens.