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2146C’est essentiellement son titre qui doit attirer et retenir l’attention, dans tous les cas pour notre compte, dans l’article du 11 janvier 2018 de ZeroHedge.com, qui reprend un article de Lance Roberts, dans RealInvestmentAdvice.com le même jour : « La seule chose dont il faut avoir peur c’est de l’absence de la peur elle-même » (“The Only Thing We Have To Fear Is The Lack Of Fear Itself”). La formule paraphrase en l’inversant d’une manière à première vue paradoxale le mot fameux de Franklin Delano Roosevelt lors de son discours de prestation de serment de son premier mandat, le 5 mars 1933, alors que le pays est au fond du fond du grand Trou Noir de la Grande Dépression, au bord d’une désintégration qui dépasse largement l’économie, qui est politique au plus haut niveau, qui est psychologie fracassée, qui concerne l’ontologie même de la chose. D’ailleurs, l’exhortation est de type psychologique et nullement économique : « La seule chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même » (“The only thing we have to fear is the fear itself”).
Nous parlons ici, on le comprend, essentiellement dans le champ du domaine symbolique, aussi nous attacherons-nous fort peu à l’aspect technique de l’article, long, très fourni, très spécialisé comme nombre d’économistes et d’experts économistes affectionnent de faire. Il faut aussi signaler que le titre, qui nous a tant marqué en mobilisant à lui seul notre attention, est de ZeroHedge.com et nullement de l’original de RealInvestmentAdvice.com, et qu’on ne retrouve nulle part la formule dans l’article de Lance Roberts. Extrayons tout de même de l’article deux courts extraits qui justifient et renforcent l’aspect (psychologique) qui nous intéresse dans le titre. (Dans un des deux extraits, il est question de “l’index de l’absence de peur”, formé à partir de références diverses portant sur le sentiment des “boursicoteurs” et investisseurs, de leurs perspectives, des jugements qu’ils portent sur la situation, etc.)
« Le numéro de fin d’année de ma lettre d’information a amené le commentaire suivant de Seeking Alpha :
» “Un coup d’oeil sur les chiffres de l’année dernière [à Wall Street] et je me sens réconforté et plein de satisfaction. Je lis un article comme celui-ci [de Roberts] et tout mon apaisement disparaît comme s’il n’avait jamais existé. Lire cet auteur, c’est comme prendre un médicament, c’est bon pour les résultats de vos investissements mais ce n’est certainement pas très drôle. J’imagine que c’est tonifiant d’écrire de telles choses, un peu comme ‘c’est pour votre bien’. D’accord. Mais la chose triste, c’est qu’il s’agit probablement d’un avertissement raisonnable pour le désastre qui arrive. Je peux bien sûr tuer le messager, et puis qu’on me laisse jouir au soleil de mon succès jusqu’ici. Demain nous serons morts, vous savez, alors mangez, buvez et amusez-vous. C’est bon jusqu’à ce que cela n’existe plus.” [...]
» Avec l’index de “l’absence de peur” à de tels records d’envolée, du jamais-vu, qui voudraient entendre l’argument selon lequel les choses ne continueront pas dans ce sens ?
» Mais, n’est-ce pas exactement la raison pour laquelle nous DEVRIONS être très préoccupés à propos de ce qui va suivre ?... »
Il est vrai que l’année 2017 a été exceptionnelle pour Wall Street, suivant une autre année exceptionnelle et ainsi de suite, tout cela avec des records de plafond battus à de nombreuses reprises, y compris et même surtout avec l’arrivée de Trump dont le discours et les pratiques à la fois charlatanesque et de pure téléréalité sont de la sorte à impressionner cette sorte de psychologie qui est à l’œuvre ici. On aurait tort de s’en réjouir pour une autre raison que celles exposées par nos auteurs : nous avons définitivement perdu la référence classique, quasiment comptable, de nos crises depuis le XVIIIème-XIXème siècle, y compris pour les hommes politiques, ceux qui en théorie exercent le pouvoir. Songez à ce que furent, en termes d’événements, de remous, d’incohérences politiques, de manipulations nihilistes, de tensions et de menaces, d’effondrement psychologique, ces deux années, et les autres avant elles, et comparez cela avec l’exubérance absurde et quasiment maniaque de Wall Street. Si ce n’était cette époque postmoderne avec ses gigantesques moyens de simulacre, avec sa puissance de la communication, le marché boursier se serait effondré à plusieurs reprises, – d’ailleurs, comme l’annoncent régulièrement les analystes financiers, avec les meilleures raisons selon leur point de vue, la logique qu’ils utilisent, la situation dont ils croient faussement qu’elle est perçue par les “opérateurs” comme eux-mêmes la perçoivent.
A partir de ces constats, il est même vain et finalement stupide de définir la situation par le classique et dépité “Nous naviguons à vue”. La vérité à cet égard est qu’en plus de n’avoir plus de références, plus de bornes émettrices, plus de radar ni de sonar, plus de cornes de brume, nous naviguons dans le brouillard le plus épais, – “the fog of the Great Crisis” comme il y a “the fog of war”, – alors, nous naviguons en aveugle et nous sommes pires que des sourds-muets parce que la parole que nous nous dispensons à nous-mêmes est faussaire, trompeuse, simulacre pur. Les anglo-saxons de la corbeille électronique ont des expressions qui font bien l’affaire : “It’s music for your ears” pour décrire l’enchantement que vous procurent un discours, un bruit, une perception si agréable pour votre psychologie et votre jugement de plaisir ; mais il y a aussi, “la musique s’est arrêtée” (réplique fameuse de Margin Call [*]), pour signifier que les marchés financiers ne fonctionnent plus et que l’effondrement est là, – alors que, pour nous, justement, rien ne s’effondre, que les marchés tiennent par pur phénomène de lévitation, que la musique semble continuer sur un rythme endiablé mais que c’est celle du “joueur de flûte de Hamelin” (Der Rattenfänger von Hamelin des frères Grimm) ; c’est cette musique aussi fascinatoire et faussaire que celle du charmeur de serpent, et qui mène les rats (pardon, les sapiens) vers leur destin funeste de la noyade volontaire, comme s’ils comprenaient dans un sens complètement inverti puisqu’ils y restent, le fameux adage “les rats quittent le navire”.
Même si elle est remarquable et semble spécifique parce qu’illustrée par le marqueur à la réputation formidable qu’est la variation des indices boursiers, et principalement celui de Wall Street, cette attitude de “l’absence de la peur elle-même” est renouvelée un nombre considérable de fois, si l’on veut d’une façon sectorielle, dans un monde devenu Système et de plus en plus hermétiquement cloisonné en autant de systèmes (ou sous-Système) qu’il y a d’activités différentes et parties prenantes de la postmodernité.
Chaque sous-Système exerce sur son domaine une intolérance absolue à tout ce qui n’est pas la tolérance et la liberté d’éprouver cette “absence de la peur elle-même”, laquelle “absence” est obtenue grâce à l’ivresse fascinatoire d’une activité paroxystique magnifiée par la communication, – comme dans le cas de la Bourse, chaque secteur avec ses moyens propres et selon ses activités. Cette intolérance absolue porte justement sur la formule du titre (« La seule chose dont il faut avoir peur c’est l’absence de la peur elle-même »), en la renversant pour qu’elle soit acceptable : “La seule chose dont il est interdit d’avoir peur c’est de l’absence de la peur elle-même”. Ainsi, chaque sous-Système donne-t-il un diagnostic faussaire symbolisé par une musique pleine d’allant et résolument tournée vers l’“éternel présent”, – ou Big Now pour les amis. (L’instant actuel où il est proclamé que tout va bien, que la musique continue, et qu’on espère voir durer ce cirque jusqu’à ce que le présent devienne le futur lui-même, acquérant ainsi une sorte d’éternité.)
Tout semble bouger du fait de l’activité humaine pour sembler donner le résultat intégré d’une espérance collective mais en fait il ne s’agit que d’un certain nombre de bulles placées côte-à-côte et dansant comme à la Saint-Guy, chacune sa cacophonie du bonheur postmoderne, les unes et les autres partageant leur commun simulacre pour arriver à la conclusion que le simulacre c’est la vérité, – ou disons la “nouvelle Vérité”, – de la Vérité-révélée à la Vérité-fabriquée. Dans le même film Margin Call, le PDG John Tuld (*) rappelle au chef des traders Sam Rogers (Kevin Spacey, alors au-dessus de tout soupçon) qui s’est trouvé obligé de sacrifier son équipe en la lançant dans la vente des avoir “toxiques” présentés comme des produits sains, la permanence du rythme des effondrements financiers comme une nécessité du capitalisme, de ce sous-Système, une façon de “purger” la machine. En 2015, effectivement, nous attendions cet effondrement, confiant dans les enseignements du passé et ignorant encore jusqu’à quel degré de simulacre la surpuissance du Système peut nous conduire. Aujourd’hui, nous savons, – comme chansonnait le philosophe Jean Gabin ou comme philosophait le sage Don Rumsfeld, – “nous savons que nous ne savons rien”. Le “fog of the Great Crisis” est quelque chose de complètement inédit, et en nous privant par sa surpuissance de ces alarmes qui permettent une réparation de la chose, en réalisant après 2008 une simulation de réparation (simulacre) permise par la surpuissance du Système, nous avons confirmé involontairement l’ouverture de la voie vers l’autodestruction.
La musique ne s’est pas arrêtée ; elle continue, folle et endiablée, trompeuse et faussaire, “La java du diable”, et elle nous interdit, non seulement d’entendre venir l’effondrement, mais même d’entendre enfin que nous sommes en train de nous effondrer.
Mis en ligne le 12 janvier 2018 à 17H15
[*] Extrait du dialogue du film, où le PDG John Tuld (Jeremy Iron) interroge le jeune prodige de l’analyse financière Peter Sullivan (Sachary Quinto), avant d’ordonner en catastrophe la liquidation de tous les avoirs “toxiques” de la banque : “Vous voulez dire, jeune homme, que la musique est sur le point de s’arrêter, dans les heures qui viennent, c’est cela ?” “Non monsieur, je ne dirais pas exactement cela, je dirais plutôt que la musique s’est arrêtée déjà depuis quelques jours” ...
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