La question du virtualisme, — sous une forme ou l’autre — commence à être débattue publiquement et sérieusement

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La question du virtualisme, — sous une forme ou l’autre — commence à être débattue publiquement et sérieusement


Nos lecteurs connaissent notre goût pour le virtualisme. Nous en parlons souvent,  —encore récemment dans notre Messagerie.

Bien qu’il ne s’agisse que d’un “moyen”, d’une façon de voir (de ne pas voir) le monde, d’une sorte de “comment” si l’on veut (“comment ne pas être confronté à une réalité qu’on tient pour peu aimable”), — le virtualisme s’avère également être une idéologie, et nous dirions même qu’il s’agit de l’idéologie pure, celle qui n’a plus d’objet, qui propose simplement la structure d’un réel différent du réel. En quelque sorte, chacun pourrait y mettre ce qui lui importe. On comprend évidemment que c’est la puissance des moyens de communication qui permet un tel phénomène en créant un nombre important de foyers de réverbération de la dialectique de construction d'un réel différent à la place du réel, jusqu’à faire croire à l’existence de ce faux-réel, jusqu’à établir les complicités humaines qui garantissent une affirmation importante de cette existence.

Le problème est que ces moyens de communication sont neutres. Le système étant ce qu’il est, il a tenu également à diffuser globalement ces moyens de communication, comptant bien en faire un moyen de rapport d’argent exceptionnel (le “e-commerce”, passant par Internet). Que cela ait réussi ou pas (en volume de bénéfices) n’a aucun intérêt (façon de parler). La seule chose qui importe est que, ce faisant, on a mis dans les mains de gens jusqu’alors sans moyens de faire entendre leurs voix, un outil de diffusion de leurs voix. La conséquence est l’utilisation des moyens de communication pour des causes et des débats de plus en plus inattendus, pour le système globalisant dans tous les cas. (Un des premiers exemples des effets de ce phénomène de confiscation de l’outil par le public fut le commentaire de la guerre du Kosovo.)

Il y a aujourd’hui autour de 700 millions d’utilisateurs privés d’Internet. Les créations de sites vont dans le même sens. Nous-mêmes, à dedefensa.org, nous n’aurions jamais pu imaginer, il y a un quart de siècle, travaillant dans un “journal-papier”, qu’un homme seul puisse faire un “journal d’opinion” (sans le moindre doute) dont le lectorat minimum (sans compter la duplication personnelle réalisée par les lecteurs) est en moyenne autour de 1.000 personnes par jour.

Des exemples très récents ont confirmé les fantastiques capacités des systèmes de communication, utilisés à fond contre le système globalisant et déstructurant. Le vote espagnol en est un exemple confondant, l’exemple parfait du blowback (terme de la CIA pour désigner les conséquences malheureuses et involontaires d’initiatives secrètes d’interventions extérieures) : ce que nous nommons le système, qui est nécessairement du côté de GW et d’Aznar puisqu’il les a enfantés (leur médiocrité et leur vanité commune en sont le témoignage irréfutable), a fourni au citoyen le moyen, quasiment en temps réel, de se payer une équipe au pouvoir qui tenait tous les moyens habituels du gouvernement par dissimulation et par démagogie. (Exact : il y a une démagogie de l’“impopularité apparente”, celle de Aznar, se vantant de ses 90% de défaveur pour son engagement dans la guerre en Irak à l’instar de Blair à Londres, parce que ces dirigeants postmodernes ont gardé assez de sentimentalisme pour croire que l’impopularité suffit à faire un grand homme ; parce que, d’autre part, à malin malin et demi et même trois-quarts, le même Aznar était sûr de tenir, — on dira un peu lestement “par les cojones” — les Espagnols grâce à ses résultats économiques, soutenus par une forte majorité.)


Où l’on commence à se douter de quelque chose

Si nous nous attachons à ce sujet aujourd’hui, c’est parce qu’il nous semble que le phénomène du virtualisme, — quelque nom qu’on lui donne ou ne lui donne pas — commence à faire l’objet d’un intérêt en tant que tel. De plus en plus de commentateurs s’interrogent sur cette étrange démarche de leurs dirigeants qui semblent évoluer comme s’ils ne faisaient plus partie du monde réel. C’est exactement le cas, bien plus que toutes les explications de complots et de mensonges : il n’y a ni complot ni mensonge, car nos braves dirigeants postmodernes évoluent dans un univers structuré et non dans une politique semée d’accidents nommés “complots” et “mensonges”. Complots et mensonges étant devenus la structure même de leur univers, toute considération morale défavorable disparaît puisque la morale régnante est également celle de ces structures. (Car nos dirigeants sont des gens moraux, il est hors de question de le nier : arrogants, vaniteux, médiocres, mais au fond pas méchants pour un sou.)

On trouvera dans notre rubrique Nos choix deux exemples intéressants de cette évolution des commentaires, où l’on voit les commentateurs, de plus en plus, s’interroger sur la situation et/ou tenter de l’interpréter du point de vue de la réalité, plus que de dénoncer les mensonges et les incohérences.

• Il y a l’article de Michael S. Lind, « Successful Strategic Bombing » qui propose une interprétation de la crise espagnole mettant en scène des acteurs/ des adversaires qui ne sont pas dans le même univers.

• Il y a l’article de l’historien Robert Higgs, qui se pose diverses questions sur l’équilibre mental de GW Bush, et, surtout, sur le fait de savoir si le président des États-Unis évolue dans le même univers que nous.


Réponse à un lecteur : une tentative (très) rapide de définition sommaire de ce que nous entendons par “virtualisme”

Un lecteur nous pose, à la date du 25 mars (dans le Forum), une intéressante question en même temps qu’il cite un texte de George Soros, devenu un des commentateurs du virtualisme ambiant, — Soros désignant, en bon spéculateur boursier, le virtualisme qu’il observe sous la forme de “bulles” :


« Ce rapprochement entre virtualisme et bulle financière mène à se poser la question suivante : le virtualisme est-il un phénomène structurel de notre temps, un phénomène de fond, en quelque sorte ? Ou bien notre époque se caractériserait-elle plutôt par des accès (conjoncturels) de virtualisme, un peu comme la Bourse fait de temps en temps des bulles financières ? Philippe Grasset a-t-il une opinion sur ce point ? »


Notre réponse serait plutôt que le virtualisme est structurel désormais, mais que notre époque extrêmement riche parvient à créer un structurel qui se manifeste sous forme conjoncturelle, donc un structurel paradoxalement instable. Mais l’explication nous semble aisée, loin du paradoxe facile finalement : le virtualisme ne transforme pas la structure du monde, il crée une autre structure (voire plusieurs structures, s’il y a plusieurs virtualismes à l’oeuvre). A côté, la structure de la réalité subsiste. Il y a affrontement entre le virtualisme et la réalité, ne serait-ce que parce que les outils du virtualisme sont également utilisés, a contrario par le réel, comme on le voit dans le cas espagnol. (En fait : au plus le virtualisme se renforce, au plus il donne au réel, avec ses propres outils, le moyen de le contester, — intéressante circonstance, bien sûr, qui fait que nous ne sommes qu’à 50% dans le 1984 de Orwell.)

La situation étant que plusieurs structures s’affrontent et prennent le dessus alternativement, on a l’impression d’un désordre conjoncturel alors qu’il s’agit d’un affrontement de structures. La vraie caractéristique qui doit nous faire penser qu’il y a structure et non conjoncture, c’est que les acteurs de la structure virtualiste croient absolument aux données du monde virtualiste où ils évoluent (voir l’exemple de John Hamre). Il s’agit là, avec cette ferme croyance, d’un comportement de type structurel, et nullement conjoncturel.