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136627 octobre 2009 — Le programme JSF est entré dans une période délicate, dont les fondations ont été mises en place cet été. Des facteurs intérieurs et extérieurs se combinent pour rendre cette phase délicate.
• Le point principal intérieur, nous l’avons vu ce 24 octobre 2009, concerne la prochaine livraison du rapport JET à la direction civile du Pentagone. Il s’agit de l’annonce des probables résultats de l’enquête du Joint Team Assessment (JET), institué par la direction politique du Pentagone comme la référence technique pour évaluer l’état du programme JSF. Il semble que ces résultats confirment, sinon aggravent le rapport précédent (2008) qui faisait état de fortes augmentations de coûts et de délais. D’une façon générale, Lockheed Martin (LM) a présenté l’argument qu’il ne s’agit pas d’une surprise puisque le rapport JET ne prend pas en compte ses “nouvelles méthodes” de travail. (A la fin août 2009, les partisans de LM faisaient savoir que le rapport 2008 du JET avait pris en compte des références dépassées et que l’équipe JET rétablirait la vérité en se rendant à l’évidence de la “réalité-LM” dans son nouveau rapport. Ce n’est pas le cas.)
Dans tous les cas, LM a réagi à la publication dans InsideDéfense.com des premiers échos sur le rapport JET par un communiqué avec l’habituelle argumentation: nous avons de nouvelles méthodes de travail que JET ne connaît pas, il est trop tôt pour conclure, etc.
«Lockheed Martin and our industry partners recognize the Joint Estimate Team's earnest efforts to predict F-35 program costs and schedules as part of the annual DoD budget planning process. However, we disagree with their conclusions, which we believe are driven by legacy-based assumptions regarding the time required to deliver the remaining SDD aircraft, complete development, and conduct the flight test campaign.
«The program is early in the flight test phase, so it is much too soon conclude that the expected payoffs will not be realized. Lockheed Martin acknowledges that modest risks to our cost and schedule baselines exist, but we envision no scenario that would justify a substantial delay to completion of development or transition to production milestones.»
Le nouveau rapport JET introduit un facteur explosif dans l’évolution du programme JSF. Il faut voir maintenant ce que va en faire la direction civile du Pentagone, tandis que le Congrès, lui, attend désormais de pied ferme les explications et évaluations de ce même Pentagone sur le programme JSF. On peut observer que la direction politique du Pentagone se trouverait dans une position délicate si le rapport JET est confirmé, dans la mesure où elle a considéré que ce rapport devrait être une référence capitale de son évaluation de la situation du programme. Le point concret principal est de type légal: si le JSF tombe dans les limites de la loi Nunn-McCurdy, il doit être abandonné ou restructuré. Le premier terme de l’alternative étant officiellement et furieusement considéré comme une “non-option” du type dément, il faudrait envisager une restructuration qui se paierait au moins en temps perdu et en coûts supplémentaires, et constituerait un affreux et potentiellement mortel handicap pour le programme – qui n’en a pas besoin. Sur ce front, la situation est donc en suspens.
• C’est sur le front extérieur qu’il y a du nouveau, avec un article du Times, dimanche 25 octobre 2009. Le quotidien britannique annonce que la Royal Navy a accepté une restriction majeure pour sa planification: l’abandon de son second porte-avions, dans tous les cas dans la forme prévue, éventuellement remplacée par un porte-hélicoptères en 2018. Ce choix est accompagné de la réduction de la commande de JSF afférente initialement aux deux porte-avions, de 136 à 50. Le point le plus important pour notre propos est que la décisions est attribuée par le Times au coût en augmentation constante du JSF, chiffré dans cet article à £90 millions jusqu’à au-delà de £100 millions l'exemplaire (autour de $150 millions et au-delà).
«The Royal Navy has agreed to sacrifice one of its two new aircraft carriers to save about £8.2 billion from the defence budget. The admirals, who have battled for a decade to secure the two new 65,000-ton carriers, have been forced to back down because of the soaring cost of the American-produced Joint Strike Fighter (JSF) aircraft due to fly off them. […]
»It is too late for the navy to renege on contracts to build the two carriers, the Queen Elizabeth, due to go into service in 2016, and the Prince of Wales, due to follow in 2018. Although the second carrier will be built, it will be used as an amphibious commando ship, with only helicopters on board instead of JSF aircraft. […] The decision to have only one new aircraft carrier will cut the number of JSFs to be flown by RAF squadrons from 138 to about 50, saving £7.6 billion. At current prices, the aircraft will cost close to £90m each, but this could rise to more than £100m.»
• Ce développement vient évidemment comme une confirmation d’un rapport hollandais de l’analyste Johan Boeder sur les perspectives de vente du programme, qui réduit ces perspectives à la moitié du chiffre avancé par Lockheed Martin. (Ce rapport est présenté par ailleurs dans notre Bloc Notes de ce 27 octobre 2009.)
@PAYANT Le programme JSF nous invite à entrer dans ce monde nouveau qui est le nôtre, créé par notre système et où s’abîme notre système; cela est bien illustré par les dernières nouvelles du programme, autant qu’autour du programme. Ce monde nouveau est celui d’une logique renversé, d’une réalité mise sens dessus-dessous par le développement du “technologisme”, caractérisé par le Russe Rogozine le 30 juillet 2008 à l’OTAN. Rogozine parlait de la politique extérieure de l’Ouest et de l’OTAN; ici, l’on applique la formule à des développements intérieurs qui sont, du point de vue de la sécurité nationale objectivement considérée, c’est-à-dire sans se prononcer sur le bien-fondé de ces développements, absolument fondamentaux.
En effet, le JSF intervient dans deux cas:
• Du point de vue de la puissance militaire des USA, il a emprisonné l’ensemble du processus de rééquipement et de modernisation des forces aériennes de combat de cette puissance dans lui-même, alors qu’il ne cesse de montrer des signes de faiblesse structurelle tels qu’on peut craindre son effondrement. Que reste-t-il si le pire se produit? Face à cela, le constructeur ne cesse de répondre: toutes vos alarmes sont dépassées parce qu’elles portent sur le présent, alors que le futur obligera nécessairement à reconnaître le triomphe de la chose. En d’autres termes, il est interdit de mesurer la catastrophe en cours selon l’argument qu’elle enfantera effectivement un triomphe. La logique du technologisme est ici irréfutable: on ne peut juger ses effets sur la réalité présente puisque son accomplissement n’existe que dans l’avenir qui sera nécessairement progressiste.
• Le cas britannique est plus concret. Il caractérise encore plus le cas de “sens dessus-dessous”. Le destin d’un navire de la puissance d’un porte-avions de plus de 60.000 tonnes est entièrement dépendant, dans sa dimension budgétaire, de l’un des systèmes qu’il porte. En termes fondamentaux, le porte-avions est une catégorie de navires, c’est-à-dire qu’il est une fin en soi pour une mission et une stratégie données; l’avion qu’il embarque est un moyen de cette fin en soi parmi d’autres, et ce moyen doit évidemment pouvoir varier. (Il est évidemment archi-connu qu’un porte-avions, qui a une durée de vie qui s’exprime en décennies, doit connaître plusieurs générations de ces “moyens” qu’il embarque; le porte-avions USS Enterprise, premier porte-avions US à propulsion nucléaire entré en service en 1961 et toujours en service aujourd'hui, a commencé ses opérations, au niveau des avions de combat, avec le F-8 Crusader et le A-4 SkyHawk, puis avec le F-4 Phantom II, le A-6 Intruder et le A-7 Corsair II, le F-14 Tomcat, le F/A-18 Hornet, soit sept types d’avions et au moins quatre générations d’avions qui se sont succédés; l’existence du navire ne peut dépendre, par définition, du “moyen”.) Le JSF renverse complètement la proposition: le “moyen” devient la condition fondamentale, jusqu’à sa mort, de la “fin en soi”. Une fois encore, le technologisme triomphe jusqu’à l’inversion et à la catastrophe: le JSF en est porteur donc il est intouchable; si la “fin en soi” n’arrive pas à s’y adapter, tant pis pour elle.
Certes, de tout cela rien n’est acquis et l’on aura encore bien des rebondissements, la saga du JSF devant nous occuper encore quelques années. Mais c’est bien la forme du raisonnement qui est imposée par ce monstre, et l’acceptation qui en est faite par les dirigeants, qui sont remarquables. On débat certes du sort des commandes, des modifications, des mesures de sauvegarde s’il y en a, etc., mais aucune révolte contre cette forme de pensée qu’impose le technologisme. Il n’y a aucune révolte de l’esprit critique, contre une révolution copernicienne de la pensée qui conduit à tenir l’absurde pour raisonnable; manifestement, l’esprit critique ne fait pas partie du programme JSF. Il y a simplement l’hébétude de la pensée générale et, un étage en-dessous, ou bien au sous-sol disons, la marche en avant de la bureaucratie du technologisme qui commence à affoler de plus en plus sévèrement la communauté des comptables, laquelle voyant, calculettes en batterie, les réalités budgétaires s’effriter à une vitesse très progressiste, elle aussi digne du technologisme.
On ne doit pas être sans constater évidemment une remarquable et complète similitude d’évolution, autant dans le rythme que dans la plongée dans l’absurde, entre le programme JSF et la guerre en Afghanistan, telle que nous l’observons ce même 27 octobre 2009. La logique de l’absurde règne. On retrouverait d’autres domaines où la chose progresse également, parallèlement et d’un même pas. La tyrannie du technologisme s’exerce partout, avec une même rigueur, un totalitarisme et un absolutisme semblables. La “feuille de route” n’autorise ni réplique, ni réserve. De son côté, la réalité, dont la tête est partout mise à prix, s’obstine avec une remarquable obstination.