La référence suprême

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La référence suprême

15 août 2007 — Il y a 5 ans, alors qu’on préparait l’attaque de l’Irak, ils ne parlaient tous que de Rome. Washington était devenu la nouvelle Rome et les USA l’Empire du Monde, réplique postmoderne du plus grand empire qu’ait connu le monde. C’était l’image favorite des analystes et des neocons. Aujourd’hui, l’image est reprise, — mais pour la chute.

C’est le 7 août que David Walker, le Comptroller General des USA (il dirige le GAO, ou Government Accounting Office, l’équivalent de la Cour des Comptes), a fait un discours à Chicago: «Transforming Government to Meet the Demands of the 21st Century».

Une première allusion est faite à l’empire romain au début du discours : «Throughout history, many great nations have also failed to survive. I should point out that the longest-standing republic and the major superpower of its day no longer exists, and that’s the Roman Republic. More on the Roman Republic later.»

Puis le passage qui attire, tardivement mais significativement, notre attention:

«America is a great nation, probably the greatest in history. But if we want to keep America great, we have to recognize reality and make needed changes. As I mentioned earlier, there are striking similarities between America’s current situation and that of another great power from the past: Rome.

»The Roman Empire lasted 1,000 years, but only about half that time as a republic. The Roman Republic fell for many reasons, but three reasons are worth remembering: declining moral values and political civility at home, an overconfident and overextended military in foreign lands, and fiscal irresponsibility by the central government. Sound familiar? In my view, it’s time to learn from history and take steps to ensure the American Republic is the first to stand the test of time.

»Please don’t misunderstand my message today. Things are far from hopeless. Yes, it’s going to take some difficult choices on a range of issues. But I’m convinced America will rise to the challenge, just as we did during World War II and other difficult times.

»What’s needed now is leadership. The kind of leadership that leads to meaningful and lasting change has to be bipartisan and broad-based. Character also counts. We need men and women with courage, integrity, and creativity. Leaders who can partner for progress and are committed to truly and properly discharging their stewardship responsibilities.

»But leadership can’t just come from Capitol Hill or the White House. Leadership also needs to come from Main Street.

»It’s time for the three most powerful words in our Constitution—“We the people”—to come alive. As I said earlier, the American people are going to have to become better informed and involved as we head toward the 2008 elections. And the next President, whoever he or she may be, and whichever party he or she represents, should be prepared to use the bully pulpit of the Oval Office to push needed reforms. If these things happen, we have a real chance to turn things around and better position ourselves for the future.»

C’est le Financial Times (FT) qui, le premier, a attiré l’attention sur le discours jusqu’alors passé inaperçu, dans ses éditions du 14 août. Il est manifeste que le FT a été alerté par des sources proches de Walker sur ce discours, alors que les événements entre le 7 et le 14 août (crise financière) ont amplement justifié son contenu et la référence symbolique faite à la chute de l’empire. Le FT présente le discours de cette façon :

«The US government is on a ‘burning platform’ of unsustainable policies and practices with fiscal deficits, chronic healthcare underfunding, immigration and overseas military commitments threatening a crisis if action is not taken soon, the country’s top government inspector has warned.»

Le reste de la presse MSM (aux USA) a réagi de façon très contrastée, certains mentionnant le discours, d’autres le passant sous silence. D’une façon générale, la chose n’a pas fait les gros titres et nous rappelle, par exemple, le “traitement” fait à des déclarations de Zbigniew Brzezinski sur l’attaque 9/11 et de possibles provocations du gouvernement US. Nous parlions à son propos de la «“politique instinctive” des grands médias MSM, leur prudence paradoxalement censoriale mais n’impliquant pas une censure complète». C’est un peu la même discrétion gênée, mais néanmoins l’inévitable écho pour ces déclarations de Walker. On comprend la raison de cette attitude. Walker va beaucoup plus loin dans le fondement de son évocation que Brzezinski, mais il s’agit de la même veine : la mise en cause du fonctionnement du système lui-même, — peu ou prou, le système mis en cause, sinon en accusation.

L'empire menacé par lui-même

Il y a trois choses dans la déclaration de David Walker et autour d’elle:

• La position officielle de l’orateur. Walker est un des hauts personnages du système et il est, par nature, hors du jeu des partis. Son intervention a le poids de cette position de neutralité politicienne, comme on dirait de l'interventon d'un “sage”.

• La vision globale de son avertissement, de l’irresponsabilité fiscale aux engagements de politique extérieure, à l’installation d’une fausse prospérité sur un océan de dettes. C’est tout un monde, une civilisation qui sont ainsi évoqués.

• Malgré la référence aux engagements extérieurs, l’absence d’évocation d’une responsabilité extérieure de la situation. (Pas un traître mot sur le terrorisme.)

… Mais d’abord, la référence symbolique, même si Walker le fait assez prudemment («Please don’t misunderstand my message today. Things are far from hopeless.»). La référence à Rome est la référence suprême de la puissance US ; référence de son orgueil ou de sa vanité (de son hubris); désormais, référence évoquant le double sombre de l’empire. Référence assez mystérieuse, et d’autant plus mythique: la cause de ce qu’on nomme “la chute de l’empire romain” reste, aujourd’hui encore, un cas historique discuté. On ne sait pas vraiment pourquoi Rome est tombé, ni même ce que “tomber” signifie dans ce cas. Référence d’autant plus mythique que la chute de l’empire romain est aussi la fin d’une ère, la fin d’un temps historique, une affaire fondamentale de civilisation, un bouleversement de la substance même de notre Histoire. Il y a, aujourd’hui, dans toutes les agitations et surtout des agitations qui semblent de plus en plus dénuées de sens que connaissent le monde et d'abord les USA, une sensation irrésistiblement grandissante de fin d’époque, de fin de civilisation. La crise climatique élargit encore la perception d’une époque catastrophique, où l’on n’a jamais autant parlé d’apocalypse et d’Armageddon.

Comme on dit, le discours de David Walker a touché un nerf à vif. Pour cette raison, on en parle peu ou on en parle d’une façon effrayée ou silencieusement stupéfaite; en un mot paradoxal qu’on s’autorisera, on en parle d’une façon muette, sans trop oser commenter, sans trop savoir s’il faut approuver ou désapprouver, — et d’ailleurs approuver ou désapprouver quoi? “Le roi est nu” (l’empire est nu), jamais l’expression n’a mieux convenu. Walker a dit tout haut une pensée qui gît dans nos esprits, comme une obsession dissimulée. La psychologie est en cause.

Sans nul doute, le facteur principal de son analyse est celui qu’on a signalé, — le fait de parler d’un destin aussi tragique des USA sans évoquer un Ennemi du dehors, — n’importe quel ennemi, n’importe quel “dehors”. Cela, c’est une dérogation fondamentale à la règle implicite des grands discours officiels alarmistes US depuis la Grande Dépression (mis à part, peut-être, le discours de Jimmy Carter de 1977 sur la nécessité d’un effort de tous les Américains pour acquérir l’indépendance énergétique). La vertu de la Grande République n’était pas mise en cause mais la menace contre cette vertu à cause des noirs desseins de l’En-Dehors.

Le discours n’a aucune signification politique particulière, sinon celle d’un avertissement très sérieux à l’establishment washingtonien que l’enjeu de la politique US est désormais au plus niveau possible. C'est l'enjeu de la survie du système. Walker est réputé comme un conservateur de tendance classique, peu incliné à suivre les extrémistes dominant actuellement à Washington mais néanmoins à situer à l’intérieur du système. Son intervention, dont nous avons souligné le très fort caractère symbolique, devrait avoir un effet psychologique d'une grande force. Il va contribuer à instiller dans les psychologies la sensation de la fragilité du système et de sa situation précaire. Il alimentera des réactions en sens opposés, mais toutes marquées de plus en plus par une vision radicale de la situation.

Il s’agit, sans doute involontairement pour ce point, d’une intervention profondément déstabilisatrice de la psychologie. L’appel à une prise de conscience du personnel politique («What’s needed now is leadership») mesure par contraste l’état épouvantable de la direction américaniste. Walker en a une forte conscience puisqu’il va paradoxalement, — alors que le peuple ne cesse de mépriser toujours plus les élites, — jusqu’à en appeler au peuple pour qu’il vienne en aide à ces mêmes élites, jusqu'à demander que ce peuple se dresse pour exercer son magistère («But leadership can’t just come from Capitol Hill or the White House. Leadership also needs to come from Main Street. It’s time for the three most powerful words in our Constitution—“We the people”—to come alive.»). On pourrait en déduire que, dans la pensée de Walker, le peuple ne joue pas, ou plus, le rôle qu'il doit tenir? Mais en appeler à lui ne signifie pas qu'il ira dans le sens que lui indique Walker. La situation est pleine de risque, à la mesure de l'alarme qui est sonnée.

Elément non négligeable : Walker fixe une échéance. Il s’agit de l’élection de 2008. Il n’est plus temps de “laisser faire” jusqu’à l’élection car l’urgence est trop grande : «As I said earlier, the American people are going to have to become better informed and involved as we head toward the 2008 elections. And the next President, whoever he or she may be, and whichever party he or she represents, should be prepared to use the bully pulpit of the Oval Office to push needed reforms.»

Optimiste, tout de même? Puisqu’il le faut, avec cette phrase qui enchaîne directement sur la citation précédente : «If these things happen, we have a real chance to turn things around and better position ourselves for the future.» Tout est dans ce “if” ; car le contraire ouvre le champ d’un inconnu terrifiant, avec la référence sur la chute de l’empire à l’esprit de tous comme une interrogation épouvantable : “if these things do not happen…”?