La résolution chancelle

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La résolution chancelle

28 mai 2011 — Washington se trouve-t-il, sous l’empire de forces hors du contrôle des forces humaines au service du Système, à un moment crucial pour ce qui concerne l’engagement militariste et interventionniste ? Une autre façon d’envisager cette question est d’observer qu’avec leur perception de communication de la “liquidation” de ben Laden, Obama et son administration peuvent avoir ouvert la fameuse boîte de Pandore ; on veut parler, notamment, de cette interprétation qui accompagne le voyage du président des USA en Europe, que nous avions mentionnée dans Ouverture libre, le 25 mai 2011, à partir d’un article de The Independent

«…“We've come through a difficult decade but in some respects we're turning a corner,” a senior White House official said last night in a preview of Mr Obama's first speech on foreign soil since the death of Osama bin Laden.» Nous avions été amené à commenter cette indication finalement très impersonnelle, et pourtant suggérée par les services de communications de la Maison-Blanche («…Mr Obama's first speech on foreign soil since the death of Osama bin Laden ») : «On observera le phrasé tout de même modeste de la révélation : “…in some respects we're turning a corner” ; ‘d’une certaine façon, nous entrons dans un monde meilleur’. La liquidation de ben Laden fait l’affaire comme signe du Ciel à cet égard…»

Nous gardons cette idée pour plus loin dans notre raisonnement, dont nous ne dissimulons pas qu’il s’appuie autant sur une approche intuitive (intuition haute) de la question que sur l’expérience et la connaissance que nous avons des mœurs politiciennes et des situations washingtoniennes. Mais il s’agit d'abord (c'est-à-dire chronologiquement) de faits, bien entendu, c’est-à-dire de signes concrets exprimant avec force une humeur différente du corps législatif US, et de la question de savoir si la manifestation de cette humeur est accidentelle ou substantielle. Nous parlons en l’espèce de la Chambre des Représentants, qui débattait du projet de loi budgétaire pour l’année fiscale 2012 du Pentagone. (Ce projet de loi sera ensuite confronté à la version du Sénat, pour aboutir à une loi du Congrès soumise à la signature du Président, avant le 1er octobre.)

On trouvera par exemple, à ce propos :

• Le vote d’un amendement à cette loi particulièrement significatif par la puissance du vote (416 voix contre 5 !), qui interdit au président d’envoyer des forces terrestres US en Libye («…barring US ground troops, including contractors, from being sent to Libya»). Le vote est présenté par Jason Ditz, sur Antiwar.com, le 26 mai 2011. D’une façon générale, ce vote n’a pas eu d’écho médiatique remarquable, notamment dans la presse-Système, y compris spécialisée, ce qui est évidemment un signe de son importance… Par exemple, dans son article sur le vote de la loi budgétaire, Defense News du 26 mai 2011 enterre la nouvelle dans l’avant-dernier paragraphe de son rapport : «While the debate between the parties was sometimes passionate, there were moments of bipartisanship, including a vote of 416 to 5 in support of a proposal that would prohibit U.S. ground forces from operating in Libya.» Manifestement, sans consigne particulière du Système qui est lui-même pris au dépourvu, la presse-Système adopte son profil habituel : en parler le moins possible puisqu’il s’agit d’un vote hostile à une extension de la politique belliciste. Il faut aller sur un site comme Antiwar.com pour y trouver la chose à la place qu’elle mérite.

• Le même 26 mai 2011, Jim Lobe, également sur Antiwar.com, publie un article général sur les divers amendements votés ou débattus par la Chambre, allant dans le même sens du désengagement belliciste. Il est remarquable qu’un amendement demandant un calendrier impératif de retrait des forces US en Afghanistan ait subi une défaite très courte de 204 voix pour, et 215 voix contre… «The latter measure, one of dozens of proposed amendments to the 690-billion-dollar 2011 defense authorization bill, was defeated 204-215. Despite its defeat, the amendment, which is designed to press Obama to accelerate plans for the U.S. troop withdrawal that is scheduled to begin Jul. 1, got 42 more votes than a similar measure received last year.»

Lobe poursuit, en observant combien, dans cette circonstance, les démocrates sont indifférents aux consignes de la Maison-Blanche : «Although the administration opposed the amendment, all but eight Democratic lawmakers voted for it. They were joined by more than two dozen Republicans, most of whom were voted into office for the first time last November.

»“It sends a strong signal to the president that the U.S. House of Representatives and the American people want change,” Democratic Rep. Jim McGovern, who co-sponsored the amendment both this year and last, said shortly after the vote. “The White House has got to be worried about its Afghanistan war strategy when an overwhelming majority of the Democrats in the House and 26 Republicans are saying the president needs to tell us how this war is going to end,” said Jim Cason of the Friends Committee on National Legislation (FCNL), a Quaker lobby group.

Concernant le vote sur la Libye, mentionné dans le point précédent, notamment par la synthèse de Jason Ditz, Jim Lobe observe combien ce vote reflète un état d’esprit qu’il juge très puissant, de lassitude, d’impatience, voire de colère concernant les engagements US dans des guerres extérieures, et hostiles à eux : «Despite the relatively limited nature of Washington’s involvement, Congress, as well as the general public, has become increasingly anxious both about the costs of sustaining that intervention and the strategy for bringing it to an end.

»That anxiety was reflected in the votes over the past two days on the defense bill, particularly by the easy passage of amendments banning the deployment of U.S. troops to Libya, the establishment of any military base there, and the explicit assertion that Congress has not authorized the ongoing deployment. As noted by the Congressional Quarterly, the last amendment was “so non-controversial that it was adopted by voice vote, as was another amendment that requires the administration to report on the long-term costs of U.S. military operations in Libya.”»

• Un point de vue complètement différent, celui de l’inaltérable Daniel Goure, compagnons de Loren B. Thompson, du Lexington Institute. Goure n’est pas pour autant inintéressant, certes. Dans une nouvelle sur la newsletter du site, Early Warning Blog, le 25 mai 2011, Goure rapporte une intervention semi privée du secrétaire à la défense Robert Gates, à l’American Enterprise Institute (think tank fondateur des neocons), où Gates avertit que la question de la défense (volume des dépenses, politique de sécurité nationale, etc.) arrive à un point critique (pour les partisans d’une politique de force). Gates expose les craintes qu’il a, par rapport à ce qu’il juge des nécessités et des besoins de Moby Dick (signe évident de sa capitulation devant le Système), de la solidité du soutien public et politique aux dépenses de défense… Pour Gates, donc, il existe d’ores et déjà, une crise “in the making” à propos des engagements fondamentaux de sécurité nationale des USA.

«Yesterday, at the American Enterprise Institute, Gates made the most forceful exposition of his view that the nation’s leaders must grapple with the strategic implications of slashing the defense budget. “If we are going to reduce the resources and the size of the U.S. military, people need to make conscious choices about what the implications are for the security of the country, as well as for the variety of military operations we have around the world if lower priority missions are scaled back or eliminated. They need to understand what it could mean for a smaller pool of troops and their families if America is forced into a protracted land war again – yes, the kind no defense secretary should recommend anytime soon, but one we may not be able to avoid. To shirk this discussion of risks and consequences – and the hard decisions that must follow – I would regard as managerial cowardice.”

»Gates went on to assert the importance of maintaining a superbly trained and equipped force, even if it must shrink in size and divest of some less-critical missions… […] After the end of the Cold War the nation avoided the obvious debate on America’s role in the world and the military requirements for global leadership. For the past twenty years administrations of both parties have been kicking the can down the road, finding the existence of a large and powerful military to be an asset without having to justify its costs. Gates is saying that this debate can no longer be avoided. The question of America’s willingness to invest in the military could be a major issue in the 2012 campaign.»

A partir de ces quelques points, faits et opinions mêlées, il apparaît incontestable qu’une grande spéculation concernant la politique de sécurité nationale, notamment par le biais des dépenses militaires, est en train d’arriver à maturation aux USA. Le fait que les signes de cette maturation se manifestent au niveau de la Chambre des Représentants n’a rien pour étonner, parce que la Chambre est évidemment le principal réceptacle de cet éventuel nouveau courant avec l’arrivée depuis les élections de novembre dernier d’un certain nombre de parlementaires de Tea Party, partisans d’une réduction radicale des dépenses publiques. (Et, bien entendu, avec le paradoxe que ces membres de Tea Party se trouvent implantés au cœur du parti républicain, le parti belliciste par excellence.)

La question à propos de cet événement concerne d’une part la force de sa fondation, – événement accidentel ou événement structurel, – et, par conséquent, ses effets s’il s’agit d’un événement structurel. L’aspect le plus important dans cette question concerne moins les faits, les situations, les intérêts, etc., c’est-à-dire tous les facteurs rationnels qu’on peut identifier. Il s’agit, d’une façon toute différente, d’un aspect complètement irrationnel tenant à la fois du symbole, de la narrative plus ou moins virtualiste, – beaucoup plus “plus” que “moins”, on en convient aussitôt, – de l’imaginaire politique, cela pour les personnes impliquées et pour ce qu’on peut deviner des attitudes collectives. Allant au delà, la question est de savoir si le tabou imposé par le Système à la vie même de l’Amérique, cet artefact monstrueux en train de s’effondrer justement à cause des pressions du Système, peut être dépassé ; nous parlons du tabou de “la guerre contre la Terreur”, de “la guerre sans fin”, de cet enfant monstrueux né de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, et qui en est en même temps l’inspirateur et l’accélérateur, – enfant et géniteur à la fois de cette politique.

La question posée n’est pas politique, et encore moins politicienne ; elle ne dépend pas des largesses des lobbies et corrupteurs divers, qui n’agissent que par réaction, une fois qu’une évolution se fait jour, et qui interviendraient dans ce cas trop tard et trop faiblement, si le mouvement que nous décrivons comme une hypothèse s’avérait bien réel. On verra plus loin notre hypothèse principale à ce propos. Pour ce qui concerne les événements, si effectivement les faits constatés s’avéraient avoir une cohérence entre eux jusqu’à former un mouvement, on se trouverait sur une voie nouvelle, dans une orientation nouvelle, selon des conditions générales absolument inconnues. Il s’agirait alors de bien plus que d’un débat pour les présidentielles, voire même bien plus que du débat que n’eurent pas les USA depuis la fin de la Guerre froide, qui serait de savoir si les USA veulent poursuivre la politique militariste que les conditions structurelles héritées de la Guerre froide et jamais réformées leur ont permis effectivement de suivre. Il s’agirait d’un débat existentiel.

(On notera à ce point combien les remarques de Robert Gates sont, finalement, assez étranges et ambigües. On notera combien, à ce point, il apparaît beaucoup plus prisonnier du Système que partisan, et prisonnier avec parfois des velléités de révolte. C’est le cas pour ce qu’il propose, car annoncer, voire proposer un tel débat pour les présidentielles, c’est prendre le risque incommensurable que la situation débouche sur une posture du type “le roi est nu”, avec l’absurdité autodestructrice de la politique belliciste éclatant et bouleversant soudain les conditions de la vie politique. En effet, Gates pourrait se contenter de prendre le risque qu'il pourrait juger assez minime de laisser aller les choses, qui, jusqu’ici, par impuissance et par laisser-faire devant la puissance du Système, ont toujours évolué en faveur de la politique belliciste. Mais il semble craindre une réelle réaction contre cette politique, et cette crainte pouvant effectivement s’avérer autodestructrice au second degré : craindre une évolution qui a peu de chance d’arriver et appeler de ses vœux un débat sur cette évolution, avec la possibilité que ce débat accouche effectivement de cette évolution, cela n’a-t-il pas un peu un air d’autodestruction ? A moins que Gates craigne vraiment, à ce moment comme porte-parole loyal du Moby Dick, que cette évolution soit en formation ; signe, alors, d’une grande panique chez Moby Dick, et autre voie vers l’autodestruction…)

Bref, un débat existentiel… Nous ne pensons certainement pas que la structure américaniste puisse résister à un débat qui mettrait vraiment en cause cette politique belliciste et militariste, ou “politique de l’idéologie et de l’instinct”, parce qu’un tel débat porterait atteinte à son essence même (l’essence du monstrueux artefact pseudo impérial que représentent aujourd’hui les USA). En fait, le “succès” de cette politique est, selon nous, une perception inconsciente des serviteurs du Système que l’existence même de l’artefact américaniste est contenue dans l’existence de cette politique. Quelles que soient les voies et moyens pour y parvenir, il nous semble que la mise en cause sérieuse de cette politique conduirait à une mise en cause de la structure américaniste elle-même, d’une façon ou l’autre. C’est pour cette raison, essentiellement, qu’un tel débat (sur cette politique) n’a jamais eu lieu depuis la Guerre froide, que la politique en question s’est poursuivie sans réel obstacle, etc. C’est la raison pour laquelle l’apparition d’un réel obstacle à cette politique est extrêmement difficile à concevoir, malgré les signes qui s’accumulent, et par conséquent la raison pour laquelle nous estimons a contrario que l’apparition d’un tel obstacle déclencherait une crise fondamentale, c’est-à-dire existentielle, pour la structure américaniste.

Puisque le “verrou” a sauté…

Maintenant, il nous semble intéressant d’envisager, en conclusion, une hypothèse qui expliquerait que, cette fois, contrairement à d’autres où l’on annonça une réaction qui n’eut pas lieu contre la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, les dépenses militaires et la ligne belliciste, il existerait effectivement une possibilité que cette réaction se concrétisât. Certes, il y a la pression de la crise budgétaire du gouvernement (la dette), mais cela ne nous semble pas une explication suffisante, avec assez de force intrinsèque pour le cas considéré. Nous pensons effectivement qu’il est nécessaire d’aller bien au-delà, comme nous le proposions plus haut, – considérant “un aspect complètement irrationnel tenant à la fois du symbole, de la narrative plus ou moins virtualiste, – beaucoup plus ‘plus’ que ‘moins’, on en convient aussitôt, – de l’imaginaire politique…”, – sous la forme, notamment du tabou de “la guerre contre la Terreur”. La question que nous posons est alors celle de la “liquidation” de ben Laden.

Nous avons déjà envisagé de considérer ben Laden comme ayant été depuis sa consécration symbolique à la tête d’al Qaïda un “verrou” du Système, et ce verrou ayant sauté… Nous observions l’importance du fait pour la vulnérabilité du Système, puisque la disparition d’un verrou met en cause l’hermétisme du Système, qui fait toute sa puissance. Posée simplement, l’hypothèse est celle-ci : ben Laden était un “verrou” de diverses manières, et il l’était principalement comme facteur mobilisateur et référence impérative de la “guerre contre la Terreur”. De ce point de vue, le verrou ayant sauté, les psychologies ne sont plus contraintes de figurer dans la narrative de la nécessité de la “guerre contre la Terreur”. Dès lors, c’est une contrainte fondamentale qui imposait la ligne belliciste qui disparaît, et l’on peut proposer l’hypothèse que c’est ce mécanisme qui serait présentement à l’œuvre, dans la situation envisagée plus haut. Bien entendu, si la tendance envisagée ainsi se concrétisait d’une façon ou l’autre, c’est vers cette hypothèse que nous nous tournerions principalement pour l’explication centrale.

L’on pourrait alors considérer que le processus d’autodestruction du Système aurait encore fonctionné parfaitement. Ce sont en effet des nécessités de communication, de narrative, qui ont poussé les services de communication de la présidence Obama à suggérer implicitement que la mort de ben Laden constituait un tournant capital («…We've come through a difficult decade but in some respects we're turning a corner»), – c’est-à-dire, traduisent les psychologies influencées par la narrative, la fin de la nécessité de “la guerre contre la Terreur”. La chose est alors présentée comme une victoire, ce qui nous fait mesurer l’aveuglement des serviteurs du Système, par rapport aux nécessités de ce Système… Mais ce n’est, après tout, que retrouver la fonction “sublime” de Janus du système de la communication, et l’un des outils fondamentaux de la tendance irrésistible du Système à l’autodestruction.