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202023 juillet 2009 — Qui croirait l’importance que peut avoir, que peut acquérir dans notre époque étrange, la quincaillerie qui semble faire la gloire de cette civilisation si humanitaire, entre frappes chirurgicales et avancées technologiques? Nous vous parlons depuis longtemps de cette affaire de quincaillerie, et quincaillerie américaniste de surcroît, – JSF, F-22, puis JSF (ou F-35) versus F-22, – parce que nous croyons fermement que c’est l’une des boîtes où le diable a choisi d’élire domicile, durant cet épisode hollywoodien intitulé “fin de civilisation, – le retour”. Nous ne dirons jamais assez l’importance de cette quincaillerie, technologique, militaire et politique, certes, mais aussi culturelle et symbolique, dans certains cas jusqu’au métaphysique pressé, comme dans l’hymne de l’U.S. Army Air Corps, devenue USAF («Off we go into the wild blue yonder,/Climbing high into the sun;/Here they come zooming to meet our thunder»). Pour les Américains, le Wild Blue Yonder (pourquoi pas “l’ailleurs des cieux indomptés”?) définit l’ambition mystique du triomphe de l’aviation, qui prit son essor aux USA dans le cours des magiques Roaring Twenties (un peu en retard sur l’insupportable France); c’est aussi, bien plus que l’espace, the Last Frontier qui ne serait plus terrestre, bien après qu’Hollywood ait enterré le western de l’Ouest qui n’est plus le Wild Yonder d'antant.
Donc, l’avion, ce n’est pas n’importe quoi. Il n’empêche que le F-22, puis le JSF, sont restés jusqu’ici cantonnés aux spécialistes, ce qui permet d’éviter les questions harassantes posées aux hommes politiques. Désormais, c’en est fini. La grande bataille du F-22 est entrée sur la scène nationale. Danger Room, fortement “anti-F-22”, explique le 21 juillet 2009, de quelle façon le F-22 a été abattu en flammes par le peuple en colère (“We, the People”, dit la Constitution, idem pour les sénateurs)…
«Right now, the top “trending stories” on Twitter include Jupiter, Michael Jackson, Comic-Con, Starbucks, and… the controversial F-22 Raptor stealth jet, of all things. Earlier today, the Senate voted to kill production of the $250 million dogfighter in what emerged as a symbolic referendum on Defense Secretary Robert Gates’ plan to overhaul the Pentagon’s arsenal. Responses on the short-messaging network piled in every second...»
L’interprétation du vote du Sénat s’est aussitôt inscrite dans le domaine du symbolique, effectivement. Le 21 juillet 2009, le site HuffingtonPost rapportait les exclamations des deux sénateurs principalement impliqués dans le vote victorieux. Il n’est question que d’une chose: une victoire décisive remportée sur le Complexe militaro-industriel. Les termes (nous avons souligné quelques mots en gras) sont parfois proches de l’extatique, ils sont extrêmement ahurissants.
«“There was an extensive effort by the White House,” said Levin. “The president really needed to win this vote, not just in terms of the merits of the F-22 issue itself, but in terms of the reform agenda.” The vote had become a proxy fight against the power of the military-industrial complex, a term coined by President Dwight Eisenhower in his farewell address.
»“It's What Eisenhower Warned us About,” tweeted McCain before the vote. The F-22s have not been used in Iraq or Afghanistan and military experts agree they're not suited for American campaigns, yet lobbying and regional concerns have kept the program funded year after year. The victory over the military-industrial complex is arguably its most significant setback since World War II. For McCain, it was “probably the most impactful amendment that I have seen in this body on almost any issue.”»
La publicité de cette bataille et de son issue a été absolument considérable. Les affirmations et les arguments développés pour en faire une grande victoire sont en général d’une pauvreté rare. Donner comme postulat de l’inutilité de l’avion selon le secrétaire à la défense (juge dans ce cas) le fait qu’il n’ait pas été utilisé en Irak et en Afghanistan, alors que cette décision dépend d’un ordre de déploiement du secrétaire à la défense (partie dans ce cas), mesure la pauvreté en question. Nous sommes dans un univers sophistique.
Par ailleurs, nous examinons les divers aspects techniques et politiques de cette affaire. Nous n’avons pas de sympathie particulière pour ce monstre inutile et monstrueusement coûteux qu’est le F-22; pour autant, faire de la décision de ne pas poursuivre de deux ou trois dizaines d’exemplaires une production par ailleurs parvenue à son terme, “la défaite la plus significative du complexe militaro-industriel depuis la Deuxième Guerre mondiale” représente, pour celui qui fait cette remarque, une considération proche du zéro absolu de l’intelligence concédée à son auditeur. On sait du reste qu’une “défaite” du F-22, – qui reste à confirmer, et l’on a jusqu’à septembre pour cela, – ouvre la voie à une production maximale du monstre absolu du Complexe militaro-industriel, le JSF, ou F-35. On sait, bien entendu, que Lockheed Martin n’est pas du tout mécontent de la défaite du F-22, dans la mesure où l’argent qu’on destinerait ou destinait au F-22 reviendra, avec les intérêts sonnants et trébuchants, au JSF. On sait tout cela… Il faudra alors écouter avec intérêt les arguments de ceux qui ont voté contre le F-22, pour soutenir, si c’est le cas, cette usine à gaz en mode majeur qu’est le JSF, dont le prix et l’inutilité pour ce qu’il prétend être, on le sait tellement bien, n’ont strictement rien à envier au F-22, et qui représente par excellence la machine structurante de la politique expansionniste du Complexe (autant pour les anti-guerres qui font la danse du scalp autour du F-22). Nous tendons déjà l’oreille, puisque nous savons d’ores et déjà que l’équipe Gates-BHO agitera la menace du veto contre quiconque s’opposera au JSF.
Il n’empêche, ce qui a été dit et écrit représente un cas impressionnant d’intérêt pour une matière d’habitude laissée aux “experts” du Complexe, régulièrement appointés par le même Complexe pour dire les meilleures choses des produits du Complexe. On a constaté, depuis deux à trois semaines, un déchaînement passionné à propos de cette question. Nous revenons alors à notre introduction concernant le Wild Blue Yonder, abandonnant le domaine de la propagande politique pour celui de la symbolique presque mystique. C’est qu’il y a eu, durant cette courte mais intense passe d’armes une tension extraordinaire et une interprétation de l’événement, évidemment grossièrement déformée, mais dans une mesure qui en dit long à propos de ces mêmes tensions, d’habitude sous-jacentes, à Washington, aux USA, à propos des enjeux en cours. Le Complexe, dans ce cas, tient une place centrale.
Sans doute le cas de John McCain est-il le plus remarquable. Cet ancien pilote de chasse polit, depuis des décennies, l’image du maverick qui nargue les lobbies du Complexe et prétend nettoyer les écuries d’Augias. Cette fois, il tient une séquence remarquable et décrète que l’amendement voté par le Sénat pour “tuer” sept F-22 est un événement révolutionnaire. Personne ne rit, tout le monde l’écoute. On comprend qu’il s’agit d’un montage gigantesque, comme le système de l’américanisme est coutumier, comme McCain lui-même, qui s’appuie sur les subventions des lobbies pour dénoncer les lobbies; mais le montage témoigne plus du malaise des manipulateurs divers que de leur habileté.
Car il y a effectivement bien plus qu’un montage laborieux pour empêcher de produire une poignée d’avions de combat. Il est incontestable que la majorité dégagée au Sénat est considérable par rapport à ce que l’on attendait. Les sénateurs se sont cachés pour voter comme ils l’ont fait, alors que la chose serait évidemment connue au bout du compte. Les exclamations, après le vote, ressemblait à celle de ces assemblées terrorisées par on ne sait quelle pression cachée, ou bien par cette pression que tout le monde connaît mais fait semblant d’ignorer, et qui soudain osent un instant proclamer qu’elles sont libres et démocratiques à la face de cette “pression cachée”. Dans ce cas, fait l’affaire l’ombre du Complexe, auquel ils sont soumis depuis soixante ans et qu’ils servent dévotement depuis autant de temps, – et qu’ils s’imaginent, en cet instant, avoir défié.
Bien entendu dira-t-on, le défi est d’autant plus trompeur que le Complexe, dans ce cas, est insaisissable sinon favorable à la liquidation du F-22, et dans tous les cas dérisoire si l’on s’en tient aux chiffres en cause (ceux des F-22 en plus par rapport au budget de la défense). Cette sorte de jugement n’est pas notre propos puisque, comme nous l’avons dit, nous tenons l’action proprement dite du Sénat comme illusoire, sans signification et sans effet réel (dans le sens, disons, d’une “réforme”). Notre propos concerne les sénateurs et le climat où ils vivent, où les maintient la corruption systémique qui caractérise leur charge; il concerne les commentateurs, qui ont tous souscrits à la fable générale offerte par Gates-BHO, lancés dans une pression d’enfer dont on ne sait très bien la raison par rapport à la réalité des enjeux, sinon celle de l’affirmation d’une autorité au plus vain des propos. Contrairement à ce qu’écrivent les optimistes du système, ce n’est pas un acte décisif qui interdit désormais au Congrès de refuser toute proposition de Gates-BHO et ouvre la voie aux réformes fondamentales. Le Congrès est de plus en plus “introuvable”, et la Chambre et le Sénat se sont succédés pour démontrer ce caractère de l’inattendu, chacun en sens inverse par l’orientation de leurs votes.
Le vote du Sénat est un spasme qui ne nous dit rien du sort de la réforme de Gates, – si réforme il y a, – ni du sort du JSF, ni même du sort du F-22. C’est un vote absolument dépourvu d’enjeu et qui, pourtant, prend une dimension dramatique; l’essentiel est-il bien cette dimension dramatique malgré l’absence d’enjeu. Ainsi a-t-on pu mesurer le climat qui, aujourd’hui, baigne le pouvoir washingtonien au travers des vicissitudes du vote du Sénat, – un climat de tension, on dirait parfois de terreur, généré par la corruption générale qui est aussi un enfermement général. Ainsi tous ces sénateurs sont-ils corrompus par le Complexe, encore plus psychologiquement que vénalement, et ils en subissent la contrainte d'une force extraordinaire; et la révolte sans risque, sans enjeu, prend alors un caractère révolutionnaire, comme si le Sénat se libérait un instant d’une main de fer qui le tient depuis deux tiers de siècle, qui est aussi la manne absolument nécessaire à sa survie. Le Sénat s’est révolté contre lui-même bien plus que contre le F-22. Il a montré d’une façon convaincante que, dans la grande crise qui secoue le système, il est, avec l’establishment tout entier, bien plus sensible au doute, bien plus incertain, bien plus désemparé que l’électeur qu’il veut convaincre de sa bonne foi, – en un mot, bien plus fragile psychologiquement qu’aucune autre composante du système.
Le F-22 fut une victime expiatoire d’une révolte sans enjeu, qui ne débouche sur aucune autre révolution que le ton martial des commentateurs affirmant qu’une ère nouvelle est née. L’ensemble de ces choses sans importance, à son tour, débouche pourtant sur l’illustration convaincante d’une situation extraordinaire, où les uns et les autres s’affrontent sans savoir ce que signifie la victoire qu’ils recherchent, et s’ils désirent réellement la victoire. Le vote fut donc un “référendum symbolique” qui accoucha symboliquement d’une volonté de réforme symbolique d’un symbolique Complexe militaro-industriel; nous étions donc dans un univers parallèle, une sorte de “Mister Smith Goes to Washington”, – ou bien est-ce “Mister Obama Goes to Washington”, – venu effectivement à Washington pour proclamer le meilleur des mondes, cette fois avec le soutien enthousiaste du Sénat. La démonstration est impeccable, de l’état d’esprit, de la perception à peine consciente mais extrêmement puissante d’une situation de complète paralysie qu’on tente désespérément de forcer par la force du symbole, – puisque, décidément, on ne dispose d’aucune volonté pour tenter de forcer autre chose qu’un symbole. En attendant, comme nous en informait Neal Gabler, le nombre de lobbyistes à Washington D.C. est récemment passé à une population de 40.000, soit 2.000 de plus qu’en novembre 2008. La crise nourrit son homme.
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