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154624 janvier 2003 — Devant l’offensive franco-allemande à l’ONU, la réaction américaine est diverse mais complètement monocorde. Elle est exclusivement dispensée par son appareil de communication qui marche à plein régime ; elle est conforme au réflexe du monde de la communication (virtualisme) qui est de systématiquement écarter du fond, comme si cette chose brûlait, pour s’en prendre à la forme. La réaction est donc de deux sortes :
• Les deux pays (la France et l’Allemagne) sont dénoncés comme étant isolés.
• Les deux pays sont dénoncés comme étant dépassés par le modernisme, le rythme, l’évidence de la situation.
Il n’est aucunement question d’arguments. Il s’agit de ce qu’on nommerait une politique du persiflage qui consiste à simplement médire de l’adversaire qui oppose des arguments, sans s’intéresser aux arguments. Si tel ou tel journaliste insiste lors d’une conférence de presse à propos des arguments, les contre-arguments sont alors du type “ils ont tort parce qu’ils ont tort” ; ou bien, il s’agit de la rhétorique employée par Rumsfeld et largement détaillée par Carol Norris le 18 janvier, rhétorique selon laquelle une absence de preuve de la culpabilité est en soi une preuve de cette culpabilité. (Selon Rumsfeld : « the fact that the inspectors have not yet come up with new evidence of Iraq’s WMD program could be evidence, in and of itself, of Iraq’s noncooperation. » En quelque sorte, selon cette sorte de raisonnement, on va encore plus loin que l’habituelle attitude qui est d’exiger de l’Irak qu’il apporte lui-même la preuve de son innocence ; on exige que l’Irak lui-même apporte la preuve de sa culpabilité.)
Comme on voit, il est question de Rumsfeld, qui semble effectivement le philosophe en chef de la bande, essentiellement parce qu’il n’a pas sa langue dans sa poche. C’est sa déclaration sur les “vieilles nations” d’Europe, la France et l’Allemagne, qui a amené beaucoup de réactions courroucées dans ces “vieilles nations”. La déclaration (du 22 janvier) de Rumsfeld s’est faite de cette façon, selon un article du Washington Post:
« When asked in Washington on Wednesday about growing European opposition to war with Iraq, Rumsfeld replied, ''You're thinking of Europe as Germany and France. I don't.'' He added: ''I think that's old Europe. If you look at the entire NATO Europe today, the center of gravity is shifting to the east. And there are a lot of new members.'' »
Cette “attaque” a soulevé bien des répliques. Selon l’agence Reuters en date du 23 janvier, « German Foreign Minister Joschka Fischer bluntly told Defense Secretary Donald Rumsfeld to ''cool down'' his rhetoric ». En France aussi, on a été mortifié. Toujours selon le Post : « Others were more harsh. Martine Aubry, a former Socialist labor minister, said Rumsfeld's remarks ''show once again a certain arrogance of the United States.'' French ecology minister Roselyne Bachelot-Narquin stopped herself from commenting on Rumsfeld's remarks, saying the word she wanted to use would be too offensive for radio. » Comme les “anti-antiaméricains” le remarquent souvent, avec une délectation morbide ou avec l’air entendu c’est selon, l’antiaméricanisme et les sentiments de critique des USA sont, en France, l’une des rares tendances à faire l’unanimité des forces politiques (Aubry est socialiste, Bachelot gaulliste).
Les réactions vives en France et en Allemagne sont une autre indication de la tension qui accompagne cette affaire, et aussi une illustration de la force des lieux communs et du conformisme moderniste qui accompagne cette tension. On aurait aussi bien pu faire remarquer à Rumsfeld, avec une sympathie amusée, que c’est une vertu d’être une “vieille nation”, vertu dont les États-Unis semblent bien fortement souffrir du manque. La vieillesse manifeste d’un Montaigne, d’un Goethe, d’un Bach ou d’un Molière, n’est pas nécessairement le signe de la déraison, de l’hystérie ou de la sclérose du jugement qui marquent parfois la politique postmoderne.
Un point particulier de la critique de Rumsfeld, d’ailleurs reprise par d’autres (Powell, le porte-parole de la Maison-Blanche, etc), est de faire intervenir le facteur d’une nouvelle définition de l’Europe. La puissance, l’intelligence, la force de l’Europe sont aujourd’hui mesurées au degré d’engagement dans l’obsession irakienne de Washington. A cette mesure, les nouveaux-venus dans l’Europe, les nouveaux 10 des futurs 25 l’emportent haut-la-main. Le nouveau thème de la propagande washingtonienne, évident chez tous les officiels et chez les journalistes qui les relaient depuis novembre dernier, est exploité à fond.
« Rumsfeld's remarks summed up a sentiment long felt on both sides of the Atlantic but rarely expressed openly -- that as NATO and the European Union expand eastward, they are taking in new members that are more pro-American than many of the older members.
» It was the United States that most actively pushed last year for the invitations to join NATO that Romania and Bulgaria received at a November summit of the alliance. Many Europeans believe the motive was in part to add more pro-American voices around the table at the NATO council meetings. »
Cette tactique de la rhétorique virtualiste de Washington contredit de façon très singulière les intérêts réels des Américains et leurs intérêts stratégiques. On retrouve cette incapacité américaine de comprendre l’enjeu stratégique des choses. En opposant une soi-disant “vieille Europe” à une “nouvelle Europe”, les Américains suscitent ou renforcent ces conséquences à terme :
• Ils provoquent un réflexe de rassemblement de certains autres “vieux” Européens autour des Français et des Allemands, alors que ce rassemblement n’est pas toujours une évidence, alors que tant de ces “vieux” préféreraient l’abri douillet d’un suivisme discret des Américains. Dans les futurs débats européens, le poids de l’actuelle union franco-allemande va être renforcée.
• Ils accentuent dramatiquement la suspicion des “vieux” Européens pour les nouveaux, en assimilant ces derniers à des chevaux de Troie de l’Amérique, — cela alors que les nouveaux ne sont même pas encore membres effectifs. Leur intégration est de plus en plus problématique et, par là, leur efficacité de “chevaux de Troie”.
• Ils suscitent, ou plutôt accentuent la recherche, chez les “vieux”, de solutions dites de “majorité renforcée” permettant d’établir la possibilité d’actions européennes sans avoir le soutien des ”nouveaux” ; voire des actions limitées structurellement à un nombre restreint de membres, comme ces réunions récemment décidées des seuls six membres fondateurs de la CEE.
L’intervention de Rumsfeld, tout comme le courant actuel washingtonien, ne concerne que le soutien à l’obsession irakienne de Washington. On a là une démonstration de plus, si besoin est, de la justesse du constat fait par Warren Christopher selon lequel Washington est incapable de traiter deux crises à la fois, c’est-à-dire de penser à deux choses à la fois, c’est-à-dire de penser qu’une chose peut dépendre d’une autre et en entraîner une autre dans une crise politique.
Le plus drôle de toute cette affaire est cette petite note, en fin d’un article du Washington Times, où il nous est dit ceci, — qui nous laisse devant cette alternative : ou bien Rumsfeld s’effraie déjà de ce qu’il a dit ou bien il a de l’humour, voire de l’ironie, ce qui serait une grande et belle nouvelle ...
« The governments of Germany and France got upset on Wednesday, after Mr. Rumsfeld referred to those nations as ''old Europe'' in answering a question about Iraq policy.
« Asked if the 70-year-old secretary planned to apologize, Col. DeFrank, the Pentagon spokesman, said, ''At his age, the secretary considers 'old' a term of endearment.'' »