La rupture est consommée

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La rupture est consommée

31 mai 2005 — La fureur de l’establishment français est éclatante, du visage fermé et rageur de Ségolène Royal lors des débat du 29 au soir à l’éditorial (le 30 mai) de Serge July dans Libération, avec le titre qui en dit long de « chef d’œuvre de masochisme ». La version officielle de la campagne, telle qu’exprimée doucereusement et démocratiquement par Jacques Paoli lors d’un interview sur I-Télé le 30, est que le “non” a pu s’exprimer en toute liberté et équité sur tous les médias pendant la campagne, et que certains argument du “non” (par exemple, le fait de nier que la Constitution soit un “progrès”) étaient manifestement faux. La chose est dite et, si ce n’est pas une accusation de manipulation, cette idée fait son chemin, — à Bruxelles cette fois.

Dans les milieux européens, effectivement, le vote français est attribué par certains à une sorte de complot manipulateur développé durant la campagne : « Une thèse qui fait son chemin est que les Français ont été manipulés par les dirigeants de la campagne du “non” », dit une de nos sources à la Commission européenne. C’est la situation telle qu’elle fut en général perçue pendant la campagne (pas d’accès du “non” aux médias, manipulation de l’establishment) qui est présentée, complètement renversée. Bon signe du désarroi général et des tactiques maximalistes, les battus se présentant en victimes.

Il est inutile de s’attarder à la réalité de ces analyses et autres, mais utile de constater ceci: l’establishment estime avoir été dupé, trahi, etc. Il n’y a aucun désir de reconnaissance d’un résultat, d’un changement, d’une quelconque “voix du peuple”, etc. Cette position est sans aucun doute d’une complète bonne foi. De ce point de vue, nous sommes dans un état de guerre ouverte marquée par une complète incompréhension et une détestation réciproque.

Il y a le cas Chirac. Le titre du Monde d’hier disait tout d’un certain état d’esprit, — celui de l’establishment, certes, mais, peut-être, celui de Chirac. Le titre dit ceci : « Chirac place les Français devant leur “responsabilité”. » Ce titre est singulier, dans la mesure où il semble séparer le président (l’establishment) du pays majoritaire, et dire au second quelque chose comme: regardez cet incroyable désordre que vous avez créé, acceptez donc votre responsabilité (ou sinon…?), — comme s’il y avait partenariat entre deux groupes d’actionnaires, le plus important par le nombre mais non par l’esprit ayant décidé dans un sens que le minoritaire, qui assure la gestion et l’orientation de l’entreprise et qui “sait” sans aucun doute, avait déconseillé. Manifestement, l’establishment n’est pas loin de vouloir faire jouer une clause de sauvegarde qui est de déclarer irresponsable l’actionnaire majoritaire pour poursuivre sans lui, — en en appelant à la maison-mère (l’Europe, pardi). Aucune idée, ni de légitimité, ni de représentation populaire, ni d’acquiescement à la conception majoritaire. En quelque sorte, l’establishment français dépend désormais de l’Europe et plus de la France, nous signalant qu’il y a eu récemment fusion-acquisition de la France par l’Europe. C’est là, en Europe, que l’establishment puise son inspiration et prend ses consignes. Chirac en est-il?

La question se pose entièrement pour lui. En bonne logique souveraine et légitime, il devrait être démissionnaire. Son engagement (et celui de son Premier ministre) pour le “oui” a, selon un de nos lecteur, complètement stupéfié les maîtres de la pratique référendaire, les Suisses. Rien de tout cela n’est prévu, nous ne sommes plus au temps de la république gaullienne où les adversaires politiques d’un homme pouvaient dire, à l’instar de Maurice Thorez commentant la démission de De Gaulle: « Voilà un départ qui ne manque pas de grandeur. » (Ce n’était pas la vraie république gaullienne, celle de 1958, mais le bref intermède de 1944-46; mais de Gaulle faisait évidemment, par sa présence, une république gaullienne de la république).

Si Chirac choisit le côté de l’establishment, en s’affichant implicitement comme le partisan continué du “oui” et en recherchant un consensus approximatif qui sera ressenti comme une trahison démonstrative de sa duplicité (par la majorité des Français) et comme une concession révélatrice de sa faiblesse (par l’establishment), il sera prisonnier de trois côtés. Il sera prisonnier en France de ces deux “partis” (la majorité des Français et l’establishment) par le simple fait des perceptions qu’on a mentionnées ; il sera prisonnier au niveau européen des Britanniques, qui vont exploiter à fond sa faiblesse pour repousser la possibilité d’une radicalisation de Chirac avec une proposition de “noyau dur”.

La seule chance de Chirac, c’est la rupture : effectivement, non pas un repli français mais une exigence européenne d’un petit groupe de nations décidées à aller vers une Europe plus structurée, plus protégée, à la fois indépendante et sociale, ce qui rallierait ainsi une part importante du “non” français. Dans ce cas, Chirac met les Britanniques dans une position extrêmement inconfortable puisqu’il les repousse vers le schéma de l’Europe-grand marché et pro-US en ressortant de sa manche un projet encore plus européen que la Constitution, — une “Europe à la française”. Il aura avec lui les pays du Bénélux, éventuellement avec la Hollande malgré ses extraordinaires réticences anti-françaises, parce que ce serait pour l’establishment hollandais le seul moyen de rester européen malgré le “non” probable. Le cas Schröder est intéressant : en très difficile position pour les élections anticipées qu’il a provoquées, pour lui aussi une radicalisation est tentante, là aussi un cas de “tout ou rien” qui relancerait l’idée d’une campagne électorale anti-américaine qui avait marché en septembre 2003.

La situation est extraordinaire, faite d’une addition de rupture et de positions désespérées jusqu’à la radicalisation possible sinon probable.

• Chirac est dans la position qu’on a décrite, où sa seule chance de redresser sa position est le tout ou rien de la radicalisation.

• Schröder est dans une position assez similaire, quoique de forme différente.

• Blair est aussi dans une position désespérée, entre une élection illégitime qui a entamé la puissance de son parti et un Gordon Brown qui veut sa tête. Lui aussi est poussé au maximalisme.

• La radicalisation se forme également, en des termes d’affrontement désormais, entre les opinions publiques et les establishment. La chose vaut aussi bien pour la Hollande que pour la France, et pour d’autres.

Le Guardian d’aujourd’hui écrit ceci :

« Roland Cayrol of the rival polling agency CSA agreed. “It was the popular classes, the France that works, that voted no,” he said. “It was more than 75% of all blue-collar workers and unemployed people, two-thirds of low and mid-grade employees, and a majority of self-employed. It's ‘May 1968’ in the polling stations — a France that the politicians had better start listening to.” »

D’accord, mais on oublie que 1968 ce n’est pas seulement le “Mai” mythique des contestataires français, entre temps recyclés dans l’establishment libéral pur sucre. Puisque l’esprit européen est recommandé, il est temps de se rappeler que 1968 c’est aussi la révolte dans d’autres pays européens. Cohn-Bendit, qui parle beaucoup, vous le confirmera. In illo tempore, on le nommait “Dany-le-rouge”.