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1020Avertissement : l'étude ci-dessous a été réalisée dans le cadre de la Commission AAIHEDN-Luxembourg. Elle a été achevée en juin 2001.
Le sujet qui nous est proposé part de constats dont les composantes géographiques sont mal appréciées alors qu'elles sont évidentes et contraignantes. La Pologne dans l'OTAN - qui a une frontière commune avec la Russie dans un secteur stratégiquement très sensible, fournit une illustration éclairante de cette dimension. Ce sera encore plus le cas si les élargissements envisagés de l'Union et de l'OTAN se réalisent dans les très prochaines années. Que ce soit avec la Pologne dans l'UE, avec les pays baltes ou certains d'entre eux dans l'Union ou dans l'OTAN, la situation physique et géographique, sera celle d'une Russie effectivement aux portes de l'Europe (l'Union) et de l'Alliance Atlantique : élargissement de l'Union ou de l'OTAN ? Ou élargissement de la Russie ? Il semble que la symétrie ne soit pas aussi aisée que cela.
Cette nouvelle donne physique et géographique aura des effets psychologiques, stratégiques et politiques d'une importance capitale. On peut même avancer l'hypothèse que les adhésions en cours de négociation ou simplement étudiées par l'Union et l'OTAN ont commencé à déployer leurs effets dans les relations des pays occidentaux avec la Russie d'une part, dans l'attitude de la Russie d'autre part. C'est dire qu'il s'agit d'une situation qui fait quasiment partie, d'ores et déjà, de notre actualité.
Le sujet qui nous est proposé, tel qu'il nous est proposé et par les perspectives qu'il suggère, se veut être un sujet de prospective. À la lumière de ce qui précède, nous dirons qu'il s'agit, pour paraphraser l'expression russe fameuse, d'une «prospective proche», une prospective qui n'en est plus tout à fait une : la matière est, dès aujourd'hui, en constant changement ; l'actualité influe déjà de façon directe sur la prospective. Pour prendre un exemple qui nous paraît très démonstratif, le discours annuel du président Poutine du 3 avril 2001 ''sur l'état de la Russie'' présentait la particularité de faire de nombreuses allusions (très constructives) à l'Union européenne et aucune aux USA. Le fait est complètement nouveau dans cette sorte d'intervention. Il fut très rapidement relevé par la presse internationale et interprété politiquement : ici pour souligner la perception positive de l'Union par la Russie ; là pour fustiger les vieilles recettes russes de découplage stratégique euro-américain.
Tout cela suggère dans quel sens nous envisageons notre travail : à la fois d'une façon prospective et parfois en envisageant des hypothèses inhabituelles ; mais également en nous appuyant sur la réalité quotidienne, c'est-à-dire l'actualité : une actualité extrêmement volatile. Sur ce point, un autre élément doit être gardé à l'esprit : l'arrivée de l'administration GW Bush et le lancement d'une importante étude sur la stratégie américaine qui va conduire sans doute à des orientations stratégiques différentes de la politique extérieure américaine. Nous croyons qu'on peut envisager l'hypothèse que nous entrons dans une période à la fois changeante et incertaine pour l'ensemble des relations internationales et fonder l'esprit de notre démarche sur cette hypothèse.
Les conditions historiques de la dynamique de l'élargissement de l'OTAN - élargissement déjà en partie réalisé - sont intéressantes. C'est un point important dans la mesure où les premières mesures effectives dans un tel processus ont souvent de grandes chances de fixer le climat psychologique où l'ensemble du processus est installé.
Contrairement aux grandes thèses stratégiques qui sont énoncées après l'événement, pour lui donner une apparence de cohésion qu'il n'avait pas, l'élargissement de l'OTAN est d'abord dû à une circonstance intérieure américaine, d'ailleurs assez mineure. Au printemps 1994, un incident électoral dans le district de Chicago (disparition de la scène politique d'un représentant démocrate très puissant, d'origine polonaise, convaincu de pratiques frauduleuses) a conduit le Parti Démocrate du Président en exercice W. Clinton à utiliser la perspective de l'élargissement de l'OTAN comme une promesse électorale, dans le but de garder un électorat qu'il craignait de perdre (l'électorat visé était d'origine polonaise et l'élargissement de l'OTAN concernerait essentiellement la Pologne). Les préoccupations de l'administration ayant été constamment, et notamment dans cette occasion, d'ordre politicien et électoral, la perspective de l'élargissement de l'OTAN fut à partir de là envisagée de façon extrêmement déterminée. Si le réflexe est aujourd'hui d'omettre cette origine un peu exotique de l'élargissement de l'Alliance, la réalité historique est là. Rappelons que jusqu'à cette date, la politique suivie était celle du Partenariat pour la Paix (PpP), conçu à l'automne 1993 par les Américains (State Department et DoD) comme un substitut à un élargissement dont eux-mêmes ne voulaient pas, alors que les pressions des pays candidats étaient très élevées. A l'époque de cette volte-face politique en faveur de l'élargissement, une source haut placée au NSC nous confiait : «Il n'y a pas un analyste, pas un stratège, pas un fonctionnaire sérieux à Washington qui ne souscrive à l'opinion que l'élargissement de l'OTAN est une absurdité. Le pouvoir politique a cependant décidé qu'il y aura élargissement. Le débat est donc clos.»
Conservons donc ceci à l'esprit : si l'élargissement de l'OTAN fut une improvisation stratégique, il devenait possible d'élaborer après coup une interprétation stratégique partisane et intéressée de cette décision. Que cette interprétation fût perçue de la sorte du côté russe devenait par ailleurs plausible : c'est ainsi que, notamment, les thèses agressives d'un Zbigniew Brzesinski sur un élargissement-encerclement de la Russie furent effectivement prises comme argent comptant, c'est-à-dire comme inspiratrices de l'élargissement, par nombre de Russes.
Un autre élément à considérer est l'état de la Russie et, encore plus que l'état politique ou économique : l'état psychologique du pays. La Russie d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec la Russie de 1989-91 qui sort du communisme avec une sensation de libération. C'est une Russie victime et complice des deux agressions qu'elle vient de subir : trois-quarts de siècle de communisme, marqués par une terreur policière et économique sans précédent ; La dévastation économique du ''capitalisme sauvage'' des années 1992-98. Diverses humiliations extérieures, s'ajoutant elles-mêmes à l'effondrement de sa puissance armée, rendent le tableau particulièrement volatile. La façon dont la Russie fut traitée à l'occasion de l'élargissement de l'OTAN et pendant le conflit du Kosovo sont les points marquants de cette humiliation. Il y a un fort ressentiment russe, dont Poutine est nécessairement le légataire : si ce ressentiment est en mesure un jour d'être exprimé et relayé par des d'initiatives politiques qui renforceraient en même temps les intérêts russes, il suffira sans nul doute à rendre ces initiatives possibles, voire à justifier leur véhémence. La population russe semble par exemple s'accommoder de la radicalisation des méthodes de gouvernement de M Putin, la reprise en main du pays formant le préalable au retour à une politique étrangère crédible.
Un point particulier à signaler est le sentiment russe vis-à-vis des USA. Ce sentiment n'est pas - ou plus - nécessairement le moteur exclusif d'une pratique politique russe vis-à-vis de l'Occident car les Russes semblent de plus en plus conduits à différencier l'Europe de l'Ouest des Etats-Unis. Le fait semble s'imposer ces derniers mois. Les Russes sont en voie de s'apercevoir que l'''Ouest'' est plus complexe que le communisme avait coutume de le représenter. Nous avons eu des indications nettes, de source russe, indiquant que l'analyse russe de la situation actuelle des USA est celle d'un «empire à peu près au stade où était l'URSS des années Brejnev», un empire donc très fragile, derrière sa formidable puissance. Les événements actuels aux USA confortent sans doute les experts russes (notamment à l'Institut des Etats-Unis et du Canada, à Moscou) dans cette analyse. A un sentiment de fascination pour les USA de la période Eltsine a succédé un sentiment beaucoup plus nuancé, assorti d'un jugement de plus en plus sévère (justifié ou pas, c'est une autre question). Le corollaire est une évolution du sentiment russe vis-à-vis de l'Europe (cf. le discours Poutine du 3 avril 2001) : recherche d'un partenariat teinté d'une nostalgie évidente pour les vieux desseins d'absorber l'Europe occidentale. Les rapports de force réels et l'hiatus de développement économique et social euro-russe rendent ces desseins illusoires. Nous devons tenir compte pourtant de ces analyses russes dans l'évaluation de la situation de ce très grand pays «aux portes de l'Europe et de l'Alliance Atlantique».
La Russie «aux portes de l'Europe et de l'Alliance Atlantique» : cette proposition de réflexion prospective implique logiquement quatre scénarios, dont on verra que nous les jugeons probables et improbables. Tout naturellement, nous en identifions quatre:
1). La Russie est à la porte de l'Europe mais ne veut pas y entrer.
2). La Russie est à la porte de l'Alliance mais ne veut pas y entrer
3). La Russie est à la porte de l'Europe et veut y entrer.
4). La Russie est à la porte de l'Alliance et veut y entrer.
Pour mieux préparer la réflexion principale, nous indiquerons ici le crédit qu'il faut, selon nous, accorder à ces scénarios. Ce ''classement'' par ordre de probabilité prospective fixera mieux le cadre de la réflexion. Il sera naturellement retrouvé, au fil de la réflexion, celle-ci se référant à des situations tenant aux scénarios que nous jugeons probables, les autres étant d'un intérêt plus secondaire.
Les scénarios que nous estimons improbables sont les scénarios 2 et 3.
• La Russie «aux portes de l'Alliance [et qui] ne veut pas y entrer» est une situation improbable parce qu'elle recouvre une réalité et une posture intentionnelle négative (et agressive) qu'il n'est pas dans l'intérêt de la Russie d'accoupler - à moins d'un bouleversement qui changerait l'ensemble des données et inviterait à une réflexion complètement différente. La Russie est d'ores et déjà «aux portes de l'Alliance»; si elle ne souhaite pas modifier ses liens avec l'Alliance, rien ne se passe, il n'y a aucune nécessité d'affirmer qu'elle ne veut pas entrer dans l'Alliance, c'est-à-dire de répondre à une question que, du côté occidental, on se garde bien de poser. Le problème de la non-volonté d'entrer dans l'OTAN est un non-problème, une réponse inutile à une question qui n'est posée. Le scénario n'existe pas.
• La Russie «aux portes de l'Europe [et qui] veut y entrer» nous semble également improbable parce que la Russie veut agir en partenaire de l'Union. Le discours déjà cité de Poutine montre de façon appuyée. Freud (et les nostalgiques du Parti) diraient : la Russie préférerait éventuellement faire entrer l'Union dans la Russie… La prospective la plus probable des rapports de la Russie et de l'UE est le contraire de celle qu'on écarte ici : elle concerne la question du développement, de la forme, de l'orientation, du contenu, de la coopération de la Russie avec l'Europe (l'UE).
Par conséquent, notre réflexion renverra principalement aux deux autres hypothèses, les scénarios classés 1 et 4.
Ce qui échappe le plus souvent à l'analyse lorsqu'il est question de la Russie, c'est que ce pays est passé en quelques années du statut de partenaire stratégique principal à celui d'un acteur mineur. Cela est-il explicable et le processus est-il rationnel ? Ne sommes-nous pas, nous-mêmes, passés d'une construction intellectuelle à une autre construction intellectuelle, chacune dépendant de perceptions contestables ? En d'autres termes, et l'on retrouvera souvent, sous-jacente, cette idée : l'un des problèmes-clés, accentué aujourd'hui dans ''monde de la communication'' où nous vivons, est celui de la perception de l'autre, exacerbé et multiplié. Il joue un rôle ''fondateur'', plus fondateur certainement que le fut l'Acte fondateur des relations OTAN-Russie, tant du côté de la Russie que de l'autre côté : occidental, américain et européen.
Historiquement, la Russie est au centre depuis un siècle. La révolution bolchevique, a rendu progressivement plausible l'hypothèse d'une aventure militaire russe vers l'ouest aux yeux des responsables politiques. Le matérialisme dialectique a donné à cette menace une ampleur accrue (on aurait pu dire en 1917 une ''dimension globale'') : ce ne sont pas les frontières seules et les territoires qui étaient au cœur de l'enjeu russe ; c'était l'essence sociale, l'identité politique du monde occidental qui étaient mis en cause. Lutte pour l'existence donc, le face-à-face avec Moscou n'a cessé, dans sa dimension mondiale (décolonisation, mise en place des deux blocs après 1947, etc.) de conférer à ce pays le rôle de partenaire majeur dans un jeu diplomatico-stratégique dont la propension était de se réduire à deux pôles. Cela a duré trois-quarts de siècle.
De notre point de vue, le modèle était effectivement caractérisé par un duopole au sein duquel jouaient, en s'annulant, deux composantes essentielles de ce que fut la guerre froide : la diabolisation de l'adversaire par la partie la plus radicale de l'establishment militaro-industriel occidental, pour l'essentiel américaine, et la négation du caractère fondamentalement criminel et chaotique (désordre sous l'apparence de l'ordre) du soviétisme par la gauche et l'intelligentsia occidentale. Que ces deux composantes aient fini par s'équilibrer et s'annuler en rendant la détente indispensable (parce que les Soviétiques étaient réellement devenus stratégiquement dangereux) et possible (parce que le soviétisme était un système qui en était venu à rechercher la stabilité pour durer), cela a fondamentalement masqué la réalité de l'aberration soviétique, à travers elle de la réalité russe et, derrière elle, de nos responsabilités stratégiques et intellectuelles. Ce n'est que progressivement que les historiens se mettent aujourd'hui d'accord pour reconnaître que des Etats-Unis sont venus les ingrédients actifs de la course aux armements, et que la caractéristique première du soviétisme était d'ordre criminel et chaotique (accès aux sources en Europe, aux Etats-Unis et à Moscou).
En filigrane apparaît ainsi la question-clé du débat d'aujourd'hui : n'ayant plus de raisons pour reconnaître à la Russie le statut de puissance puisqu'elle a perdu sa force d'attraction ou de répulsion existentielle (fin du communisme comme système) et puisque sa machine militaire s'est effondrée, nous avons décrété que ce pays a disparu et ne compte plus. Nous avons cédé à une caractéristique qui marque profondément nos comportements, particulièrement depuis la fin de la Guerre froide : le refus des réalités, la part belle faite à nos conceptions et à notre capacité de représentation dans ce que nous croyons être la réalité. De même que nous avions représenté l'URSS en une puissance énorme (et diabolique) qu'elle n'était pas vraiment pendant la Guerre froide, de même nous représentons la Russie, dans l'après-guerre froide, en un reste négligeable d'une puissance passée.
La Russie est encore le plus grand pays du monde. C'est une puissance nucléaire, assise sur une situation domestique proche de l'anarchie, ce qui constitue le mélange le plus explosif qui soit. Elle est au contact proche de l'Union européenne et cette proximité s'accroît sur la ligne de ce que sont nos élargissements successifs vers ses frontières. A terme plus ou moins prévisible, elle touchera l'Union.
La succession des événements qui ont conduit à la dissolution de l'organisation du Traité de Varsovie a, par voie de conséquence, donné aux Etats-Unis, acteur-clé du processus, la dimension d'une hégémonie dont on conteste parfois la légitimité sans s'interroger sur sa pertinence stratégique. Accepter cette hégémonie comme quasiment sans partage est dangereux : ce fut le cas pour le premier élargissement, ce fut le cas pour la crise des Balkans, particulièrement dans l'épisode très intense du Kosovo. Plus nous nous rapprochons de la Russie, plus elle sera importante. Si le rythme et les modalités de notre rapprochement géographique restent inchangés, nous serons adversaires. Toute une classe de conseillers de M Putin et des élus de la Douma est en embuscade doctrinale pour relancer la Russie vers une politique de puissance si nous contribuons à alimenter ce retour aux ''blocs''. La logique du déplacement de la ligne rouge de la défense collective alliée vers l'Est, décidé sur fond de calcul électoral dans la région de Chicago il y a six ans va dans ce sens. Aucun corps de doctrine autre que celui de ''l'exportation de la stabilité'' n'est venu inscrire ce déplacement dans une démarche convaincante.
L'''exportation de la stabilité'' - c'est-à-dire l'exportation de la démocratie et du marché libre - lorsqu'elle est confrontée aux réalités du monde ''extérieur'' - peut conduire à des résultats inverses, c'est-à-dire à la déstabilisation aggravée. La fin de la guerre froide suggérait l'effacement de la politique des alliances et des blocs ; l'élargissement de l'Alliance la rétablit d'une manière expansionniste. Si personne ne pose la question du ''Jusqu'où ?'' la perspective d'une adhésion des pays baltes, de l'Ukraine voire de la Serbie ''démocratique'' n'a cessé d'occuper les fonctionnaires et politiques russes depuis dix ans.
Il est tout à fait remarquable aujourd'hui que se regroupent à la fois l'ignorance dont nous avons fait preuve à l'égard des préoccupations stratégiques de la Russie et l'existence, sur son territoire, d'à peu près tous les ingrédients constitutifs de la ''menace globale'' telle que décrite dans les milieux experts : prolifération nucléaire, balistique, chimique, réseaux mafieux et terroristes, corruption internationale, blanchiment d'argent, etc. Pourquoi ne se pose-t-on pas la question, en admettant cette coïncidence préoccupante, de la validité des politiques que nous avons choisies?
Il semble que l'une des raisons principales tienne à la nature du processus en cours : de politiquement localisé et fortement politicien (dans la région de Chicago), il est devenu bureaucratique, sur la ligne de ce que sont aujourd'hui les taches de l'OTAN: Partenariat pour la Paix, Defense Capabilities Initiatives - grosses consommatrices de personnel et de temps et dont le dynamisme, réel il y a cinq ans (PpP), s'est effondré. Le problème central qui aurait dû animer cette organisation, celui de la redéfinition en profondeur du paysage stratégique continental, celui de la relation de l'Europe avec la grande Russie, n'a pas été posé, malgré la subtilité des dispositions de l'Acte fondateur des relations OTAN-Russie. En un mot, notre propre crise de redéfinition et de restructuration dans l'après-guerre froide est certainement l'explication centrale de notre incapacité à apprécier le problème russe et par conséquent, les relations à établir avec la Russie.
D'une manière inattendue, le débat, en Europe occidentale et dans la sphère transatlantique, s'est déplacé, de ce que nous appelions il y a encore quelques années ''le pilier européen dans l'OTAN'', vers la question de la défense européenne en soi (PESD). C'est un fait essentiel de la situation européenne actuelle, très novateur et qui doit tenir sa place dans notre démarche vis-à-vis de la Russie. Parce que ce débat semble plus constitutif de l'avenir européen que les autres, il appartient à l'Union d'y inclure la dimension russe, plus que jamais fondamentale dans ce cadre.
La guerre froide, dans sa dimension existentielle comme dans ses aspects stratégiques, s'est développée sur un fond nucléaire conduisant à un antagonisme alimenté par deux réseaux d'influence : l'anéantissement de l'autre était inenvisageable parce qu'inévitablement réciproque. Il en découlait un affrontement par substitution, une lutte d'influences, pour la parité lorsqu'on était distancé ; Pour la supériorité lorsqu'on était à parité. Cette conception implicitement prédatrice continue incontestablement à imprégner l'esprit de l'OTAN (et des USA), elle en imprègne les conceptions, même si cela est parfois par défaut d'un autre projet politique fondateur. La dynamique d'élargissement de l'OTAN, en tout cas telle que perçue à Moscou et critiquée par certains chez nous, est une démarche d'exclusion : qui sera membre du club? Qui se verra interdire l'accès à la protection militaire? La conséquence de cela est un faisceau de frustrations politiques et d'antagonismes certainement plus proches encore des tendances nihilistes que ne l'étaient les antagonismes de la guerre froide. Non seulement ces réalités sont contraires aux principes qui nous ont permis avec succès de dépasser les antagonismes japonais et allemand après la Seconde guerre mondiale ; non seulement ils sont évidemment contraires à l'essence de la construction européenne ; mais encore, ils risquent de donner à la question - incontournable celle-ci - de l'élargissement de l'Union, un caractère qu'elle n'a pas, fondamentalement, et dont elle ne doit en aucun cas, être affublée : celle d'une démarche prioritairement centrée sur la sécurité - et fondamentalement, d'une démarche exclusive, conduisant à l'isolement de certains.
Là se trouve tout le sens d'une approche fortement différenciée des deux élargissements : les refus, les retards (ou les renoncements, si l'on sait bien manœuvrer) de l'un peuvent prendre appui sur les avancées de l'autre pour apaiser les conflits d'intérêts ou pallier les effets d'un échec. Il y a peu, deux thèmes étaient sur chaque communiqué ministériel ou dans chaque échange académique : la dénonciation radicale de la notion de l'étranger proche (near abroad) que les Russes avaient eu le front de revendiquer pour leurs limes et le développement d'institutions se renforçant mutuellement (mutually reinforcing institutions). Le premier est devenu une politique de fait accompli (élargissement de l'OTAN) par ceux qui la dénonçaient chez les Russes ; le second thème a produit son inverse et l'on assiste aujourd'hui au développement accéléré d'une concurrence forte entre UE et OTAN pour organiser l'avenir.
Ces conditions sont favorables à une prises de gage venue de Moscou . Personne, dans les milieux alliés, n'avoue que cette hypothèse est dans tous les esprits, alors qu'elle s'y trouve effectivement : il s'agit de l'hypothèse d'une candidature russe à l'OTAN, qui est bien cette ''prise de gage'' à laquelle nous faisons allusion. Si l'on n'y travaille pas, tout le monde y songe sans savoir quoi en faire, de la même façon que personne ne sait encore qui mettre dans la ''seconde vague'' d'élargissement annoncée. Une telle initiative russe serait considérée comme bien déstabilisante par les atlantistes conservateurs, qui n'envisagent rien d'autre que le maintien du statu quo ante - quitte à l'élargir à quelques-uns. Elle aurait pourtant le mérite paradoxal de placer l'OTAN (et les Occidentaux) face à ses responsabilités et à forcer l'OTAN à considérer la réforme fondamentale qu'elle a mis toutes ses vertus bureaucratiques à éviter et à écarter depuis 1989.
D'autre part, comme on l'a déjà vu (discours de Poutine), les Russes veulent établir des relations particulières avec l'Union. De sources russes bien informées (entourage du président Poutine), la tendance du président russe est celle d'un désintérêt progressif pour l'OTAN, considérée (mis à part les nationalistes et l'establishment militaire) comme sans grand avenir et celle d'une concentration croissante sur l'Union, qui se trouve, selon l'analyse russe, au cœur d'enjeux économiques qui conditionnent la survie du pouvoir à Moscou : que cela passe par des accords bilatéraux (surtout avec l'Allemagne) ou par des négociations avec l'Union. Ainsi la tendance russe semble être de considérer les liens avec l'Union comme de plus en plus fondamentaux (tandis qu'une éventuelle action vis-à-vis de l'OTAN ne serait que pure tactique).
Plus favorables à un dialogue équilibré avec Moscou que les Américains, les Européens ont une carte à jouer. Les agressions dont s'estime victime la Russie sur le plan stratégique ont été couplées avec celle qui dérive de l'exportation d'un capitalisme sauvage vers ce pays et perçu par lui comme responsable de son effondrement actuel.
Si l'Union ne rectifie pas cette tendance par une politique propre (elle s'y essaie avec un succès mitigé dans l'Accord de Partenariat et de Coopération, elle prendra une responsabilité historique : celle d'avoir été assimilée, à part égale avec l'OTAN, à l'abaissement de la Russie. Ne pas tenter la distanciation ne permettra sans doute pas de profiter de la tendance russe vers l'Union. Cela pourrait rendre à l'OTAN le rôle pivot si les tensions s'exacerbent. Même sans ces tensions, l'hypothèse d'une adhésion russe dans l'Alliance - plus facile politiquement et techniquement que celle d'une adhésion à l'Union - change de nature par rapport à l'hypothèse que nous avons envisagée ci-dessus. Moscou n'est plus candidat pour troubler l'ordre atlantique de l'intérieur ; il reconnaît à l'OTAN, faute d'un interlocuteur européen à sa hauteur, un rôle plus utile et nous laisse à sa marge.
Paradoxalement (ou bien, finalement, fort logiquement ?), la question posée, qui concerne la Russie, concerne d'abord l'Europe. Devant la Russie qui se trouve ''aux portes de...'', l'Europe a des choix à faire. De ces choix dépendent l'établissement de vrais liens avec la Russie, mais aussi, éventuellement, la possibilité d'une transformation de l'OTAN en une structure plus conforme aux intérêts de l'Europe (la sécurité de l'Europe/Union étant alors implantée là où elle doit l'être : dans une structure politico-militaire née de l'Union et développée au sein de celle-ci, selon le processus PESD d'ores et déjà lancé).
Plus encore, l'établissement de liens véridiques et fondés avec la Russie permet d'élargir le champ des solidarités et des perceptions communes. Nous pensons à la nouvelle problématique, très inquiétante, qui se met en place entre la Chine et les USA. La Russie a des liens particuliers avec la Chine. Pour l'Europe, établir ses propres liens avec la Russie, c'est peser indirectement, en ayant une voie d'accès indirecte à la Chine, sur cette situation de tension dans le sens de l'apaisement . Il y a là une sorte de réciprocité : de meilleurs liens de l'Europe avec la Russie. Il s'agit certes d'ouvrir la Russie à l'Europe. Il s'agit également, si l'affaire est menée avec habileté, d'ouvrir l'Europe sur l'Asie par la voie terrestre naturelle qui deviendrait la voie de la concertation et de l'apaisement et de ne pas laisser cette région du monde à la seule et inquiétante perspective d'une confrontation à dominante navale avec les Etats-Unis.
Juin 2001