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139022 octobre 2009 — A trois mois presque jour pour jour, l’interview de “Hey Joe” Biden au Wall Street Journal sonne un peu grotesque. Aujourd’hui, dans la masse géographique Europe-Caucase-Moyen-Orient qui devrait naturellement être sous contrôle exclusif et absolu de la grande hégémonie américaniste, s’il est un pays qui est maître du jeu c’est bien la Russie. Qu’on considère les éléments suivants.
• L’affaire SouthStream, considérée par ailleurs ce même 22 octobre 2009, est en train de prendre des dimensions politiques considérables alors qu’on jugeait au départ qu’elle se plaçait dans un contexte général qui verrait, grâce au gazoduc concurrent Nabucco, la défaite de la politique énergétique de cette même Russie. L'évolution actuelle nous fait passer de la “géopolitique de l’énergie” dont on fait un peu trop des gorges chaudes pour écarter l’essentiel, à l’élévation au niveau de la politique entre forces structurantes et forces déstructurantes.
• Les aventures du BMDE tournent à la déconfiture US, pour des raisons qui tiennent à l’absurdité du projet, qui oblige à des contorsions elles-mêmes grotesques pour tenter d’en sortir sans trop subir soi-même les effets de cette absurdité. Les dernières nouvelles, que ce soit celles de la volte-face de Vershbow ou de l’opéra-bouffe de Biden en Pologne, ajoutées à la poussée US pour une coopération renforcée avec la Russie dans ce domaine des anti-missiles, tout contribue à faire de cette affaire un remarquable faire-valoir du rôle stabilisant de la Russie alors que l’intention initiale était de dénoncer sa prétendue posture agressive et déstabilisante.
• Dans l’accord en cours avec l’Iran, la Russie joue un rôle-clef. (Selon Novosti, du 21 octobre 2009: «Téhéran a réaffirmé mercredi qu'il considérait la Russie comme l'élément principal du projet d'enrichissement complémentaire de l'uranium iranien, a annoncé le représentant de l'Iran à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) Ali Asghar Soltani cité par les médias européens. “La France s'est déclarée prête à exécuter sa partie du contrat. Mais, comme vous l'avez noté, ce sont évidemment les Russes qui assumeront l'entière responsabilité de son exécution”, a-t-il affirmé lors d'un entretien avec des journalistes.») Cela signifie que, loin de déférer aux conceptions occidentalistes en durcissant sa position vis-à-vis de l’Iran, comme l’espéraient les USA en abandonnant le BMDE, les Russes ont pris la place centrale dans ce qui paraît une dynamique d’accord qui pourrait permettre de faire avancer l’affaire iranienne. Quoi qu'il en soit de cette dynamique, l'important est la place qu'occcupe désormais la Russie dans les négociations.
• Ccomme nous l’avons déjà noté, il y a la réapparition du plan Medvedev pour une nouvelle architecture de sécurité européenne, qui pourrait bien être sur la voie de devenir un facteur majeur de l'évolution européenne. A Belgrade, Medvedev a affirmé la nécessité de cette architecture, sous forme de traité, auquel tous les pays européens devraient adhérer, quelle que soit l’alliance à laquelle ils appartiennent, ou l’organisation, etc. (selon Novosti, le 20 octobre 2009): «La préparation et la signature du traité de sécurité européenne marqueraient le début de la formation d'un espace unique de sécurité dans la zone euro-atlantique et fourniraient des garanties fiables et égales à tous les Etats, quelles que soient les alliances dont ils font partie.»
Dans les conditions que nous venons de passer en revue, qui sont des conditions conjoncturelles reflétant une situation structurelle de plus en plus forte de la Russie, les pressions russes pour un nouveau traité pourront de moins en moins être écartées, selon l’habitude de la Commission européenne, par l’une ou l’autre question sur le respect des droits de l’homme. L’affaire est désormais plus sérieuse que ces bavardages. La Russie ne peut plus être ignorée, méprisée, ou expédiée d’une phrase lapidaire, et un édito du Times de Londres ne suffit plus à cet égard.
A la lumière de ces événements placés dans un contexte général, que peut-on dire de l'évolution et de la place de la Russie?
@PAYANT En un peu plus d’un an, l’évolution de la positon de la Russie est remarquable – après une période intermédiaire, depuis l’arrivée de Poutine, où la Russie s’était sortie du cloaque infâme ménagé par le duo Eltsine-ultra-libéraux des universités US (l’alliance de la vodka et de la doctrine en col-cravate). Datons la chose de la crise géorgienne.
Finalement, la crise géorgienne n’a pas vraiment marqué que la Russie prenait l’ascendant sur le reste, notamment sur ses voisins, par la force, mais, d’une façon assez différente, qu’elle voulait une forme nouvelle dans les relations internationales. La Russie s’est servie de la force comme d’un levier qui soulève ce qu’il semblait impossible à lever, qui est naturellement le conformisme qui nous enferme dans une complète paralysie structurelle, laissant le champ libre aux entreprises déstructurantes. On avait signalé cette amorce d’évolution dans deux textes successifs, durant cette crise géorgienne, les 26 août 2008 et 30 août 2009, lesquels offraient une vision elle-même préparée par le discours de Poutine à la Wehrkunde le 10 février 2007.
La Russie n’est certes pas sans défauts ni faiblesses. Certains aspects de sa situation sociale sont épouvantables. La structure mafieuse y est installée avec une opulence considérable, l’armée souffre de faiblesses chroniques qui relèvent plus d’une tradition russe que des seules tares de gestion (ce qui ne l’empêche pas, dans certains cas extrême, de retrouver un héroïsme et une efficacité confondantes)… Et ainsi de suite. Nous ne parlerons pas des faiblesses et des tares du régime du point de vue politique, la démocratie et le reste, parce que ceux qui émettent les critiques à cet égard, les démocrates et les libéraux occidentalistes, sont tellement puants d’arrogance, de conformisme et d’hypocrisie, en plus d’une stupidité nihiliste que toutes leurs contemplations satisfaites dans leurs miroirs n’arrivent pas à leur signaler, que le seul fait de ne pas être comme eux est une vertu en soi.
Mais la Russie a réussi un exploit titanesque: elle a brisé les structures principales d’un ensemble militaro-bureaucratique, son complexe militaro-industriel à elle (voir ce que James Carroll dit de Gorbatchev à ce propos). Cela ne signifie pas qu’elle n’a plus de lourdeurs bureaucratiques ou de désordres d’organisation mais, justement, elle n’a plus ce carcan implacable et totalement destructeur par déstructuration des forces nationales en général, et qui enserre aujourd’hui les USA avec d’autant plus de facilité que les USA n’ont pas de forces nationales à lui opposer. Pour réussir cela, il a fallu une période de destruction (Gorbatchev – ne parlons pas de la période de “trou noir” d’Eltsine) qui s’est avérée créative sur le terme (formule du capitalisme intégral retournée contre lui, à-la-Sun-tzi), après quelques années de souffrance inouïes gracieusement fournies par le libéralisme libérateur; avec Poutine, il a été entrepris une sorte de reconstruction à l’aide des vertus nationales fondamentales que sont la souveraineté et la légitimité, appuyées en général sur l’appel aux traditions nationales. Malgré toutes ses faiblesses et ses travers, la Russie est ainsi devenue un pôle central de restructuration dans le monde. D’où sa politique qui, malgré la propagande hystérique anti-russe qui l’accompagne et, paradoxalement, en souligne par impuissance des aboyeurs ses aspects créateurs, est devenue effectivement créatrice de stabilité et d’apaisement dans les relations extérieures qu’elle entreprend. Elle est devenue une puissance structurante au rayonnement désormais continental qui pèse sur toutes les crises en cours.
La phase nouvelle (depuis août 2008) où elle se trouve, notamment grâce à “la discorde chez l’ennemi” (crise 9/15), est désormais celle d’une politique continentale générale, avec des annexes internationales de plus en plus assurées (Organisation de Coopération de Shanghaï, BRIC, liens avec la Turquie, liens aussi avec certaines nations européennes complètement hors de la filière UE et Commission, comme la France, l’Allemagne et l’Italie). Le plus remarquable est que les USA, frappés de plein fouet par 9/15, tendent également à montrer parfois comme une tentation d’entrer dans ce jeu, comme s’ils devinaient qu’avec ce cas ils pourraient tenter de limiter leurs propres dégâts. Aujourd’hui, la “politique russe” des autres, c’est-à-dire la politique des autres avec la Russie, est un axe qui permet l’apaisement et la mesure.
Nous parlons sans aucun doute d'une évolution politique naturelle, notamment pour ce qui concerne cette interprétation d'une position générant une dynamique de stabilisation. Sans plan réellement structuré, sans préparation sophistiquée, la Russie se trouve de plus en plus au centre de l’échiquier où convergent les grands axes politiques, aussi bien en Europe, sur ses marges Sud, dans le Caucase jusqu’à l’Iran et au Moyen-Orient, dans ses liens extérieurs vers l’Asie ou vers l’Amérique du Sud, etc. (Notez bien que nous faisons dans ce cas de la Russie une nation européenne, ce qu’elle est à notre sens, aujourd’hui plus que jamais.) En un sens, la Russie s’impose de plus en plus, en Europe et jusqu’aux marges de l’ensemble euro-atlantique, comme une puissance d’obédience “gaulliste”. Les Français, malgré l’extraordinaire médiocrité de leur direction politique générale, sentent cela peut-être plus que n’importe qui d’autre, parce qu’ils sont de France, tout simplement. C’est pourquoi la France n’arrive pas, pour la meilleure des causes, à se détacher de son tropisme russe paradoxalement rénové en décembre 1944 par de Gaulle, avec l’URSS que le même de Gaulle s’évertuait avec un entêtement louable et prémonitoire à appeler “la Russie”.
Ce qui nous conduit, avec les événements signalés ci-dessus en bandoulière, à confirmer notre impression que 2010 pourrait être une “année russe” – c’est-à-dire, peut-être, avec un peu d’à-propos, une “année franco-russe” – ce qu’elle sera d’ailleurs réellement puisque l’année est effectivement instituée dans les deux pays dans ce sens. Et au centre du débat, nous aurons la tentative russe de complètement redessiner la structure de sécurité de l’Europe, toujours plus ou moins constituée aujourd’hui en une sorte de Frankenstein issu de la Guerre froide, en une véritable entité paneuropéenne. On verra, mais le jeu en vaut la chandelle.
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