La Russie et les temps nouveaux

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La Russie et les temps nouveaux

Sans le moindre doute, la réflexion russe est la plus avancée sur la voie de l’identification de besoins fondamentaux de changements structurels dans l’organisation actuelle du monde, à la mesure nécessaire du bouleversement qui caractérise notre époque. La Russie reconnaît de façon désormais ouverte et constante, par ses voix les plus autorisées, que nous nous trouvons dans une crise colossale dont nul ne distingue le terme, ni ne l’identifie précisément. (Voir, par exemple, cete déclaration de Poutine, rapportée le 11 juillet 2012.) Ainsi n’est-il pas surprenant de constater qu’un événement qui semble être considéré comme important, la vingtième assemblée annuelle de l’institut Conseil pour la Politique Etrangère et la Défense, à Moscou, développe abondamment ce thème qu’on pourrait qualifier de “temps nouveaux”, – et, plus précisément dans ce cas d’après ce que nous lisons, “comment la Russie peut-elle évoluer dans les temps nouveaux qui s’annoncent”.

Russia Today propose un rapide compte-rendu de cette assemblée de l’institut CFDP (initiales d’après la version anglaise du nom de l’institut), le 3 décembre 2012. On en rapporte notamment une intervention du ministre des affaires étrangères Lavrov, ce qui implique un sceau officiel imprimé à la réflexion générale qui est rapportée ici. (Le CFDP est présenté comme un organisme “important et de grande influence”, définition extrêmement vague et qui nous importe assez peu. L’essentiel est l’importance qui est accordée à cette réunion par des références que nous connaissons, et, par conséquent, l’importance à mesure des propos qui y ont été tenus.)

• D’une façon générale, le compte-rendu de RT résume ainsi l’enseignement principal de cette assemblée, qui concerne la Russie elle-même. Il s’agit du constat qu’une situation internationale très changeante et, semble-t-il, sans précédent (voir Lavrov, plus loin), offre à la Russie l’opportunité en même temps qu’elle lui fait l’obligation de modifier ses comportements et ses politiques pour renforcer sa place dans les relations internationales… Le caractère très vague, là aussi, du propos renvoie à l’incertitude, totale bien entendu, qui règne quant à la forme des nouvelles relations. «The current international situation allows a global shift in influence and alliances and Russia will use a complex mixture of soft and smart force to become an attractive center of power. […] All of the participants agreed Russia as a country needs a shift in its foreign policy and that this shift will not happen automatically, but requires a serious and oriented effort.»

• Lavrov a tenté de décrire l’incertitude et la nouveauté de la période que nous vivons, et, par conséquent, des temps où nous allons évoluer, qui seront nécessairement “des temps nouveaux”, avec des changements fondamentaux à attendre. Lavrov se risque à évoquer la formation d’un “nouvel ordre mondial” dans les vingt années qui viennent, ce qui ne mange pas vraiment de pain mais a surtout le mérite de confirmer que l’“ordre” actuel est devenu complet désordre et ne peut plus tenir dans l’état où il se trouve.

«Foreign Minister Sergey Lavrov defined the current historical period as “a time of change that has developed contrary to all forecasts” and stressed the ongoing adjustment in international relations cancels all traditional models. At the same time, the period allows all nations to form completely new images, work from the blank page, combining the “hard” and “soft” power approaches. Not all of the rules that are applied to international politics today will be also used in the future, Lavrov also said. “We can expect that in the next 20 years a new world order will be formed,” the minister noted.»

• Un constat dégagé par la conférence sur l’évolution actuelle est que la force dominante de la compétition entre les nations ou les centres de pouvoir passe de la dimension économique à la dimension militaire. Cela semblerait constituer un constat de la domination US, qui fait grand usage de sa force militaire, mais ce n’est pas du tout le cas tant ce constat s’accompagne de l’affirmation que l’hégémonie passée (US) a essentiellement été assurée par les instruments économiques (financiers, monétaires, etc.). L’idée générale à cet égard, elle aussi originale par son réalisme lorsqu’elle est comparée à l’ahurissant catéchisme du bloc BAO sur la nécessité de continuer l’utilisation de la même catastrophique formule, est que la situation économique et financière est devenue beaucoup trop instable, volatile et en cours de dissolution, pour qu’on puisse envisager de s’appuyer sur des instruments qui en dépendent pour assurer sa puissance et son influence, ou imposer un ordre.

«…The situation when several nations are forcing the rest of the world to use their currencies in international transactions and therefore agree to a great deal of control of their economies is disappearing as new powerful economic centers are appearing in the East. Besides, the ongoing period of economic turbulence and uncertainty makes many countries return to a tried and trusted model of military dominance as investing in defense becomes an attractive option when none of the economic assets is seen as stable. Also, the dependence on nuclear parity of the leading nations is no longer a significant factor, the assembly members said, calling Russian authorities to pay more attention to development of conventional weapons and forces.»

• Paradoxalement par rapport à ce qui précède, où la force militaire est jugée comme un atout prépondérant qu’on pourrait croire exclusif, une intervention vient pour proposer un constat quasiment inverse : pour devenir un pays influent et “rassembleur”, la Russie ne peut se contenter de développer sa puissance (militaire, notamment), elle doit expliquer pourquoi elle le fait, à quoi elle destine cette puissance et la position que cette puissance doit lui donner. On aborde alors les dimensions sociale et culturelle, d’une façon beaucoup plus intéressante qui ramène à l’esprit le constat qu’avec la Russie la dimension de la “spiritualité” n’est jamais très loin dans la définition d’une position de grande puissance influente, parce que cette dimension tend à donner un sens à cette situation de puissance et d’influence.

«Another question raised by the head of Russia’s International Cooperation Agency was that the economic and military strength was no longer enough for Russia to become an attractive international leader. To do this society must answer the question why is it accumulating the force and resources, how they should be used, and this depends on the moral and cultural values recognized by the nation, Konstantin Kosachev stressed. Modern Russia has a new identity formed after the Soviet Period and the country still has time and opportunity to make this new identity attractive to foreign allies. “Real Russia is better than its image,” the Russian official noted.»

Cette sorte de réunion et les bribes de réflexion qui nous en parviennent (c’est inévitable avec un condensé de l’information) nous confirment sans le moindre doute la position exceptionnellement originale de la Russie dans le monde actuel, – ou, plus justement dit, dans la crise actuelle, qui est la crise terminale de notre contre-civilisation. La Russie est peut-être le seul pays, la seule “puissance”, à avoir une telle conscience de la force irrésistible et irréversible de la crise que nous traversions et qui nous entraîne, tout en ayant une idée assez précise de ses causes politiques et économiques générales. Cela vaut pour les voix les plus officielles et les plus “opérationnelles” à la fois, comme celle de Lavrov, cet exceptionnel ministre des affaires étrangères qu’on verrait plutôt, justement, comme un acteur agissant plutôt que méditant ; même Lavrov, donc, montre clairement qu’il a pleine conscience du processus de déstructuration et de dissolution dans lequel nous sommes engagés, et des bouleversements qui sont par conséquent, parallèlement en cours ; cela implique, chez lui, une certaine méditation dans l’action, et une méditation sur l’action qu’il poursuit, ce qui est un événement rarissime chez un ministre des affaires étrangères lorsqu'on voit ses vis-à-vis type-Hillary et Fabius.

Plus que les diverses formules qui sont avancées pour tenter de définir ce que pourraient être “les temps nouveaux” qui se forment sous nos yeux, on retiendra ce séminaire, d’abord comme un signe de plus de cette “conscience russe de la crise”. On y voit la confirmation de la forme de la politique extérieure de la Russie, qui ne cesse d’être un appel à se référer à des principes, comme seule assise solide subsistant dans cette tempête sans précédent qui nous secoue et qui nous emporte. Il est remarquable que la Russie, qui est au centre d’un réseau solide d’alliances, d’ententes et de complicités diverses (l’Organisation de Coopération de Shanghai, le BRICS, son rôle au Moyen-Orient, autour de la crise syrienne, etc.), envisage un énorme bouleversement dans les alliances et les influences d’une façon générale, et, par conséquent la nécessité de s’y préparer elle-même pour conserver, sinon renforcer décisivement sa position d’influence. Ce qui est en effet remarquable, et la marque d’une grande conscience de la crise, c’est que la position très satisfaisante de l’influence et de la puissance russe, par rapport à ce qu’était la Russie il y a vingt ans et par rapport au désordre ambiant, ne déclenche pas chez les élites de ce pays un réflexe conservateur de la pensée en estimant et en souhaitant que cette situation persiste, mais au contraire la laisse libre d’envisager un complet bouleversement de cette même situation. On trouve ainsi, chez les Russes, à la fois la conscience de la nécessité de garder des références stables pour pouvoir coopérer et exercer une influence, à la fois la conscience que cette situation est complètement temporaire et précaire à cause des énormes bouleversements qui vont se poursuivre et s’approfondir.


Mis en ligne le 4 décembre 2012 à 06H22