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836On sait que, depuis quelques années, l’industrie de l’armement russe construit de beaux succès, notamment à l’exportation, et s’impose de plus en plus au niveau qui était celui de l’URSS durant la Guerre froide. Encore cette observation ne concerne-t-elle que l’aspect quantitatif, – disons économique, notamment pour les exportations, – et rate-t-elle l’essentiel de l’évolution. En réalité, cette industrie de défense n’effectue pas un “retour” sur une situation passée, elle installe une situation complètement nouvelle, selon des termes qui sont essentiellement politiques. Il n’y a pourtant rien de bien nouveau dans cette nouveauté, mais simplement l’emprunt par les Russes d’une politique spécifique que le général de Gaulle structura et anima entre 1958 et 1969, s’appuyant sur les principes de souveraineté et d’indépendance nationale respectés des deux côtés (vendeur et acheteurs). Les Russes font cela alors que les Français, par faiblesse, par inattention, par incompréhension et par abdication de leur souveraineté, abandonnent de facto les derniers restes de leur politique d’armement.
Un point intéressant est, semble-t-il, la réalisation par les Russes eux-mêmes, de cette orientation de restructuration qu’ils ont entrepris, avec l’exposition d’une “grande politique” qui s’esquisse, par exemple, dans les déclarations d’Alexander Fomine, directeur du FSMTC, qui est le service fédéral russe chargé de la Coopération Militao-Technologique (à Interfax, repris par Russia Insider le 19 janvier 2015). Fomine estime que la Russie est désormais un solide n°2 pour l’exportation des armements après les USA, que son volume d’exportation croît régulièrement (augmentation d’un $milliard pour les ventes de 2014 par rapport à l’année précédente). Fomine énumère les divers avantages des ressources qu’ils gèrent indirectement, avec une augmentation de la qualité et de la fiabilité des systèmes russes, et un incomparable avantage de ces systèmes sur leurs concurrents occidentaux au niveau de prix beaucoup moins élevés. (Par contre, Fomine observe que les armements russes sont en général plus coûteux à l’exportation que les armements chinois, cela étant compris comme largement compensé par les avantages capacitaires et qualitatifs des systèmes russes.) D’un point de vue géographique, la Russie continue à assurer le soutien des anciens systèmes exportés par l’URSS et elle tente de récupérer ces anciens marchés, avec semble-t-il un succès grandissant. Enfin, il y a surtout le vaste éventail des pays qui ne sont pas du domaine captif des USA et de leurs supplétifs européens (les Français étant sur le point crucial de ne plus pouvoir figurer comme des acteurs concurrentiels sérieux des USA). Dans tout cela, on distingue une évolution très rapide de la mentalité russe, de la perception, de la psychologie russes, à laquelle d’ailleurs la crise ukrainienne n’est pas étrangère en leur donnant le sentiment de l’inéluctabilité de devoir assumer dans un environnement hostile (le bloc BAO) toutes les responsabilités de leur sécurité.
«“We have been steadily enlarging dollar-priced [sales] targets by approximately $1 billion each year. And those targets were met. Certainly, we are fulfilling government orders now. So, the industries have big tasks to accomplish in state defense orders and exports. Arms deliveries to our army and abroad have markedly grown in recent years,” the FSMTC director said.
»By exporting armaments and military hardware Russia, it is strengthening the relations of partnership, security and stability of a concrete country, a region and the world at large, Fomin said. “We are proud of the international demand for all our brands and types of armaments and military hardware. Russian hardware is top-grade by its quality, reliability, easy use, repairability and safety factor. Besides, our prices are always lower than those asked for by our main rivals," he noted. [...] “Our weapons are in demand worldwide, on every continent. In Latin America, Europe, Africa, Asia and the Arab East. Our weapons are present in over 100 countries of the world,” Fomin said.
»“This is a natural course of events. We are entering new markets in Latin America and Asia. It is a distinctive feature of world arms exports that partners, especially those in economically developed states, set a mandatory condition of the involvement of their industries in the joint development and production of weapons. That could be mass production of particular weapon types or partial involvement in the production of component parts. We meet these requirements,” Fomin said. He noted that the transfer of technologies was a rather complicated process and it was much easier to exchange an end product for cash. “Technologies may cost less than an end product but in fact a technology and intellect are priceless. Nevertheless, Russia is sharing with its foreign partners and transferring its highest technologies,” Fomin remarked.»
Bien entendu, le marché du Mistral, avec ses avatars divers et notamment ses effets possible sur l’affaire Rafale-Inde (voir le 17 janvier 2015) est extrêmement symbolique de l’évolution russe, autant que de l’abdication française, – avec ce paradoxe que les dirigeants français, obnubilés par leur agrément à l’abdication de toute souveraineté nationale sérieuse, sont incapables de voir combien leur effacement aggrave la situation générale de la sécurité dans le monde en laissant le champ de plus en plus libre à des acteurs en position d’affrontement. En effet, la Russie mène cette restructuration, ou plutôt cette structuration inédite de sa politique de sécurité nationale, ici pour l’exportation mais pas seulement (voir plus loin), parce que c’est son intérêt national, mais aussi parce que l’attitude du bloc BAO le lui impose. Nous sommes là aussi complètement hors de l’époque où les USA et l’URSS évitaient de s’affronter sur les marchés extérieurs délimités selon leurs zones d’influence, et plus encore, hors de celle (années 1990, début années 2000) où les USA évoluaient sans réelle présence perturbatrice de la Russie. La politique russe d’exportation en train de se mettre en place va devenir directement concurrente des USA, et ainsi les USA le percevront-ils et le comprendront-ils, avec la conviction impérative qu’une telle concurrence est inacceptable. Encore ne peut-on s’arrêter à ce seul point des exportations ...
Il y a évidemment un complément intérieur à la mise en place de cette politique “gaullienne” d’exportation des armements, d’ailleurs comme cette même politique gaullienne originelle s’appuya pour son développement sur le développement des capacités militaires propres de la France avec notamment la force nucléaire. Ce complément intérieur, qui peut être considéré d’un autre point de vue comme le cœur même de la démarche russe, concerne un mouvement puissant d’amélioration qualitative et d’équipement des forces russes à tous les niveaux, et notamment au niveau le plus haut des forces stratégiques. Les militaires US l’admettent eux-mêmes comment à l'admettre, comme l’exprime l’amiral Cecil Haney, qui commande les forces stratégiques (US Strategic Command), le 15 janvier 2015 (SputnikNews).
«“Russia has had more than a decade of investments in modernization across their strategic nuclear forces. This is not about the continuation of the cold war... […] This is about emerging capability at a time of significant concerns in Russians execution of their near abroad strategy,” Adm. Haney said at the event devoted to strategic deterrence in Atlantic Council, Washington, DC. The commander went on by saying that Moscow has significant cyber capability and also “has publicly stated they are developing counter space capabilities.” “Russian leaders openly maintain that Russia’s armed forces have anti-satellite weapons and conduct anti-satellite research,” Adm. Haney noted.»
Ces divers constats fixent une transformation radicale de la politique de sécurité nationale de la Russie, sur le modèle “gaullien” privilégiant souveraineté, indépendance nationale et autonomie des capacités fondamentales. Il nous paraît probable qu’on constatera plus tard que, si l’effort de relèvement de la chute de l’URSS a commencé au début de la première décennie du siècle, le changement structurel dont on voit ici les premiers effets, qui est aussi bien conceptuel et politique que technologique, industriel et commercial, a eu lieu autour de 2012 avec la troisième élection de Poutine (retour après Medvedev) et tous les événements qui l’ont accompagnée, jusqu’à la crise ukrainienne pour l’instant qui constitue un facteur d’accélération de plus. La présence d’un homme comme Rogozine à la tête de l’industrie d’armement est un point important dans cette évolution : il n’y est pas simplement comme technicien et organisateur, mais aussi comme homme politique nationaliste (largement à droite de Poutine) dont la participation au gouvernement est la condition de son soutien du régime, avec des conceptions qui intègrent jusqu’à la dimension spirituelle russe faisant du réarmement russe une nécessité politique fondamentale (voir le 14 mars 2012). En un sens, tout ce qui fut fait avant 2012 relève, pour la Russie, d’une autre époque, et d’autres conditions où la consigne prioritaire était la recherche de l’arrangement avec le bloc BAO... Ce temps-là est définitivement du passé.
Dans ce contexte, la “nouvelle politique russe à l’exportation” est non seulement une politique d’affirmation mais une arme de bataille antiaméricaniste, quoiqu’en veuillent les Russes. En effet, les USA apprécieront le phénomène de cette façon, si ce n’est déjà fait (on le sent déjà avec les déclarations de l’amiral Haney), et il ne faudra pas beaucoup pousser Rogozine pour qu’il aille effectivement dans ce sens, Poutine manifestant sur ce point de la sécurité nationale une attitude extrêmement ferme. C’est un argument objectif de plus pour l’affrontement entre les USA et la Russie, puisqu’effectivement les USA ne peuvent concevoir qu’une politique de sécurité nationale robuste, puissante, et offensive sur les marchés extérieurs d’une autre puissance qu’eux soit autre chose qu’une des multiples façons de les défier et de leur déclarer la guerre. Il n’y a, à notre sens, rien qui puisse faire accepter aux USA, c’est-à-dire au Système, une concurrence de cette sorte et de cette ambition, et d’ores et déjà effective dans les moyens. D’autre part, il peut clairement apparaître qu’il est d’ores et déjà trop tard pour modifier ces termes d’affrontement, d’autant que la tendance des USA est aujourd’hui vers un déclin de leurs capacités fondamentales, notamment stratégiques, leurs grands projets de rénovation et de modernisation stratégiques étant encore à l’état embryonnaire, et sans l’ombre du commencement d’un financement alors que le terme se situe sur les deux prochaines décennies.
Un stratège US convaincu de la nécessité pour les USA de conserver une “supériorité stratégique” militaro-géopolitique dans le sens le plus large du concept, – et tous les stratèges US ayant voix au chapitre le pensent évidemment, – ne peut qu’arriver à la conclusion qu’il faut tout faire, très vite, pendant qu'il est encore temps, pour stopper l’élan russe vers le renforcement ... “Tout faire“ ? Cela peut aller loin, et de toutes les façons cela enferme la politique US dans une posture de confrontation maximale avec la Russie, avec tous les risques afférents. Ainsi doit-on conclure que les mois, les quelques prochaines années, ne peuvent être autres, dans ce domaine qui porte les risques les plus graves, que marqués par les plus graves tensions. Aucune surprise à manifester, c’est aujourd’hui la pente naturelle, irrésistible, des relations des USA (du bloc BAO) avec la Russie.
Mis en ligne le 19 janvier 2015 à 15H35
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