La semeuse de désordre

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La semeuse de désordre


8 Décembre 2005 — Condi Rice, tout sourire, attentive aux consignes de Washington, semble être la parfaite illustration de l’inconscience. Son voyage en Europe, destiné à apaiser la tension, par la méthode forte s’il le faut, s’est avéré un désastre diplomatique de première dimension. Rice a semé le désordre à très forte coloration anti-américaine dans divers pays, mais plus précisément chez les meilleurs d’entre tous : dans la fidèle Angleterre et dans l’Allemagne de Merkel que les USA s’étaient faits fort de récupérer dans le camp atlantiste en deux temps trois mouvements.

L’effet des efforts américanistes est absolument fascinant. On dirait que cette diplomatie de brute primaire est aiguisée pour un seul objectif: semer la discorde chez l’ami, — l’exact contraire de la prescription stratégique du colonel de Gaulle en 1934. A Londres, où pourtant Rice ne s’est pas rendue (ses services avaient dû lui dire que le soutien britannique était acquis), le débat dans les comités ad hoc à la Chambre des Lords sur l’usage de la torture et l’utilisation des preuves obtenues par la torture a apporté un ton solennel et historique à la condamnation des pratiques actuelles de cette sorte d’activité, affirmée de façon impudente par Washington et suivie de façon tortueuse par le gouvernement Blair: « Lord Bingham of Cornhill, the former Lord Chief Justice who headed the panel, said English law had regarded “torture and its fruits” with abhorrence for more than 500 years. “The principles of the common law, standing alone, in my opinion compel the exclusion of third-party torture evidence as unreliable, unfair, offensive to ordinary standards of humanity and decency and incompatible with the principles which should animate a tribunal seeking to administer justice,” he said. »

Il y a là une révolte de la conscience qui éclate, special relationships ou pas. Elle est exacerbée par l’attitude d’un Tony Blair incapable de se détacher de son allégeance fascinée (“glamour”) pour le Washington de GW Bush. Après le débat de mercredi aux Communes sur les vols “clandestins” de la CIA et les explications embarrassées de Tony Blair, un député conservateur, du parti qui est en général l’ami de l’Amérique, éclatait : « This story is going to run and run, however much Mr Blair and Washington might like to control it. » Traduisons : personne ne fera plus désormais de cadeau à Blair et à sa clique, encore moins à l’Amérique. L’affaire de la torture s’attaque trop vivement à ce qui fait, en général, la stabilité et la pérennité des traditions démocratiques de l’Angleterre historique.

En Allemagne, le spectacle est à peine différent. La visite de Rice, finement arrangée pour inclure Merkel dans le chœur des admirations transatlantiques psalmodiant des louanges à l’intention du président GW Bush, s’est soldée par un désastre aux dimensions rarement atteintes. On en connaît le premier acte, lors de la rencontre elle-même. La suite vaut son pesant de chewing gum.

Merkel avait dit publiquement ce que Rice lui avait dit au cours de l’entretien, — savoir qu’il arrivait la chose extraordinaire que les USA fassent des erreurs, et que l’arrestation illégale, la détention pendant deux ans, la torture régulière pendant ce laps de temps du citoyen allemand d’origine libanaise Khaled el-Masri, finalement reconnu innocent d’une accusation dont personne n’a jamais rien su et enfin relâché récemment, en est une et de dimension. La chose n’est pas passée à Washington où l’on ne sait ce qui est plus impressionnant, de la vanité qui le dispute avec régularité à la stupidité. Rice s’est fait remonter les bretelles (façon de parler pour une dame). L’on s’est occupé de lancer une opération dite de “damage control”, façon Cheney-Rove, saupoudrée d’habileté neocon.

L’ensemble de la manoeuvre donne ceci, dans une façon délicate qui se résume à ce constat à peine dissimulé: Merkel déconne complètement (qu’est-ce qu’elle a dans sa tête?), Rice n’a jamais dit ce qu’elle a dit, même si elle l’a dit, — OK? (Selon Reuters, qui nous donne sa dépêche sous le titre délicat de : « Germany's Merkel under pressure after Rice debacle ».)

« A visit from Rice on Tuesday, intended as a bridge-building trip with Merkel's new government, veered badly from the intended script when the Masri case was raised. While Merkel told reporters Washington had acknowledged it made a mistake in detaining him, a senior U.S. official said Rice had said no such thing.

» “We are not quite sure what was in her head,” he said, referring to Merkel. »

Du coup, le très civilisé et atlantiste Financial Times Deutschland en arrive à faire ce constat épuisé et furieux: « Not only is there no apology, but even the word ‘mistake’ is too much for the United States when it comes to a concrete case. » L’opposition s’en donne à coeur joie entre Verts et libéraux, connus les uns pour leur faux anti-américanisme et les autres pour leur vrai soutien inconditionnel au libéralisme américaniste. Tout cela est oublié car l’occasion est trop belle. On réclame un débat sur l’affaire Masri (on devrait l’avoir mercredi prochain) et l’on trouve que Merkel a été bien pâlotte face à Rice, et qu’elle n’a obtenu aucune réponse satisfaisante (« We heard only general explanations...I don't think yesterday brought us a single step forward », selon Heinz Lanfermann, député libéral).

Résultat des courses (de la visite de Rice) : Merkel, devenue critique des Américains, ne l’est certainement pas assez pour toute la classe politique allemande. Le gouvernement Merkel, désorienté par l’habileté américaniste, se replie piteusement, se disant “satisfait” des explications de Rice. Cette position ne sera pas tenue longtemps. Le malaise allemand, dans la fièvre déclenchée par l’extraordinaire maladresse de l’administration GW, devrait conduire le gouvernement Merkel à une position structurelle nettement critique à l’encontre des USA. Ainsi pourrait-on assister, en beaucoup plus rapide, au même cycle qui transforma Schröder en un “anti-américain” qu’il ne fut jamais de lui-même à l’origine, et qui lui imposa une politique de critique des USA qu’il n’avait jamais songé à mener aussi vivement. Bien entendu, les architectes de ces subtiles manoeuvres sont toujours les mêmes : les diplomates de Washington D.C.

Par ailleurs, rien d’autre n’est possible que cette maladresse, qui ressort de l’irrationnel de l’hystérie et non d’une politique qui serait mal conçue et maladroitement appliquée. Comme toujours, le domaine qui importe est celui de la psychologie. Les exigences des Américains auprès de leurs alliés fidèles ne sont nullement du domaine de la raison (disons, de la servilité raisonnable). Elles attendent beaucoup plus. Elles attendent l’acceptation inconditionnelle de l’univers virtualiste de l’équipe GW Bush. Les américanistes d’aujourd’hui nous demandent, pour se voir rassurés, d’être encore plus américanistes qu’eux-mêmes, alors qu’ils poussent leur propre américanisme au feu de leur pathologie s’exprimant par l’aveuglement et l’hystérie.