La sénatrice sacrilège

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La sénatrice sacrilège

18 août 2018 – Dans ce texte, je fais référence aux deux autres textes du même jour, pour établir un lien entre eux deux et constituer ainsi un triangle parfait, complètement isocèle, qui figurera la vérité-de-situation de la Grande Crise d’Effondrement du Système (GCES). Le premierde ces deux textes concerne la sénatrice Warren et sa proposition de loi de “responsabilisation du capitalisme” ; le second est le T.C.-56 sur la “démence cosmique”.

Nous partons sur la sénatrice du Massachusetts...  

Elizabeth Warren est une brillante universitaire, venue de Harvard, qui occupa des postes officiels, notamment pour enquêter sur les conditions du sauvetage de Wall Street après l’effondrement 9/15 de 2008, avant d’être élue sénatrice en 2012 (et vice-présidente de la minorité démocrate au Sénat depuis 2017), et candidate préférée de la base du parti pour les présidentielles de 2020. Son engagement dans la gauche du parti démocrate est clairement affichée et nous trouvons trace d’elle sur notre site le 13 août 2009, alors qu’elle dénonce la façon dont on a couvert Wall Street effondré de $700 milliards d’argent public pour relever les banques. (En fait, il s’agit de beaucoup plus, mais c’est une autre histoire.) Élégante, très compétente, assurée d’elle-même et érudite, Warren est la progressiste-type de la Côte Est (par adoption et par tempérament), dans la tradition rooseveltienne (et plutôt Eleanor que Franklin D.). Petite touche d’exotisme bien dans l’air du temps d’aujourd’hui : elle assure avoir du sang cheyenne dans sa généalogie, ce que Trump conteste avec véhémence. (On aura compris qu’elle déteste Trump.) Comme on peut le voir dans son impeccable biographie Wikipédia, parfaitement alignée et élégamment hagiographique, cette brillante universitaire-sénatrice aux très bons sentiments est un pilier du système de l’américanisme ; “pilier de gauche”, certes, mais le Système a besoin de tenir sur ses deux pattes...

... Ce qui rend totalement incroyable sa proposition de loi, dont on a vu qu’elle une véritable proposition de “bolchevisation” du système de l’américanisme. Il est tout aussi incroyable qu’on en discute sérieusement, même si essentiellement pour la critiquer, comme s’il était pensable qu’une telle loi puisse être débattue, – ce qu’elle sera effectivement même si (bis) elle est pourtant l’instant promise à l’échec ! Dans le texte cité pour la Brèves de crise référencée, autant par exemple que dans le texte de Michael S. Rozeff, sur LewRockwell.com le 17 août : « Elizabeth Warren Is A Weapon of Mass Destruction of Capitalism », sa proposition est effectivement débattue “sérieusement” (“comme s’il était pensable”...).

En quoi s’agit-il de quelque chose d’“incroyable” ? Je me permets ici de me référer à ma longue expérience d'un demi-siècle, qui implique un intérêt actif pour les États-Unis d’Amérique, aussi bien dans leur évolution politique dans le sens le plus large du mot que pour son histoire. L’impression qui a toujours dominé ma perception est l’incompatibilité absolue de l’ontologie américaniste, et partant de sa psychologie, avec le socialisme, avec le communisme, avec le marxisme, et d’un autre côté l’identification totale avec l’individualisme, la propriété privée et le capitalisme.

Le socialisme puis le communisme furent constamment perçus comme subversion pure de l’américanisme, notamment et très activement à partir de l’épisode fameux de la première Red Scare culminant en 1919. Si la finance ou d’autres forces du capitalisme américaniste ont paru parfois soutenir clandestinement des courants de subversion marxiste (notamment durant les années de guerre civile en Russie, malgré l’intervention militaire US contre les bolchéviques), c’est toujours avec des intentions tactiques d’obtenir certains avantages de marchés. Une certaine proximité avec des positions trotskistes de divers groupes, de la finance jusqu’aux neocons d’aujourd’hui dont l’origine trotskiste est connue, ne concerne guère le marxisme de Trotski, mais son universalisme révolutionnaire passant par la “révolution permanente” qui rejoint par certains aspects importants les thèses du “chaos créateur” du capitalisme, – toujours valable pour d’autres pays que les USA qu’il faut briser pour y installer d’importants et lucratifs marchés à s’approprier. La semi-pénétration communiste à Hollywood, mise en évidence par les grandes auditions inquisitoriales de la commission des activités “non-américaines” (unamerican) de la Chambre dans les années 1946-1950, immédiatement avant McCarthy, fut de l’ordre du romantisme et de l’exotisme, et sans conséquence politique structurelle. Le PC des USA, très vite interdit et de peu d’importance sauf pendant les années tragiques et quasi-révolutionnaires de la Grande Dépression, fut l’objet constant de toutes les attentions du FBI sous la houlette impitoyable de Edgar J. Hoover.

Parmi les personnalités politiques ou proches de la politique qu’on pouvait soupçonner de sympathie pour le communisme, ou dans tous les cas pour le socialisme, il n’y en eut guère qui put approcher une position institutionnalisée (je veux dire vers les plus hauts niveaux du pouvoir de l’américanisme). On pourrait citer Henry Wallace, vice-président de Roosevelt, qui fut remplacé à cette fonction par Truman en 1944 sur intervention du DeepState d’alors, ce qui nous fit rater de peu une expérience intéressante ; Wallace tenta sans succès une candidature présidentielle en 1948 avec le parti progressiste soutenu par le PC des USA, puis s’en détourna rapidement après s’être découvert... anticommuniste. Ce cas de Wallace est d’ailleurs intéressant en ce qu’il nous montre ce qu’est (ce qu’était ?) la limite sacrilège de l’américanisme, même d’ultragauche, vis-à-vis du socialisme-communisme. Les Américains ultra-progressistes et pacifistes-globalistes, comme Wallace et notamment du temps de Wallace avec la puissance des USA à son pinacle, restaient partisans de l’américanisme comme doctrine propre à transformer le monde, et donc partisans d’un capitalisme plus ou moins réformiste.

On comprend alors combien c’est bien en cela que la situation actuelle est extraordinaire et incroyable, et nous en revenons au cas Warren. Un extrait du commentaire de Rozeff sur elle, après l’annonce de son projet de loi identifiée comme clairement anticapitaliste (« une Arme de Destruction Massive du Capitalisme »), est le suivant : « Le plan de Warren est socialiste et montre clairement qu’elle est une sociale-démocrate. Son plan révèle qu’elle est une Bolchévique. Les Bolchéviques étaient eux aussi des sociaux-démocrates. Au pouvoir après la révolution russe de 1917, ils devinrent le Parti Communiste. [...] Ayant eu la possibilité de condamner nommément les “Antifa” [ultragauche anti-Trump], Warren refusa. Elle s’est elle-même alliée au groupe “Black Lives Matter”. Si nous nous allons derrière l’apparence des “Antifa” et de “Black Lives Matter” et apprécions les conceptions qu’ils épousent ou les conceptions que les gens influents et conceptuels parmi eux épousent, nous découvrons qu’ils sont souvent marxistes et anticapitalistes dans leur orientation. »

Tout cela semble bien signifier, par le biais de l’exemple d’Elizabeth Warren, que le capitalisme n’est plus en théorie quelque chose d’intouchable, que le marxisme n’est plus cette chose impie excommuniée pour l’éternité. Désormais, des personnalités du pouvoir de l’américanisme, éventuellement une partie de l’aile gauche du “parti unique” (les démocrates), s’affichent implicitement sinon explicitement marxistes, et aucune réaction sérieuse n’est enregistrée, et l’on voit même le DeepState coopérer, tous plus ou moins aveuglés par ce poison épouvantable de l’antitrumpisme. Même les adversaires de cette tendance en discutent implicitement, à leur insu quant à la signification de la chose, c’est-à-dire comme s’il était “pensable” de concevoir un véritable citoyen américain et dirigeant de l’américanisme favorable au marxisme et à la liquidation du capitalisme. Edgar Jay doit s’agiter en un véritable tourbillon crisique dans sa tombe...

De ce que je connais et comprend de l’américanisme, il s’agit d’une révolution copernicienne qui se dessine sous nos yeux, et une révolution dont par définition et par logique ontologique l’américanisme ne pourra passe relever, ni se transmuter parce qu’on ne transmute pas la “Cité de Dieu” Upon the HillLe constat qui s’impose est bien celui d’une fracture épouvantable dans la psychologie américaniste, qui est le ciment formateur et structurant des États-Unis d’Amérique.

L’intérêt à cet égard est bien dans cette fracture-là plutôt que de savoir si les USA risquent de devenir marxistes, ou sociaux-démocrates à la sauce bolchévique. L’affirmation (qui est la mienne en ce cas) selon laquelle la psychologie de l’américanisme est mortellement touchée alimente largement la thèse de la pathologie, de la démence, etc. ; je veux dire que, d’un point de vue américaniste dont tous ces gens dépendent à l’origine, rompre sa propre psychologie américaniste qui est formative de cet “empire de la communication” des USA en s’ouvrant à une conception qui implique la liquidation du capitalisme, ne peut être autre chose qu’un signe de démence. Bien entendu, cela est largement suffisant pour avancer que, dans de telles conditions, le véritable problème qui se pose aujourd’hui aux États-Unis est de savoir comment ne plus exister, comment “se suicider” comme le prédisaient quelques grands ancêtres...

... Répétition du T.C.-48 comme une sorte de leitmotiv : « Tous les vrais américanistes l’ont prévu ainsi ; que ce soit leur grand président Abraham Lincoln (“Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant”) ; que ce soit leur grand poète Walt Whitman (“Les États-Unis sont destinés à remplacer et à surpasser l’histoire merveilleuse des temps féodaux ou ils constitueront le plus retentissant échec que le monde ait jamais connu…”). »