La société liquide

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La société liquide

Quand le procès de la citoyenneté ne parvient plus à se coaguler

Le monde postmoderne se désintègre, dans un contexte où la sphère financière impose ses dogmes. L’ubiquité des transactions, à l’intérieur d’une économie virtuelle qui dévore la sphère productive, pave la voie à des transferts massifs de masses monétaires qui ont pour fonction de remodeler nos sociétés moribondes. Il est presque impossible que de véritables relations citoyennes parviennent à se coaguler dans un tel contexte.

Les modes de vie ont cédé la place aux phénomènes de mode, ces excroissances de la machination du spectacle. La politique spectaculaire fonctionne de manière horizontale, même si ses opérateurs font partie d’une hiérarchie verticale. Comme dans une mer agitée, les consommateurs (ou néo-citoyens) tentent de se maintenir à flot et de mettre le cap sur des destinations qui demeurent éphémères en définitive. L’identité s’apparente à une peau de caméléon, alors qu’il devient impératif de travestir ses intentions, ses sentiments et ses opinions.

L’homme-machine

C’est le procès de la productivité – amorcé au cœur de la Révolution industrielle – qui aura eu raison des anciennes structures anthropologiques. La performance et le rendement constituent les antiennes d’un nouveau culte : les prouesses sans cesse renouvelées de la technologie permettront de transformer le monde qui nous entoure et, in extenso, notre humaine condition. L’historien Emilio Gentile, dans son opus intitulé «L’Apocalypse de la modernité», rapporte une vision fulgurante de Nietzsche : «Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux prochains siècles, je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l’avènement du nihilisme […].»

Nietzsche, philosophe prométhéen dévoyé, avait vu juste lorsqu’il dénonçait la puissance vacillante d’une Église catholique perçue comme le principal surgeon du défunt Empire romain. Emilio Gentile précise son observation en soulignant que «pour Nietzsche, la modernité était l’époque culminante d’un processus de désagrégation commencé au Moyen Âge, lorsque l’Église n’avait plus réussi à contenir les forces qui lui étaient hostiles». La Réforme avait suivi, ainsi que l’affirmation d’un État organisé «par l’égoïsme de ceux qui s’enrichissent et par la tyrannie militaire».

Comme nous l’avions déjà affirmé, dans un article consacré à l’utopie en architecture, «si les templiers furent les premiers banquiers de l’occident, les monastères représentent une ébauche des manufactures et des entreprises de la Révolution industrielle. L’utopie de l’ordre finissant toujours par prendre le pas sur celle de la liberté». Donc, l’organisation monastique représente, peut-être, l’embryon d’une Révolution industrielle à venir, une économie productive qui introduit la chronométrie des activités humaines. Et, partant, un régime qui écarte l’homme des cycles de la nature.

La perte du lien naturel

Jean Giono – le pendant païen de Pier Paolo Pasolini – brosse le tableau d’une communauté paysanne [relativement] indépendante de la machination capitaliste. Ceux qui ont reproché à Giono son indécrottable nostalgie n’ont rien compris sur le fond. Il faut lire «Triomphe de la vie», un ouvrage inclassable qui met le doigt sur les fondements de l’aliénation de l’homme moderne. La communauté paysanne, avant les transformations de l’après-guerre (1939-45), représente une société relativement libre puisqu’elle est assise sur des fondations naturelles. L’artisan est pratiquement le contraire du prolétaire dans l’œuvre de Giono. Il y a peu de médiation entre son activité productive et cette nature qui est perçue comme le substrat de toutes formes d’organisation vivante. Ainsi, «la civilisation entièrement construite sur les plans de notre raison, leur (les prolétaires) fournira tout ce qu’il faut pour vivre. Le geste qu’ils feront tout le long de leur vie deviendra tellement machinal qu’ils le feront sans y penser …»

L’aliénation contemporaine n’est pas le fruit des antiques jougs, à des époques où la raison dominante s’affirmait par le truchement des armes. Que nenni. Le nihilisme de société contemporaine est une conséquence directe de l’effritement du lien qui unissait les communautés humaines et la nature. Nietzsche faisait l’apologie de la guerre, avant de sombrer dans sa folie, en arguant que les déchaînements de la Némésis auraient pour conséquences de purger l’homme ancien de sa décadence. Par-delà le bien et le mal, un nouvel homme dionysiaque allait émerger, replongeant ses racines profondément dans le socle de la «vie naturelle». Toutefois, l’histoire contemporaine nous enseigne que Nietzsche s’est trompé en bout de ligne.

La théorie du choc

Les grandes guerres qui se sont succédées, de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, auront contribué à fragmenter les sociétés humaines, permettant, après coup, à la sphère financière de reconfigurer à volonté les anciennes nations qui perduraient. Ainsi, la fragmentation des états balkaniques, sans oublier la pulvérisation de l’ancien Empire austro-hongrois, ont permis à l’Allemagne postmoderne de se constituer un hinterland industriel foisonnant de mains-d’œuvre à bon marché. L’Allemagne aura perdu les dernières grandes guerres, mais elle a fini par remporter la joute économique et par prendre la gouverne d’une Union européenne qui n’est qu’un appareil servant à broyer ce qui reste du «concert des nations». La citoyenneté a été purgée, pas ce « vieil homme » décadent qui excitait le délire nietzschéen. Le nihilisme des élites, celui qui a perduré de l’époque du romantisme jusqu’au mouvement surréaliste, s’est propagé à toutes les sphères de la société. C’est plutôt Robert Musil, dans son essai-roman «L’Homme sans qualités», qui pointe le doigt dans la bonne direction. L’homme contemporain est totalement désœuvré, il représente l’antithèse du paysan de Giono. Il serait pertinent de travailler à un essai comparatif entre ces deux auteurs, si ce n’est déjà fait.

De facto, la motricité de la guerre, nourrie par l’hybris des élites aux manettes, a agi comme un détonateur permettant de désagréger les sédiments des sociétés humaines. Puis, de recomposer les restes, sur le mode du collage, cette pratique «artistique» qui demeure l’unique achèvement de la culture postmoderne. Ordo ab chao. Et, le Nouvel Ordre Mondial est peut-être appeler à gouverner en gérant des flux, à la manière d’un nautonier qui conduit les mort-vivants de la décadence postmoderne.

L’humanisme dévoyé

«L’homme nouveau», ce surhomme prométhéen qui remplacerait le «vieil homme» n’existera pas. C’est plutôt «l’homme-prothèse», tel qu’anticipé par les nouveaux théoriciens du transhumanisme, qui prendra le relais d’un prolétariat qui est devenu une chimère en l’espèce. Le paysan était lié à sa terre, peu importe les vicissitudes de la survie, le prolétaire avait été enchainé à sa machine et, finalement, le transhumain sera conditionné par les manipulations génétiques et technologiques du futur. Le procès de l’aliénation (et non plus de la production, cette fois-ci) aura accompli sa trajectoire complète.

Après tout, Jésus a bien dit qu’il était «le fils de l’homme». C’est à travers son humaine condition que l’être humain transcende les vicissitudes de la vie. Ici et maintenant. La verticalité spirituelle demeure l’unique condition de sa survie ontologique. L’éternité que les théoriciens du transhumanisme nous proposent ne fait plus partie de l’histoire.

Comme l’avait justement anticipé le film The Matrix (1999), le (s) grand (s) architecte (s) qui officie (nt), à la manière d’un régisseur, a (auront) fini par réaliser cette «Société du spectacle» que redoutait tant Guy Debord. Le temps reconstitué par la «politique spectaculaire» n’a plus de rapport avec une quelconque forme de production industrielle ou économique. Il s’agit d’«organiser la fiction», pour paraphraser Debord, de telle sorte que l’histoire humaine soit définitivement effacée. L’homme «hors-sol», sans liens mnémoniques et sans attaches émotives, tel que défini par le sociologue Zygmunt Bauman, est un parangon de vacuité.

Le «métrosexuel», sorte de personnage potiche, a, déjà, pris le relais de l’ancien consommateur, celui de l’ère postmoderne. Il consomme toujours des biens et services, mais pas de la même manière. La plasticité des médias sociaux l’oblige à sautiller comme une fourmi, à chaque seconde, subissant les électrochocs d’une doxa impitoyable. Les repères cognitifs sont manipulés à souhait. Il s’agit de se modeler selon «l’air du temps». L’«Air du temps» est pulsé par la matrice financière qui nous domine d’Est en Ouest. Il faut, donc, pratiquer la plongée sous-marine, d’où l’emploi de cette puissante métaphore du sous-marin dans le film «The Matrix». Nous sommes submergés par le monde virtuel. Mercure, messager des dieux, ne vole plus à travers les ondes hertziennes et parmi les anges, non. L’instantanéité du monde des communications virtuelles est lourde à porter. Il s’agit d’un immense rocher de Sisyphe que nous sommes condamnés à pousser, enchaînés devant nos écrans d’ordinateur. Il convient de fermer l’écran cathodique, à l’occasion. De réinventer l’«humaine communauté».

Patrice-Hans Perrier


Référence : L’apocalypse de la modernité, un essai historique composé en 2008. Écrit par Emilio Gentile, 415 pages – ISBN : 978-2-7007-0401-3. Édité par Flammarion, 2011.