La solitude de l'analyste

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La solitude de l'analyste

Je me sens seul. Ni Charlie ni rien du tout. Atomisé par le bruit de fond de nos crises, devenues permanentes.

Ces crises indiquent probablement que notre système est dynamique, qu'il va très bien et il a été défendu, par des millions de manifestants.

Charlie s’est fait descendre ? Des millions, sur la planète entière, debout. Les Femen pissent sur les crucifix. Charlie insulte le Coran. Tout va bien. Les enfants des écoles sont calmes, les banlieues paisibles, les plateaux télé organisent « de vrais débats démocratiques », les cultures, les liens, de la famille au village, du clan à la Nation ou à l’Europe, vont bien. Dormez tranquilles.

En voyant ces 5.000 policiers envoyés vers l’imprimerie de province ou ces deux bougres s’étaient enfermés, ces 5.000 Martiens habillés comme des robocops, bardés d’armes monstrueuses, de lunettes vertes, de fils, d’antennes, je me suis mis à espérer que notre aimable président allait arrêter ça, tout de suite, envoyer deux flics à vélo avec des capes noires sonner à la porte, dire « au nom de la loi je vous arrête ! » et que tout finirait comme ça, avec une fourgonnette grise qui part à la fin en faisant pin-pon.

Non. Depuis mai 68, les flics sont des SS, c’est bien connu. On peut donc les tirer comme des lapins. C’était dans Charlie ça aussi. Vous vous rappelez les Bobbies à Londres ? Sans arme. Respect de la hiérarchie, luxe, calme et volupté londonienne. La liberté face à une structure, ancienne, où chacun se reconnaissait plus ou moins. Pchouitt !... Terminé tout ça.

Je vais vous dire ce que j’en pense du réarmement des Bobbies et de nos robots policiers. Et puis non : trop sensible.

Charlie Hebdo oui, Zemmour, interdit d’antenne ; Bernard-Henri Levy oui, les révisionnistes non ; Dieudonné oui – euh, non – Houellebecq …on va réfléchir, on verra. Marine Le Pen ? Savez-vous ce qu’a dit Libération (ou notre « journal de référence » Le Monde bien aimé, je ne sais plus) : l’invitation à l’Elysée de Madame Le Pen, c’est Hitler invité à la Chancellerie pour la première fois en 1933. Marine Führer, le Troisième Reich, la Gestapo. La fin du monde quoi…

Alors Marine, c’est non. C’est pas de la censure, on vous l’assure. Va défiler ailleurs.

Au fait, Charlie Hebdo a-t-il un jour pensé à se foutre de la gueule de la Shoa ? Liberté, non ?

Non, évidemment : il y a des choses sacrées.

Sacrées ?

Sacrées comme le Coran vers lequel monte une jeunesse totalement dépressive. Charlie rigole et se fout de sa gueule. Sacrées comme les Catholiques, dont le nombre s’accroît dans le monde entier. Charlie rigole encore. Sacrées comme la liberté d’expression (Charlie ne rigole plus). Sacrées comme la Nation : fou-rire général quand un égaré l’évoque à la télé ; effondrement dans ses bras maternels par millions, deux jours après : « unité nationale » dit-on alors devant …Notre Dame de Paris et avec des trémolos dans la voix. Notre Dame, symbole si je comprends bien de la république laïque. Puis le drapeau (en berne), l’Europe. « Plus jamais ça ! »

Ne nous étonnons pas. Nous sommes devenus tous fous, à lier.

Nous jouons si souvent avec le feu – la liste est longue, sans remonter jusqu’au VietNam : Irak, Afghanistan, Libye, Syrie… Ukraine aujourd’hui; malgré les analystes, solitaires, sortes de Charlie de la lucidité, nombreux pourtant. Soutien sans faille donc à Al-Nosra en Syrie, comme disait Laurent Fabius en décembre 2012. Al-Nosra, l’organisation de nos deux pieds nickelés tueurs de Charlie, ou alors avec Daech ou ISIS, qu’importent les étiquettes ; Al-Nosra que venait pourtant d’inscrire en toute hâte l’administration américaine sur la liste des organisations terroristes : immense sagesse de la grande démocratie américaine (encore une autre), juste après avoir armée Al-Nosra jusqu’aux dents. Monsieur Fabius s’étrangla publiquement : des terroristes, ces braves gens qui, comme nous, combattent le boucher de Damas, Assad ? Vous n’y pensez pas ! Je cite notre journal de référence Le Monde, icône de la vertu bien-pensante, le 13 décembre 2012 : « La décision des États-Unis de placer Jabhat Al-Nosra, un groupe djihadiste combattant aux côtés des rebelles, sur leur liste des organisations terroristes, a été vivement critiquée par des soutiens de l’opposition [en Syrie]. M. Fabius a ainsi estimé, mercredi, que “tous les Arabes étaient vent debout” contre la position américaine, “parce que, sur le terrain, ils font un bon boulot”. “C’était très net, et le président de la Coalition était aussi sur cette ligne”, a ajouté le ministre. »

Impayables Le Monde, notre ministre, nous... Heureusement, cinq petits mois après, « le bon boulot » des jihadistes finalement, c’est plus ça. Hop ! Sur la liste et on n’en parle plus. On ne livrera plus d’armes qu’aux combattants « modérés ». Bin Laden doit encore en rire dans son tombeau marin.

Pas Charlie.

On n’a pas fini d’en parler de « la faille » (sic Manuel Vals).

Que se passe-t-il ? Pourquoi la planète est-elle concernée par un attentat à Paris contre quelques personnes et un journal ? Est-ce parce que c’est la France, Patrie des droits de l’homme ? (au fait, je n’aime pas trop le mot Patrie pour les droits de l’homme. On pourrait pas trouver autre chose ?) Celle de De Gaulle ? De Maurras ? Même François Hollande, même ceux qui rigolent (ils ont le droit) devant le poids de l’histoire, des traditions, n’ont pas réussi à enlever ça à ce cher et vieux pays la France… La planète entière prosternée devant la France éternelle. Faute de mieux, ça vous donne envie de l’aimer.

Même le 11 septembre, même les 54 tués dans le bus de Londres, même les 191 morts et les 2.050 blessés de Madrid – même Hiroshima serait-on tenté de dire, n’ont rien provoqué de pareil. Pas même les centaines de milliers de pauvres bougres morts en Irak, en Syrie, en Ukraine… A Kiev d’ailleurs, le gentil Poroshenko, notre allié « Roi du chocolat », vient d’ailleurs de le redire : on va « exterminer » ces gens à l’Est de l’Ukraine. Des sous-hommes. Les Allemands ne censurent pas tous les révisionnistes puisque son premier ministre (le premier ministre de notre allié Roi du chocolat), vient de prononcer un discours solennel en Allemagne, juste devant le Bundestag, avec la Porte de Brandebourg derrière, toute illuminée : rappelez-vous l’invasion russe de l’Allemagne et de l’Ukraine en 1945, « plus jamais ça ! » a-t-il hurlé à une foule médusée, pas sure d’avoir tout compris... Angela faisait une drôle de tête. Les 27 millions de Russes tués par les Allemands entre 1941 et 1945 ? Les 10 millions de victimes du communisme ? C’est pas comme Charlie : on peut – on doit oublier. Les reflexes identitaires russes, c’est comme le Coran : c’est vraiment pas bien. C’est pas la République laïque, libre et indivisible.

Qu’importe : Jeannette Bougrabe (accessoirement ancienne Secrétaire d’Etat de Sarkozy) et ancienne compagne de Charb, patron de Charlie Hebdo assassiné mercredi, a demandé qu’il soit inhumé, avec ses collègues, au Panthéon… entre les époux Curie, Jean Jaurès, Gambetta et Voltaire je suppose. Du grand art pour la République. Pourquoi pas à Colombey les Deux Eglises, vers le Grand Charles ?

Autre petite chose : Guy Bedos. La gauche française l’aime bien, la droite aussi, souvent. Une sorte d’unité nationale à lui tout seul. Le pauvre : en 2012, il voulait que les journalistes de Charlie Hebdo « crèvent ». Diable… « Depuis que Reiser est mort, depuis que Siné n’est plus là, ils ne me font pas rire. (…) C'était nul l’histoire de Mahomet (nb les caricatures publiées par Charlie Hebdo). Je m’en fous de Charlie Hebdo ! Je n’ai pas de leçon d’insolence à recevoir de gens qui se sont couchés ». Bedos pensait à Philippe Val, le directeur de Charlie Hebdo, le prédécesseur de celui qu’ils ont dégommé mercredi : « Philippe Val qui s’est couché devant Nicolas Sarkozy pour devenir directeur de France Inter. Dans la résistance, on n’aurait pas été dans le même réseau. » Sic.

Les millions et les millions de Charlie, pardonnez-moi, c’est gentil mais c’est quoi au juste ? Même Bedos semble perdu. Charlie contre les musulmans ? Pour les musulmans ? Pour la liberté ? Pour la répression ? Comment font les musulmans pour défiler avec ceux du « mariage pour tous » ? Savez-vous ce qu’il y a dans le bouquin de Houellebecq ? C’est une prochaine présidentielle avec socialistes et droite évacués au premier tour, laissant face-à-face Marine et « la Fédération musulmane » pour le second. « Un séisme » qu’il appelle ça, notre écrivain-sur-le-point-d’être-aussi-responsable-de-la-mort-de-Charlie que Zemmour ! Bientôt interdit d’antenne. Au nom de la liberté d’expression.

Beaucoup, y compris John Turley, professeur de droit public à l’université George Washington, ne sont pas très impressionnés par la liberté d'expression, en France et dans nos démocraties. Maxime Chaix le notait le 10 janvier dans DeDefensa : le Washington Post du 9 janvier 2015 fait un constat assez accablant :

«Indeed, if the French want to memorialize those killed at Charlie Hebdo, they could start by rescinding their laws criminalizing speech that insults, defames or incites hatred, discrimination or violence on the basis of religion, race, ethnicity, nationality, disability, sex or sexual orientation. These laws have been used to harass the satirical newspaper and threaten its staff for years. Speech has been conditioned on being used “responsibly” in France, suggesting that it is more of a privilege than a right for those who hold controversial views.» Suit une liste impressionnante des "délits d'opinion" qui se multiplient.

Le Prof. Turley n'a pas défilé dimanche ? Moi non plus. Pas tout à fait pour les mêmes raisons. Le spectacle des 45 chefs d’Etat ou de gouvernement, tous vertueux, me fait l’effet d’un spectacle fascinant, celui d’un monde cul par-dessus tête, mais qui donne l'impression de se mobiliser mondialement pour être bien sûr de le rester. Il n'a manqué qu’Obama, icône de la vertu triomphante, auréolé du prestige que lui confère la couleur de sa peau. Juste un petit saut avant de bombarder ici ou là pour imposer la liberté.

Avant le Patriot Act à la française – ou tout autre nom pour blinder la communication comme autrefois on blindait un char d'assaut – ce flot, ce torrent de sensibleries, à la télé, à la radio, sur les journaux « de référence », donnent le vertige. Ces gars chez Charlie Hebdo étaient sympathiques mais ils participaient d’un mouvement de mépris pour tout ce qui n’est pas « de gauche », qui n’est pas moderne, qui n’aime pas la même liberté qu’eux. Je les ai trouvés souvent arrogants, méprisants et hautains. Sympas mais hautains. Ce mouvement est partout : il méprise les petits qui cherchent encore leur église dans leur village, les pauvres qui deviennent racistes parce qu’ils n’ont pas la force de réfléchir, les familles paumées qui se demandent comment vont faire leurs enfants avec les parents d’élèves homos ; ils méprisent l’arabe déboussolé par les Femen ou autre icônes de la liberté chérie et qui voudrait retrouver une pureté perdue, auprès de l’Islam ; ils méprisent le catho qui voit un monde deux fois millénaire pulvérisé par les prêtres inquisiteurs du Grand Journal de Canal+ ou les invités d’« On n’est pas couchés » et qui exprime comme il peut son malaise ; ils méprisent le vieux communiste atterré par la complicité nauséabonde du marché, de la droite et de la gauche et qui aimerait bien que Marine Le Pen le sorte de ce chaos avec sa baguette magique.

Le New York Times, parangon de la presse système, pour une fois plus sage que nous, a écrit : « On est scandalisés mais republier des dessins insultants ne serait pas très sage. » Moi aussi je crois que les bien-pensants ne doivent pas insulter les musulmans. Ce n’est tout simplement pas le moment, il y a trop de misère, trop de sensibilités blessées, trop de gosses abreuvés de slogans démocratique et libertaires et qui lèvent les yeux vers un espoir, n’importe lequel, pourvu qu’on les sorte de ce foutoir. Les cathos sont habitués, c’est moins grave. Ils ont eu Saint-Just et Robespierre.

Je vais vous dire ce que je penserais si j’étais musulman : Charlie Hebdo et les drones américains sur le Pakistan, c’est du pareil au même. Allez vous faire voir. Des Charlies partout et la lutte contre le terrorisme, avec 100 millions de fidèles qui défilent au nom de la liberté, ça me rend nerveux et ce n’est pas le moment. Voilà ce que je dirais si j’étais musulman.

Dans tout ce vacarme, dans cette unanimité absolument glaçante en faveur de « la lutte pour la liberté », j’ai attrapé quelques mots d’un philosophe allemand, Heinz Wismann, l’autre soir sur Arte. Seul, assez âgé déjà, face aux mêmes bla bla bla de tous les autres, il a tenté de s’élever un peu au dessus de cet océan d’émotivité normalisée. Un peu comme ce journaliste américain (immédiatement lynché) et qui avait écrit un article en septembre 2001 dont le titre était « Why do they hate us ? »

Cet Allemand un peu seul sur son plateau télé a dit à peu près ceci : l’immense trouble qui est révélé par des crimes aussi odieux que celui qui vient d’avoir lieu à Charlie Hebdo ne touche pas les musulmans seuls. Ce trouble touche toute la communauté nationale et pas seulement en France. Le monde moderne déboussole tout le monde, sauf quelques heureux, quelques élus ou quelques inconscients. C’est là, a-t-il tenté de dire (devant un parterre médusé) que Houellebecq est plus intéressant que vous croyez : c’est un grand déprimé, il met le doigt sur ce qui fait mal, c’est-à-dire notre dépression à nous tous, impressionnante par son ampleur.

Il y a une nostalgie, palpable, partout, dans nos sociétés laïcisées, pour un univers moins atomisé, pour retrouver le sacré, celui-là même qui fait exploser de rire la pensée unique des talk shows. L’Islam, « qui n’a pas fait son aggiornamento » (aggiornamento que l’Eglise catholique tente pour le meilleur et pour le pire) attire ces jeunes, fait figure de modèle, jamais réformé par la modernité. Et cela part dans tous les sens – bien sûr, puisqu’il s’agit d’une fuite.

Il a terminé sur ceci : ce ne sont pas les musulmans, c’est nous qui créons ce vide.

Il était bien seul, cherchant parfois ses mots, dans un français impeccable, comme une personnalité qui réfléchit, qui n’a pas réponse automatique à tout.

Ce qui se passe (et ne m’amène ni à m’appeler Charlie, ni à « défiler » avec notre Président Hollande, ni avec Marine Le Pen, ni même avec Mélanchon que j’aime pourtant bien) c’est le face à face formidable entre nos polémiques sociétales interminables et assommantes et la réalité du monde, qui reste tragique.

Quand cette réalité s’invite chez nous, nous qui nous croyons autorisés à discourir sur le sexe des anges du matin au soir, cela fait très mal.

C’est ce mal-là, rien d’autre, qui jette la planète entière derrière le petit panneau « Je suis Charlie ». Avec « la liberté » comme religion ; une religion sévère, radicale et intolérante.

Comme on me l'a écrit hier : « Des sujets, des collectivités autres, peuvent avoir des modes de fonctionnement, des modes de compréhension, d’évolution, différents. Il faut les laisser, comme nous l’avons exigé pour notre histoire dont nous sommes si ‘fiers’, vivre leurs histoires, leur Histoire sans intervenir ».

A un moment dans son livre, Houellebecq fait parler une fille, plutôt bourgeoise mais un peu paumée. La France est en train de basculer vers un régime musulman :

«Sa voix s’altéra légèrement, je sentis qu’elle était au bord des larmes. “J’aime la France !... ” dit-elle d’une voix de plus en plus étranglée, “ j’aime, je ne sais pas… J’aime le fromage ! ”..»

Moi aussi j’aime le fromage – pardonnez-moi. J’aime la France, même si je ne sais plus très bien comment le dire, avec tous ces Charlies.

Après les assassinats de cette semaine, Charlie, la liberté, c’est un peu comme la guerre contre la terreur de GW Bush, un peu comme celle de nos 5.000 robocops autour de l’imprimerie, un peu comme la guerre contre le terrorisme de notre petit notaire.

C’est une crise de nerf.

On ne « défile » pas pour ou contre une crise de nerfs.

Yves Mollard La Bruyère