La “somme de toutes les peurs”

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L’intérêt de la crise US du moment (dette, affrontement Obama-majorité républicaine) est qu’elle nous conduit, bien plus que la crise européenne, au cœur du problème, – au cœur de la cause fondamentale de cette même crise. Un texte de Ambrose Evans-Pritchard (AEP), du Daily Telegraph, le 26 juillet 2011, nous décrit parfaitement la chose, involontairement, – presque psychanalytiquement, comme l’on dirait presque d’un “lapsus révélateur” (et, dans ce cas, on le verra, d’une prudence intellectuelle qui en dit long, en renforçant le lapsus).

AEP nous livre une analyse sur la crise de la dette à Washington. Comme à l’habitude dans ses textes, AEP a le ton péremptoire qui est le sien. Deux thèmes sont évoqués, ou plutôt martelés successivement, dans le cas où effectivement un accord ne serait pas trouvé, – dans le genre sarcastique et impératif : “on se calme...”

«Calm down. The US will not miss a coupon payment on its $14.3tn debt next Wednesday.

»A genuine default would be “Lehman on Steroids” in the words of Ex-Treasury secretary Larry Summers. Precisely for that reason President Obama will not pull the trigger, EVEN IF the debt ceiling talks break down in acrimony.»

• Le premier thème est d’observer que, si un accord n’est pas trouvé et entériné le 2 août, Obama peut parfaitement passer outre, notamment en arguant du fait que le blocage de la Chambre des Représentants est inconstitutionnel (la Chambre s’est arrogée elle-même ce droit, par un vote au début de l’année concernant des dispositions techniques du débat sur un nouveau plafonnement de la dette). Cela conduirait éventuellement les deux parties devant la Cour Suprême pour une longue bataille juridique alors que, dans l’entretemps, le blocage de la Chambre serait levé et permettrait au gouvernement de fonctionner.

«Bill Clinton advised Obama to do just that: blaze ahead, break the debt ceiling in defiance of Congress, and “force the courts to stop me”.

»Or, the US Treasury could eliminate the Fed’s entire holding of Treasury bonds at a stroke, gaining an extra two years. This would be a simple accounting transaction. Ben Bernanke might feel uncomfortable, and gold might blast to $3,000, but the Bernanke Fed has proved itself supple. The Treasury also has the authority to issue infinite amounts of platinum coins at any denomination it chooses (ie, like fiat paper currency, far above the metallic value): a chest of $1bn coins, say. This is seignorage on steroids, pace Prof Summers…»

• Soit, AEP admet tout de même que les choses ne sont pas simples. Certes, le climat est mauvais, délétère, etc., aucun doute là-dessus. De même, il n’est pas sûr qu’Obama soit l’homme de la situation. Bon prince, AEP reconnaît tout cela.

«Perhaps for that reason, we may be caught off guard (just as veteran gold analysts were the last to understand that gold was in a bull market early. We stick lazily to our outdated paradigms). This time the drama certainly has a more threatening feel, and it comes at moment when sovereign states themselves have lost their sanctity.

»I did not like the tone of President Obama’s speech. Rather than trying to find a way out of the impasse, he seemed to be preparing the ground to blame Republicans for default. That creates a very nasty mood.

»An epic battle is undoubtedly under way over the future shape of America…»

• Mais le second thème, le vrai, celui qui soutient l’essentiel du “message” d’AEP, est d’observer que, même si Obama ne suit pas cette attitude, et toujours dans le même cas où un accord n’est pas trouvé, l’Amérique est suffisamment puissante, irrésistible, dominatrice, influente et universellement symbolique pour rester dans cette position qui nous contraint et nous fascine tous… C’est un pur moment de pure croyance du très rationnel AEP, qui se traduit par quelques platitudes venues de bons auteurs et absolument appuyées par notre commentateur. Nous pouvons être rassurés.

«You get the drift: nothing will in fact change when the deadline expires on August 2. The US is the world’s paramount strategic and economic power, with debts in its own sovereign currency. It can do as it pleases. Yes, the US may be stripped of its AAA by Standard & Poor’s. A nice one-day story, but otherwise irrelevant. Global bond vigilantes are quite able to make their own judgement on the substantive default risk of the US. The rating agencies are out of their league on this one. […]

«S&P cited Winston Churchill in its downgrade warning that “you can always count on Americans to do the right thing after they’ve tried everything else.”

»Or to quote the other Clinton as she tried to reassure Asians holding of $3 trillion of US bonds: “the political wrangling in Washington is intense right now. But these kinds of debates have been a constant in our political life throughout the history of our republic.” “Sometimes they are messy, but this is how an open and democratic society ultimately comes together to reach the right solution.”»

»Exactly.»

• …Ce qui se termine, tout de même, par cette chute absolument formidable, – une seule ligne, venue après le péremptoire “suffisamment” soulignant les lieux communs du discours d’Hillary Clinton, – et quelle ligne pour ce commentateur habitué aux pronostics et diagnostics péremptoires, coutumiers des jugements tranchants et sans appel : «If I am wrong, we will all need to take shelter in nuclear bunkers next Wednesday.» Il s’agit d’une réserve fondamentale, qui montre aussi bien la prudence intellectuelle dont nous parlions plus haut dans le chef d’AEP, parce qu’il s’agit évidemment pour lui de prendre une précaution en cas d’erreur ; mais aussi une prudence intellectuelle qui en dit si long, parce que ce même AEP n’assortit jamais ses jugements sur l’Amérique elle-même d’une nuance aussi fondamentale, même pour protéger ses arrières en cas d’erreur de son diagnostic impératif.

La teneur générale de l’article d’AEP (affirmer, juger, trancher, décider et donner son verdict) est coutumière du genre qu’affectionne ce commentateur. Quelle que soit la nouvelle qu’il annonce, en général une catastrophe lorsqu’il s’agit de l’Europe et du reste (sauf les USA), en général une inquiétude toujours redressée d’une certitude de rétablissement lorsqu’il s’agit des USA, il y a effectivement toujours ce point marquant de la pérennité de la puissance US. Ce texte apparaît complètement différent parce que, avec la dernière ligne, voici le juge sans appel qui se montre soudain complètement en déroute : «If I am wrong…» Là, ce n’est plus du tout le genre d’AEP, ce doute fondamental de dernière minute, – et il s’agit bien d’un doute fondamental («If I am wrong, we will all need to take shelter in nuclear bunkers next Wednesday.»), impliquant l’hypothèse extraordinaire d’un effondrement de la puissance, de l’influence, du leadership US, sinon effondrement des USA eux-mêmes. On comprend qu’il y a là quelque chose de très, très intéressant ; et on le comprendra d’autant mieux que tout l’argumentaire s’appuie sur l’hypothèse, reconnue ainsi, de facto, comme absolument cohérente et acceptable, d’une absence d’accord entre le président et le Congrès d’ici le 2 août.

Ambrose Evans-Pritchard est un chroniqueur connu et reconnu dans les milieux transatlantiques, aussi bien à la City qu’à Wall Street, impeccable britannique atlantiste et partisan du libéralisme anglo-saxon, ancien correspondant du Daily Telegraph à Washington. Sa voix est la plus conforme possible aux sentiments de ces milieux, si bien qu’on peut parler véritablement de conformisme à son propos, un conformisme dont il serait également maître d’œuvre pour ce qui le concerne. Le sentiment qu’il exprime, surtout lorsqu’il s’agit du saint des saints, – le sort même des USA, en un mot, – doit être pris pour le sentiment qui existe effectivement dans ces milieux.

C’est dans ce contexte que doit être considérée la fameuse ligne «If I am wrong…». Cette réserve, ce doute d’un poids, d’une puissance formidables lorsqu’on connaît la foi absolue de tous ces milieux dans l’exemplarité et le référentiel quasi religieux que représentent les USA, expriment un sentiment qui doit être apprécié comme nouveau, et véritablement bouleversant. Jamais cette foi dans les USA n’a été ébranlée jusqu’ici, malgré les avatars divers et nombreux que nous avons connus ces dernières années, même lors de la crise de l’automne 2008. Jamais une telle réserve n’a été exprimée concernant les USA eux-mêmes et d’une manière spécifique, même si le reste de la phrase implique qu’il faille craindre pour soi-même et pour le reste les retombées de l’hypothèse qu’il évoque à propos des USA.

Ainsi se dévoile pour nous un jugement implicite, à notre avis non exprimé et presque inconscient, mais qui a déjà gagné les psychologies ; et ce jugement, s’il est exprimé sur les matières financières, budgétaires, etc., doit être perçu comme portant sur les USA même, sur leur capacité à se gouverner eux-mêmes et à constituer une entité qui peut être gouvernée et qui peut gouverner le reste du monde. Il s’agit alors d’un jugement implicite concernant une interrogation absolument angoissée sur l’existence substantielle des USA ; un jugement implicite selon lequel le sort des USA est absolument fondamental pour tout le Système, pour son équilibre, voire pour son existence même ; enfin, un jugement implicite selon lequel aucune organisation d’arrangement et de compromis n’est possible, avec le sort d’une Amérique diminuée, blessée, notamment avec le leadership passant à une autre puissance (hypothèse souvent évoquée avec l’émergence de la Chine). Il y a effectivement dans cette simple remarque et dans l’évocation de la catastrophe possible aux USA, le jugement implicite qu’une telle catastrophe signifierait effectivement la fin du Système tel qu’en lui-même, la fin du bloc BAO entraînant le reste.

Par ces diverses remarques, nous voulons également montrer combien ces hypothèses et évocations “implicites” à propos des événements de Washington, elles-mêmes exprimées d’une façon furtive et presque inconsciente dans leurs prolongements mais néanmoins d’une façon marquante, touchent grandement la psychologie et expriment la très forte sensation de la paralysie et de l’impuissance du pouvoir américaniste. Cela nous conduit à appuyer l’analyse que nous avons souvent et depuis longtemps proposée de l’importance absolument essentielle que nous accordons à la cohésion des USA, en tant que représentation politique et géographique de l’American Dream, ce puissant symbole qui tient sous sa fascination nos psychologies et représente par conséquent la clef de la soumission générale des psychologies à la nécessité du Système, à son indestructibilité, à sa fatalité en un sens. Le mot d’Ambrose Evans-Pritchard montre que les psychologies les plus infectées par cette pathologie de l’American Dream commencent elles-mêmes à douter.


Mis en ligne le 27 juillet 2011 à 15H39

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