La souveraineté et la tactique du salami

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La souveraineté et la tactique du salami

Le Pentagone et le Complexe Militaro-Industriel en général sont dans une phase très délicate. On fait allusion au programme JSF. C’est une situation sans précédent, que l’avenir de puissances telles que le Pentagone et le CMI dépende d’une façon si importante d’un seul programme.

Le programme JSF, ce mastodonte de $276 milliards constitue l’épine dorsale de la production de l’aéronautique de combat dans les trente à cinquante prochaines années aux USA. Il est le fondement de l’équilibre de l’industrie de défense, de ses considérables revenus, des développements technologiques (avec l’argent supplémentaire qui va avec) qu’elle suscite, du soutien qu’elle apporte à la classe politique d’une part, aux projets bellicistes et expansionnistes de Washington d’autre part.

(Les $276 milliards représentent déjà une augmentation par rapport aux prévisions originelles du coût du programme [$150 milliards], alors que l’avion est à 7-8 ans de sa mise en service opérationnelle effective. Il est assuré qu’il y aura d’autres augmentations qui rapprocheront largement le programme des $500 milliards dans 10 ans. C’est peut-être un problème pour les payeurs, — les gouvernements, donc les contribuables. Pour les contractants, au contraire, c’est une promesse. En ce sens, les problèmes du programme JSF ne suscitent pas nécessairement un zèle créateur pour leur résolution, et certainement pas le souci réformiste de trouver une alternative moins coûteuse.)

Le programme JSF doit se poursuivre et il doit se poursuivre dans le cadre international prévu, qui lui donne sa puissance au niveau des relations publiques. Mais le Pentagone et le CMI sont très loin d’avoir la tâche facile, notamment parce qu’ils sont eux-mêmes dans une crise profonde, de type endémique, systémique et fondamental. La “phase très délicate” signalée plus haut n’est pas un passage difficile vers une stabilisation mais un échelon de plus dans le processus de déstabilisation générale.

Le programme JSF est fondamental et doit se poursuivre dans la forme où il est. Cela bien compris, on ne voit pas comment il va se poursuivre sans un accroissement d’obstacles accentuant sa crise profonde, ni comment il va pouvoir se poursuivre “dans la forme où il est”.

Désordres divers

Trois situations caractérisent le programme JSF, dont nous avons beaucoup parlé dans nos nombreux textes consacrés au programme :

• Le désordre, voire le caractère incontrôlable du programme. Il n’y a pas d’autorité centrale effective, d’abord pour les raisons habituelles (opacité de la gestion, omnipotence de la bureaucratie), mais aussi parce que le programme répond aux règles capitalistiques introduites au Pentagone dans les années 1990.

• La prolifération de nombreux problèmes techniques et politiques. Le résultat est la multiplication des délais, des réaménagements du programme, etc. La conséquence est la plus grande incertitude quant au prix coûtant de l’avion, quant aux délais de déploiement, quant à l’organisation des différentes structures qui doivent permettre le soutien et l’entretien des avions.

• Le développement de la contestation au sein des partenaires internationaux, avec des tentatives ponctuelles de Washington, — jusqu’ici sans résultats décisifs, — de reprendre les choses en mains. C’est un aspect inattendu de la situation, évidemment alimenté par les deux points précédents, et accentué par l’importance donnée artificiellement à ces coopérateurs internationaux dans la bataille interne (Pentagone et autour) bureaucratique et de communication. C’est un mélange intime et détonant de virtualisme et de réalité.

Une dernière remarque ponctuelle : on sait l’importance de l’année 2006, qui doit marquer une étape importante dans l’engagement des partenaires internationaux. D’ores et déjà règne un état de crise politique avec certains partenaires. C’est essentiellement le cas entre la partie US et la partie UK. Pour autant, 2006 ne réglera pas tout même si l’entièreté des objectifs US était atteinte (avant-goût de la chose avec le cas australien).

Un défi pour l’information

Il est très difficile d’avoir une information crédible sur le programme JSF, y compris d’ailleurs pour la raison impérative qu’elle n’existe pas vraiment. Là aussi, il n’existe aucune source centrale mais une multitude de sources dépendant de divers centres de pression ou d’intérêt. Aucun crédit ne peut être accordé en confiance à n’importe quelle source “officielle”, essentiellement du côté US où la désinformation est permanente. Jamais un programme d’armement n’a autant dépendu de l’image qu’en donne l’information, notamment pour les décisions prises à son égard.

L’information du programme JSF est d’abord un travail d’enquête, d’évaluation et de sélection dans le vaste domaine de “l’information du programme JSF”. La vigilance critique est une nécessité absolue. Il s’agit aussi bien d’un cas spécifique (le programme JSF et ses intérêts divers) que d’une évolution de l’époque, — les deux choses s’additionnant.

Un exemple de la “diversité” de l’information, et aussi l’une des raisons de cette analyse, est la différence de traitement des événements de la mi-juin. (Les “événements de la mi-juin” : des rencontres importantes des partenaires du programme multinational.)

On a déjà vu les “versions” de Reuters et de Inside Defense. Ces sources mettent l’accent sur l’aspect politique qu’on peut distinguer dans ces événements, principalement les rapports USA-UK. (C’est la raison qui nous pousse à leur accorder du crédit, parce que l’essentiel dans l’affaire JSF est politique et que tout traitement de la situation du programme qui se place de ce point de vue est intéressant.)

Un long article de Aviation Week & Space Technology du 19 juin prend la chose d’un point de vue complètement apolitique, qui satisfait grandement le Pentagone. On se croirait dans un bureau sérieux, type business as usual. Très rassurant, indeed.

Encore plus frappant, sans doute, ce même article confronté à un autre, publié sept jours plus tôt, par Defense News. On pourrait dire de l’article de Defense News qu’il présente un immense désordre (à propos du prix du JSF). Cet article a reçu un commentaire furieux de Lockheed Martin, avec des précisions de LM qui ajoutent à la confusion et un panégyrique du JSF, — preuve que l’article a touché juste.

Nous publions les deux articles (AW&ST et Defense News) dans “Nos choix commentés” pour mieux faire ressortir le contraste.

Le point de vue de l’USAF

L’article d’AW&ST représente rien de moins que “le point de vue de l’USAF” relayé par l’hebdomadaire et “objectivé” par la réputation de ce même hebdomadaire (un peu comme on blanchit l’argent). Il s’agit d’une appréciation profondément apaisante, qui se résume par cette observation en fin d’article « As JSF development continues… », — indiquant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

En allant au-delà de ces constats, on peut distinguer dans la structure de l’article une situation tactique qui a une profonde signification. D’une façon générale, l’article aborde deux aspects nationaux, avec dans chaque cas une caractérisation implicite.

• Le cas italien est présenté d’une façon triomphale (« Italy's JSF Win », titre de l’édition papier de l’article). Si ce triomphalisme paraît à première vue justifié par l’information elle-même (l’attribution de la chaîne de montage du JSF à l’Italie), il l’est surtout, à l’analyse, par deux autres aspects : l’absence complète de la dimension politique du problème, avec une affaire traitée du seul point de vue industriel et économique, comme si l’aspect politique (l’engagement de commande) était réglé. Le deuxième aspect est la présence essentiellement, du côté italien, des militaires. Cette occurrence est due aux circonstances politiques (changement de gouvernement) et à l’activisme des militaires italiens (très partisans de l’avion, alors qu’ils savent que le nouveau gouvernement Prodi est pour le moins hésitant). Manifestement, les militaires se placent du point de vue technique, considérant de facto l’engagement italien comme un done deal et se targuant d’obtenir des conditions très avantageuses pour l’Italie, au sein d’une coalition où tout le monde est partant.

• Le cas britannique est, par contre, marginalisé. L’exigence de contrôle indépendant (souveraineté nationale) est minimisée et déformée jusqu’au ridicule tandis que l’accent est mis, assez lourdement, sur ce que les Britanniques ont sans doute perdu au profit des Italiens en insistant trop sur la question de la souveraineté. « The U.K.'s BAE Systems, which is a partner on Lockheed Martin's JSF team, has been viewed as a front-runner for the final assembly facility. BAE, as an industry team member, will produce the aft fuselage section for all JSFs. While BAE has been pushing for final assembly, its efforts have not been reflected by the British government's priorities on the program. »

Le message est clair: ne faites pas comme les Britanniques en demandant plus de souveraineté, faites comme les Italiens en demandant plus de travail et de contrats et en évacuant le problème de la souveraineté.

En Italie, une course contre la montre ?

On pourrait penser que cette vision des choses rencontre la position italienne. Dans notre édition de juillet 2006 de Context, dans la rubrique To The Point, nous écrivons notamment :

« Dans nos esprits, le JSF a depuis longtemps reposé sur une dualité anglo-saxonne: programme américain, certes, mais largement soutenu par les Britanniques. De ce point de vue, il est bien étonnant de lire cet avis, le 15 mai, d'un député italien de la Gauche Démocratique, membre de la nouvelle majorité qui a eu raison de Berlusconi, Marco Minniti, à propos du programme JSF: « Nous comptons fermement obtenir une juste part de travail [dans le programme JSF] et une ligne d'assemblage, ici, en Italie. Je suis aussi préoccupé à propos des rumeurs de retrait britannique du programme. »

» Quelle surprise: des Italiens, et de gauche en plus, s'inquiétant de la fidélité britannique dans un programme américain qui est le fondement d'une nouvelle (?) coopération transatlantique des armements. Cette déclaration nous donne ainsi un premier élément de ce qu'on pourrait juger être le “mystère JSF”.

» Une autre déclaration nous en donne un second, avec tout le fatalisme que mettent certains Italiens dans leur alignement sur les Américains. Le 24 mars, le journaliste Giovanni de Brigandi publie un article sur le programme JSF où il cite abondamment des sources italiennes. « “The controversy about source codes that is being played out in the media is a negotiating ploy,” an Italian official told defense-aerospace.com. “But it's a fairy tale: nobody can realistically expect to have total access to those codes, and especially not for free. Source codes are the very core of any program's intellectual property, and as such are naturally closely guarded by their owners.” The official said that buyers of the JSF will be able to operate the aircraft with only limited access to the source codes, so focusing the debate on full access is “part of a game of give-and-take in industrial negotiations.” He noted that the Italian air force does not have full access to German-developed source codes for the Tornado fighter-bombers it has operated for decades, [...]. This has not hampered operations, nor support, nor even upgrades, he said. »

» En gros, l'Italien dit aux Britanniques: laissez tomber, vous n'aurez pas la “souveraineté opérationnelle” sur vos JSF. Mais voyez comment nous, Italiens, arrivons parfaitement à nous en passer... »

Pour autant, nous ne jurerions pas que cette appréciation doive être prise pour celle de l’Italie, maintenant que le gouvernement Prodi est en place. Les positions présentées plus haut ressortent du legs de l’époque Berlusconi. Nous sommes dans une période de transition. Le problème est, pour le nouveau gouvernement, de prendre en main le dossier et de lui imprimer sa marque, face à des forces (l’armée de l’air, surtout) qui le contrôlent fermement et jouent “la montre” pour arriver à imposer une signature d’engagement de commande à la fin de l’année.

UK, — bonne nouvelle, mauvaise nouvelle

L’article cité (AW&ST), c’est-à-dire le secrétaire à l’USAF Michael Wynne, fait une présentation assez époustouflante de la situation des négociations USA-UK : « Wynne says the U.S.'s closest ally, the U.K., is “satisfied” with what he calls an “operational accommodation,” which is being offered in preference to an assembly facility there. »

Comment Wynne définit-il la “satisfaction” des exigences britanniques?

« ...London has focused on operational and support issues. The U.S. is drawing up an operational cooperation document that will outline the particulars on this point. One operational issue with which the U.S. has had extensive experience is how to employ stealth most effectively, using a combination of mission planning and tactics in concert with the aircraft's inherent low-observable design to diminish exposure to threats.

» “We will satisfy them from an operational standpoint to make sure that our pilots and their pilots know exactly what the aircraft can do,” Wynne says. “The technology transfer, I think, is pilot to pilot.” »

Résumons... Habiles, les Américains ont retenu de l’exigence britannique (“souveraineté opérationnelle”) le seul qualificatif (“opérationnel”) et ont oublié le mot essentiel (“souveraineté”): « London has focused on operational and support issues. » Du coup, tout s’éclaire. Les Britanniques seront sans le moindre problème informés du déroulement des missions qu’ils seront amenés à faire… sous contrôle américain, éventuellement et naturellement. L’interprétation exotique de Wynne contribue à une intégration encore plus grande des Britanniques dans le dispositif US. Les pilotes britanniques seront traités comme de vrais Américains.

Nous avons, quant à nous, notre version de la situation USA-UK et de la position britannique. Par rapport aux demandes britanniques de transfert de technologies et de “souveraineté opérationnelle”, la définition de Wynne est amusante et quelque peu méprisante. Il sera difficile aux Britanniques de gober une telle couleuvre qui a la taille d’un anaconda.

La notion rocambolesque que le transfert de technologies est du “pilot to pilot” nous ouvre de vastes horizons. Les choses seront définitivement simplifiées lorsqu’on en arrivera aux UAV (Unmanned Air Vehicles).

Une tactique de division

Cet article d’Aviation Week & Space Technology pourrait bien signaler un tournant dans la chronique du JSF. Dans ce cas, il s’agirait du constat que les tractations entre le Pentagone et les partenaires internationaux ont atteint une étape décisive.

La tactique générale des USA dans l’affaire du JSF change. Elle se transforme en un processus conforme aux habitudes du système. Le temps des discussions bilatérales et systématiques sur d’éventuelles concessions est terminé. On en est maintenant aux manœuvres diviseuses (la tactique du saucisson ou du salami), aux pressions, aux promesses dont nous verrons bien ce qu’il en restera le temps venu (les Italiens feraient bien de s’en souvenir).

Il s’agirait d’une indication possible selon laquelle le dossier “JSF International” est bouclé pour les USA, qu’il s’agit maintenant de faire entrer les partenaires, de les faire signer en décembre. Bien entendu, le cas USA-UK, par sa spécificité, continue à jeter l’ombre principale sur ces démarches. La “marginalisation” de UK est une bonne tactique si elle parvient à faire céder UK, car cela serait fait aux moindres frais ; si, par contre, elle pousse UK à raidir encore plus sa position, voire à envisager de rompre, la situation devient très complexe et difficile, elle devient explosive.

Une première bataille du JSF est commencée, avec conclusion en décembre. Il y en aura d’autres.