La stratégie des moutons

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La stratégie des moutons

7 août 2009 — William S. Lind s’étrangle de fureur. Cette humeur est un peu la nôtre, bien que nos opinions ou nos intérêts peuvent apparaître comme différents en telle ou telle matière; mais cette fureur, Lind la réserve, comme nous la réserverions, à ce comportement qu’on pourrait définir selon toute expression se rapportant au vocabulaire qui décrit, à son tour, le comportement de “suivisme” aveugle de ce mammifère herbivore, connu aussi sous le nom d’ovis aries

(Mais, à vrai dire et en l’occurrence, nous aurions bien plus de sympathie pour le mouton, qui ne prétend pas à être autre chose que ce qu’il est. Cela fait toute la différence. Le 5 août 2009, nous parlions de cette “psychologie moutonnière” de nos élites, et nous avions oublié de mettre en exergue une phrase de la lettre de la British Society à Sa Majesté, cette phrase qui décrit ce que sont nos élites: des cohortes de moutons caractérisées par ce comportement: «It is difficult to recall a greater example of wishful thinking combined with hubris», – “Il est difficile de trouver un précédent plus impressionnant de la combinaison d’une pensée illusoire et d’une vanité exacerbée”.)

Dans son texte mis en ligne sur Antiwar.com, Lind, également le 5 août 2009, nous parlait du “silence des moutons” («The silence of the Sheep»)… Nous sommes dans le même domaine. Lind a pris en marche une affaire de plus concernant les projets (?) US en Irak, révélé par un article du New York Times et prestement étouffé par le commandement US en Irak (général Odierno). Il s’agit d’un mémorandum d’un colonel de l’U.S. Army en Irak, le colonel Timothy Reese, adressé début juillet au général Odierno, disant en substance: “il est temps de quitter l’Irak”. Pour Reese, l’activation de l’accord qui remet l’autorité dans les mains de l’actuel gouvernement va rendre la présence US en Irak de plus en plus insupportable aux Irakiens, tandis que les forces armées irakiennes telles qu’elles ont été organisées lui paraissent suffisantes pour assurer la stabilité du pays.

«We now have an Iraqi government that has gained its balance and thinks it knows how to ride the bike in the race. […] Our hand on the back of the seat is holding them back and causing resentment. We need to let go before we both tumble to the ground.»

Effectivement, le “mémo Reese” a été rejeté par le général Odierno, par une déclaration publique signalée le 5 août 2009 par Antiwar.com, selon les habituels arguments (tout va bien, tout continue à aller bien, continuons, continuons comme la lune): «Top US commander in Iraq General Ray Odierno today rejected the Reese Memo calling for US troops to withdraw from Iraq as soon as possible, saying that the war is going so swimmingly six years in that Americans need to “stay the course.”»

On connaît la théorie de Lind. Plus la situation évolue en Irak vers une réduction de l’influence et de la décision US dans le pays, concrétisée par un redéploiement des forces US dans des positions de plus en plus vulnérables, plus la situation générale risque de se durcir contre les USA, plus le corps expéditionnaire US se trouve en position de vulnérabilité face à de possibles actions contre lui, notamment de la part de l’Iran si la situation des relations des USA avec ce pays se détériorait.

«In fact, Col. Reese’s conclusion, that we should leave Iraq as quickly as we can, is so obvious it raises some second-order questions. First, exactly why are we keeping 130,000 men in a horribly exposed position, their main LOC running parallel to a potential enemy’s front for 1,000 miles, surrounded by a slowly accelerating civil war?»

Lind pose une seconde question, qui est de savoir quelle est précisément la politique suivie, pourquoi aucune adaptation n’est faite à l’évolution en cours, pourquoi le Congrès ne pose-t-il aucune question lui-même à cet égard, etc. Lind évoque la possibilité de la persistance d’une influence “expansionniste”, résidu de l’époque Bush, pour tenir les positions en Irak, – mais il n’y croit guère…

«…Another one [question] is, why is no one in Congress asking the first question? Iraq seems to have vanished off Washington’s radar screen, despite the fact that so long as we’re there, we are smoking in the powder magazine.

»It seems that whatever the Obama administration’s agenda in Iraq is, it has gathered virtually unanimous support in Congress. Having worked on the Hill, I know some institutional reasons for that. Congress focuses on whatever the voters are focused on, which at the moment means the economy. But even there, Iraq raises one of its hydra heads. The American occupation of Iraq continues to burn through money at the cyclic rate. So why aren’t the Blue Dog Democrats and other deficit hawks howling about our continued stay? All we hear is the silence of the sheep.

»There are two possible explanations for the Obama administration’s remarkable failure to use its mandate to get out of Iraq while we still can. The first suggests some deep, dark plot, involving money, oil, the SMEC and the SMEC’s Washington’s agents in the White House. During the Bush administration, this explanation was plausible. It is still possible, but I think less likely true.

»The more likely truth is that the Obama administration is a mile wide and an inch deep. The public is beginning to sense this, as President Obama’s falling approval ratings show. But within the Establishment, which includes Congress and most of the press, America’s first black president remains immune to criticism because he is America’s first black president. Were the current president, say, a Georgia cracker, the Establishment would already have him in the stocks, subject to a barrage of rotten fruit.»

Lind se déchaîne enfin contre l’absence de stratèges réalistes de quelque valeur au sein de l’administration Obama. (Il ne voit qu’un membre important de l’administration qui soit éventuellement capable de porter une appréciation acceptable et réaliste sur la situation en Irak, le général James Jones, directeur du National Security Council et conseiller du président pour les matières de sécurité nationale.) «Most of the Obama administration’s leading figures are merely second- and third-stringers from the Clinton administration, resurrected as zombies (starting with Hillary herself). I don’t know of a single strategist among the lot. Most are playing at government, just as little girls play house. If there is one among the lot who can think beyond the end of his nose – Jim Jones, has the cat got your tongue? – he would do well to quote Col. Reese’s words to the président…»

Y a-t-il un berger?

Bien, nous parlons de l’Irak pour les USA, mais nous pourrions aussi bien parler de l’Afghanistan pour les Britanniques, ou de la finance internationale voyant venir la crise mais ne voyant pas survenir la crise, etc.; tous ces sujets, d’ailleurs, pouvant être repris pour les uns et les autres (l’Afghanistan pour les USA, certes), exactement selon les mêmes constats et les mêmes arguments. (Disons que les USA et les Britanniques sont surtout cités dans les cas évoqués parce que c’est une bonne mesure de la chose; ces deux pays sont à peu près à 120% responsables de tout ce qui survient, et de tout ce qui ne survient pas.)

Combien les choses seraient simples et finalement rassurantes si la première hypothèse de Lind, – le parti “‘interventionniste”, sous ses divers faux-nez, en place à la Maison-Blanche et étant la cause de la situation, – était la bonne… Manifestement, il n’y croit pas, et nous pas davantage. Il est effectivement rassurant, quoiqu’on en pense anecdotiquement et selon les scénarios en vogue, d’habiller un mal chronique, qui frappe de paralysie les directions et les élites de notre civilisation, mais précisément et d’une manière substantielle son centre américaniste, d’une explication rationnelle et conjoncturelle, – quoique fort complexe, gavée d’hypothèses, de démonstrations subtiles, de “Grands Jeux” à répétition, etc. Il y a beaucoup de complots de par le monde, mais le plus constant et celui dont la réussite est constante est, sans le moindre doute, celui de la raison humaine pour dissimuler les ravages de l’irrationalité profonde, aussi bien activée par la vanité que par diverses autres vertus de la sorte, qui se dissimule dans tant de nos jugements péremptoires et tant de nos actes assurés dans les temps de crise systémique où plus personne ne contrôle plus rien du tout.

Sans nécessité de complot, il y a toujours un parti “interventionniste” à la Maison-Blanche, disons le “parti unique” puisque c’est le corpus et la définition mêmes de la politique étrangère US, certainement depuis la fin du XIXème siècle, sans doute depuis le cours du XIXème siècle, depuis le président Jackson et la guerre avec le Mexique (1847), – avec, comme ouverture, la “doctrine Monroe” (1824), du président du même nom, qui s’avéra être une façon de déclarer chasse gardée de l’expansionnisme US la zone géographique des Amériques. Mais aujourd’hui, la texture même du système est devenue totalement inopérante, par impuissance directement suscitée par elle-même, par paralysie bureaucratique, par un conformisme devenu schizophrénique grâce aux capacités de virtualisation de la perception (“virtualisme”). La politique “interventionniste” intervient donc, d’une façon mécanique, c’est-à-dire d’une manière absolument irrationnelle, improductive, catastrophique par des effets directs et surtout indirects. Chalmers Johnson nous a déjà longuement expliqué que la CIA, prudente peut-être par prémonition, avait intitulé ces effets “blowback”. (Voyez ce que dirait Monroe de la façon dont fonctionne aujourd’hui sa chasse gardée.)

L’incapacité de décider un retrait d’Irak est sans aucun doute un bon exemple, qui mélange les conformismes de diverses classes et centres d’intérêt particulier, – le corps des généraux de l’armée, la bureaucratie du Pentagone, les groupes de pression idéologiques habitués à l’extrémisme néoconservateur, etc. On comprend que cette situation déchaîne la colère de Lind. L’argument de la nécessité de garder des forces sur place pour contrôler tout ce qu’on croit devoir et pouvoir contrôler, alors que l’emploi et le stationnement des forces militaires (depuis 1990-1991 pour la région en question) sont la cause directe et incontestable du processus de dégradation accéléré de la situation de contrôle qui existait effectivement auparavant, est un signe convaincant de l’impuissance, de la paralysie et de la schizophrénie du système. L’argument est en général que ces forces seront nécessaires et utiles dans 10 ou 20 ans pour ce fameux contrôle des choses, et qu’il faut donc, pour y arriver et après avoir été prié d’y croire sur parole, passer par leur auto-destruction méthodique (cas de l’U.S. Army) et par la perte de contrôle préalable.

Lind a raison lorsqu’il affirme que personne dans l’administration Obama n'a aucune sérieuse capacité réaliste des nécessités stratégiques, – sinon, peut-être, le général Jones. Tout le monde dans cette administration, comme dans n’importe quelle autre qui pourrait être imaginée, y compris les stratèges en chambre et autres inspirateurs, est d’abord préoccupé de l’attitude de tout le monde à Washington, la Maison-Blanche, les groupes de pression, le Congrès, le Pentagone, la CIA, Wall Street, – jusques et y compris, groupe de pression ultime, l’opinion publique. Personne ne fait de la stratégie, tout le monde fait de la communication.

Le “silence des moutons” selon Lind, c’est celui d’une direction politique et d’élites qui ne savent plus parler et agir qu’en fonction d’un univers de communication impossible à maîtriser, qui préfèrent suivre le troupeau puisque le troupeau semble avancer et qu’il semble y avoir quelque chose vers où il se dirige. La seule observation qui compte ne concerne finalement ni le silence, ni les moutons; elle concerne le constat final auquel on est conduit, qui est qu’on ne sait plus qui mène les moutons et si, même, et bien entendu d’ailleurs, quelqu’un mène encore le troupeau.