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170723 juin 2008 — Le 20 juin, deux journalistes du Financial Times, Carlos Hoyos et Javier Blas, examinaient ce qu’ils définissaient comme une évolution importante, peut-être décisive, de la “pensée stratégique” occidentale: «West rethinks strategic threats.» Il s’agit du constat d’une évolution de la “pensée stratégique” de l’Occident (?), ou plutôt éventuellement de la “pensée stratégique” des pays développés, voire la “pensée stratégique” de notre civilisation globalisée, – tout cela reste encore vague, et cette imprécision que nous proposons est certainement significative. L’idée est qu’on pourrait lier l’actuelle crise du prix du pétrole et l’actuelle crise du prix des aliments pour les rassembler en un nouveau “concept stratégique” où la menaces ne serait plus une conceptualisation spécifique de chacune de ces crises en une machination politique de l’un ou l’autre “Etat voyou” (le méchant), ou de tout autre acteur politique du même type détestable, mais une conceptualisation d’un courant général rassemblant l’évolution économique dépendante de facteurs divers dont certains sont incontrôlables et le chaos politique qui en résulte. L’intention politique, maléfique évidemment, de la crise n’est plus la cause centrale de la menace; cette cause centrale est désormais dans le rassemblement de facteurs déstabilisants divers dont certains sont hors de notre contrôle, ce rassemblement qui devient géniteur de la menace, et les réactions et intentions politiques n'en sont que les conséquences.
C’est, au niveau politique, se rapprocher d’une pensée politique qui serait caractérisée par l’eschatologie, mais sans (encore?) reconnaître cette évolution et, surtout, ses conséquences.
Pour rappel, d’un de nos précédents textes où nous tentions de la définir, voici une présentation de cette notion d’eschatologie: «…nous nous référons à cette définition pratique et concrète, et excellente en tous points, que donne Roger Garaudy de l’eschatologie (à côté de la définition théorique: “Etude des fin dernières de l’homme et du monde”): “L’eschatologie ne consiste pas à dire: voilà où l’on va aboutir, mais à dire: demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui.”»
C’est également René Girard, que nous citions le 2 janvier 2008, qui présente cette approche d’une vision eschatologique désormais nécessaire :
«La violence est aujourd’hui déchaînée au niveau de la planète entière, provoquant ce que les textes apocalyptiques annonçaient: une confusion entre les désastres causés par la nature et les désastres causés par les hommes, la confusion du naturel et de l’artificiel... […]
«Je suis convaincu que nous sommes entrés dans une période où l’anthropologie va devenir un outil plus pertinent que les sciences politiques. Nous allons devoir changer radicalement notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager enfin la radicalité de la violence, et avec elle constituer un tout autre type de rationalité. Les événements l’exigent.»
Cela étant à l’esprit, qu’est-ce que nous disent Hoyos-Blas?
«For decades Washington has seen oil as an issue of national security, worrying that a rogue Middle East country would withhold America’s lifeblood as Arab countries did during the 1973 oil embargo. Now US and European politicians are linking oil – and record food prices – to a new international strategic threat: instability in developing countries.
»During the past few weeks senior officials have quietly begun to shift their emphasis of the fuel and food crisis from viewing it as purely a humanitarian and social problem to a concern that governments could fall as hungry and fuel-deprived people take their anger to the streets.
»Haiti’s prime minister was sacked by the national assembly earlier this year following food protests, Pakistan told Saudi Arabia it could not pay its oil bill this month, and this week China joined a growing number of Asian nations taking the unpopular decision to slash costly fuel subsidies.»
Plus loin, les deux journalistes deviennent plus précis. Ils s’attachent à des événements effectivement identifiés ou en cours.
«Lee Hsien Loong, prime minister of Singapore, said at last month’s opening of a security conference attended by Robert Gates, the US defence secretary, that the stresses from hunger and famine could result in social upheaval and civil strife. “Between countries, competition for food supplies and displacement of people across borders could deepen tensions and provoke conflict and wars,” Mr Lee said.
»But it is only now that this thinking has transferred into foreign policy. The most visible signal of this move is tomorrow’s oil summit in Jeddah, Saudi Arabia. For the first time 40 ministers and 20 oil executives will meet to discuss what is causing high oil prices and what can be done about them.
»Saudi Arabia has realised that it could be blamed for political upheaval in developing nations. The issue is especially acute when it comes to Muslim countries, such as Pakistan, Malaysia, Morocco, Indonesia or Egypt, since Saudi Arabia regards itself as a leader in the Muslim world.»
… Bref, que disent Hoyos-Blas, au travers de leur constat, sinon qu’il importe de nous rapprocher, peut-être décisivement et dans tous les cas substantiellement, d’une perception eschatologique des crises qui secouent le monde? On ajoutera qu’il serait temps qu’un tel développement intellectuel prenne forme, – mais il faut s’en tenir au conditionnel car il n’est pas assuré que cela soit encore le cas dans sa complète et substantielle réalisation.
La réalisation que des “crises humanitaires” ou économiques comme celles que provoquent les crises alimentaire et pétrolière se combinent pour donner des effets politiques n’est nullement l’assurance que l’on saisisse la substance de l’événement ainsi formé. L’essentialité des constats présentés ici n’est pas mis en évidence ni explicité. Cette essentialité est que l’aspect politique des menaces envisagées était en général considérée comme le fait d’une intention ou d’une machination humaine tandis qu’il devient désormais le résultat de processus jusqu’alors considérés du seul point de vue humanitaire, et dont les facteurs de développement initiaux échappent au contrôle de la politique. («…have quietly begun to shift their emphasis of the fuel and food crisis from viewing it as purely a humanitarian and social problem to a concern that governments could fall as hungry and fuel-deprived people take their anger to the streets.») En ce sens, il s’agit sans aucun doute d’une perception eschatologique des crises qui le sont effectivement, mais sans conscience de la chose, sans la garantie que ces crises seront et sont identifiées comme eschatologiques.
Le constat des rapports directs (de causalité) entre des crises systémiques de type eschatologique ne signifie nullement qu’on abordera le problème de la façon qui convient. Pour l’instant, la chose a l’air seulement d’être considérée comme une complication du problème stratégique général. La question revient à se demander: comment maîtriser les conséquences les plus déstabilisantes (politiques) de la conjonction de ces crises eschatologique? En aucun cas il n’y a de recherche fondamentale, non seulement sur la prévention profonde et durable de ces crises mais, encore moins, sur la causalité de ces crises.
La réalité est que l’arrivée des crises eschatologiques, ou plutôt la perception de l’arrivée des crises eschatologiques intervenant en tant que telles, a une toute autre signification qu’une simple modification de paramètres dans un schéma stratégique constant. On ne peut continuer longtemps à penser une telle situation, évoluant d’une façon si décisive que cette façon en modifie la substance, avec une pensée utilisant des normes de la situation, par exemple, des années 1970. (Bon exemple puisqu’exemple cité par les deux auteurs.) L’évolution même que constatent les stratèges n’est pas seulement une évolution des conditions des crises; ces conditions ont le potentiel explosif de modifier la pensée stratégique voire la pensée tout court, elles devraient l’avoir déjà fait si cette pensée était ouverte aux changements qui s’imposent à elle. Il s’agit effectivement du cas précis décrit par René Girard : «…Nous allons devoir changer radicalement notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager enfin la radicalité de la violence, et avec elle constituer un tout autre type de rationalité. Les événements l’exigent.»
Conclure devant le spectacle de l’instabilité qui se développe que la nouvelle “menace” se résume à cette seule instabilité («Now US and European politicians are linking oil – and record food prices – to a new international strategic threat: instability in developing countries.»), – cela revient à effectivement écarter l’essentiel du propos, qui devrait être de tenter d’identifier la cause fondamentale de cette instabilité. Il n’y a effectivement aucun effort significatif dans ce sens.
Comme on l’observe assez vite lorsque la rationalité veut bien écarter notre paradigme central selon lequel seul notre système de civilisation est nécessaire, indiscutable et vertueux, donc au-dessus de tout soupçon de produire sue generis de telles situations, on constate au contraire que toutes ces crises qui alimentent et accroissent l’instabilité sont effectivement enfantées directement par la crise centrale de notre système, par notre grande crise systémique centrale. Notre vertu centrale devient le seul coupable possible, l'ennemi lui-même. (Comme dit Al Gore, qui ne dit pas que des banalités médiatiques: «C'est plus difficile que de vaincre Hitler car il s'agit de livrer une guerre contre nous-mêmes, nous sommes nos propres ennemis.») Cela, la pensée stratégique et notre rationalité courante ne l’ont certainement pas accepté, – pas encore? Ce constat, mais essentiellement nuancé de la question qui le ponctue, est évident dans la mesure où la pression en constante augmentation de ces crises qui sont d’abord des symptômes du mal central ne laisse d’autre choix que d’en venir au diagnostic général. Nous attendons que le «tout autre type de rationalité» s’installe.
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