La théorie de l’échec d’Orlov

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La théorie de l’échec d’Orlov

Un très récent texte de Dimitri Orlov, sur son Club Orlov, le 4 mars 2015, – qu’on peut lire en traduction française sur le Saker francophone, le même 4 mars 2015, – se penche sur ce qu’on pourrait nommer une “théorie de l’échec”, se traduisant par une “politique de l’échec” des USA. (Il n’est pas question ici de se rapporter à la finesse des échecs [chessboard] qu’affectionne Brzezinski [The Grand Chessboard, si judicieusement appliqué en Ukraine] mais bien du trivial et attristant échec [failure] ou absence de succès.)

Les questions envisagées sont celles de comprendre et d’expliquer pourquoi et comment les USA développent constamment une politique qui ne produit que des échecs. La démonstration du fait est à la fois aisé et évidente (Orlov le rappelle par un rapide constat), et la satisfaction des dirigeants devant cette suite ininterrompue d’échecs évidemment travestis en succès est aussi évidente à observer et surtout à entendre. Orlov avance plusieurs explications centrées sur la situation de l’oligarchie essentiellement financière mais avec des ramifications dans divers domaines, essentiellement nationale mais avec des ramifications internationales, etc., cherchant notamment à assurer son contrôle sur la populace ou à dissimuler son effondrement par des mesures autoritaires et policières intérieures justifiées par ces échecs et qui lui assureraient la pérennité de sa domination... («Mais si, de fait, les échecs ne sont pas un problème du tout, et si à la place il y avait une sorte de pression à l’échec, nous verrions alors exactement ce que nous voyons. [...] N’importe quelle justification pour la guerre fera l’affaire, qu’il s’agisse de terroristes étrangers ou nationaux, du croquemitaine russe, ou d’extraterrestres hallucinés. Le succès militaire n’est pas important, parce que l’échec est encore mieux que le succès pour maintenir l’ordre, car il permet de forcer l’ordre grâce à diverses mesures de sécurité.»)

Mais, devant un si vaste tableau composé de tensions constantes et de la nécessité de maintenir une narrative colossale de création constante d’une autre réalité à la place de la réalité, avec ses obligations qui font peser une contrainte terrible (voir le déterminisme-narrativiste), le but naturel de la pérennisation impliquant la stabilité devient de plus en plus illusoire, de plus en plus insaisissable parce que cette dynamique produit exactement son contraire qui est l’instabilité. La conclusion d’Orlov est donc dubitative, reposant sur l’idée que les USA ne réussiront pas finalement cette “politique de l’échec” (l’“échec de l’échec”) et trébucheront dans un meta-failure (un “méga-échec”), ou l’effondrement final.

«Voilà à quoi nous devrions peut-être nous attendre. L’effondrement financier est déjà tout cuit, et ce n’est qu’une question de temps avant que cela n’arrive effectivement et précipite l’effondrement commercial lorsque les chaînes d’approvisionnement mondiales cesseront de fonctionner. L’effondrement politique peut être évité, et sa meilleure façon de résister sera de commencer le plus grand nombre possible de guerres, afin de tisser, en toile de fond, une multitude d’échecs servant de justification à toutes sortes de mesures d’urgence, qui toutes n’ont qu’un seul objectif: supprimer la rébellion et garder l’oligarchie au pouvoir. Hors des États-Unis, il semblera que les Américains détruisent tout: des pays, des infrastructures, des passants innocents, et eux-mêmes (figurez-vous, apparemment cela fonctionne aussi). De l’extérieur, regardant dans la salle des miroirs sans tain de l’Amérique, cela ressemblera à un pays devenu fou; mais il y ressemble déjà de toute façon. Et à l’intérieur de la salle des miroirs, cela ressemblera à de vaillants défenseurs de la liberté qui luttent contre les ennemis implacables du monde entier. La plupart des gens resteront dociles et agiteront juste leurs petits drapeaux.

»Mais je m’aventurerai à parier qu’une défaillance se produira à un certain moment se traduisant par un méta-échec: l’Amérique échoue même à l’échec. J’espère qu’il y a quelque chose que nous pouvons faire pour aider ce méga échec de l’échec à se produire le plus vite possible.»

Le constat est donc que les USA n’arriveraient pas à la maîtrise de cette “politique de l’échec” qui suppose un contrôle de l’échec, de l’intensité de l’échec, et seraient emportés par cette incontrôlabilité qui conduirait à ce “méga-échec” décisif. Il s’agit là d’une appréciation qui suggère d’autres voies d’explication, dans lesquelles l’image de l’Amérique devenue folle joue un rôle essentiel («De l’extérieur, regardant dans la salle des miroirs sans tain de l’Amérique, cela ressemblera à un pays devenu fou; mais il y ressemble déjà de toute façon.») ; et dans lesquelles le “méga-échec” ne serait pas une défaillance mais au contraire le véritable but poursuivi, la véritable “réussite de l’échec”. L’obsession de l’Amérique pour son exceptionnalité, sa puissance, sa réussite et son succès, serait alors de nature pathologique et produirait aisément, dans la phase d’hypertrophie de paroxysme où l’on se trouve, son double inverti qui serait la fascination de l’échec ; ce serait alors le comble absolument indépassable de l’hybris : le défi absolu de l’obsession de l’exceptionnalité et du succès étant de mettre cette affirmation à l’épreuve de l’échec à mesure. Cette fascination implique évidemment une tendance suicidaire affirmée puisque l’absolu de l’hybris est que l’échec (le méga-échec) de l’Amérique ne peut venir que d’elle-même. Cette hypothèse avait été prophétisée par Lincoln, sorte de psychanalyste visionnaire, dans son discours de 1838 que nous ne cessons de rappeler tant il va au cœur du phénomène de l’américanisme, dans le chef de l’un des plus fameux présidents de l’histoire des USA ... Voir, par exemple, le 21 mars 2014, où nous parlions de “la perspective de l’effondrement” et de l’impuissance de l’Amérique à devenir ce qu’elle affirme qu’elle est, – une “nation d’hommes libres” :

«Cette idée est illustrée par une terrible citation de l’Abraham Lincoln, de ses débuts en politique (1838), que nous avons plusieurs fois utilisée, qui sonne comme une affreuse prédiction sur le sort des USA, – et pour nous, bien entendu, sur le sort du Système... “En 1838, le jeune Abraham Lincoln, 29 ans, fit son premier discours après son élection à la Chambre comme Représentant de l’Illinois: ‘A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.’ (Commentant cette citation le 23 janvier 2010, nous notions ceci, qui vaut pour l’Amérique, mais aussi pour la modernité et, bien entendu, pour son affreuse création de notre contre-civilisation : ‘Le suicide s'explique par le fait que la ‘nation d'hommes libres’ découvre qu'elle n'est pas une nation et que la notion d’‘hommes libres’ est par conséquent une chimère, sorte d'American Dream d’un Lincoln combattant par cette conceptualisation sa terrible tendance au pessimisme et à la dépression de sa psychologie.’”)»

Le rapprochement fait dans cette citation avec le Système renvoie bien entendu aux liens que nous estimons évidents et extrêmement serrés entre l’Amérique et son destin d’une part, et le Système issu du “déchaînement de la Matière” d’autre part. Selon nous, le Système est lui-même producteur d’un engrenage dynamique de l’échec avec son équation surpuissance-autodestruction qui peut apparaître aisément comme une image opérationnelle d’une psychologie suicidaire, impliquant que le système a des dimensions constitutives sinon ontologiques dépassant largement et décisivement la seule mécanique. Son accointance avec l’Amérique, ou l’Amérique née comme créature du Système (du “déchaînement de la Matière”) est alors évidente. Le processus est décrit aussi bien, dans notre Glossaire.dde, dans le texte sur “le Système” (voir le 8 juillet 2013) que dans notre texte sur “l’effondrement du Système” (voir le 12 janvier 2014). Nous citons un extrait du second :

«Maintenant, nous en venons au cœur du sujet, qui est cette thèse, ou plutôt cette hypothèse circonstanciée, de la “crise d’effondrement du Système” fondée sur l’affirmation que le Système, dans sa mécanique même, dans sa dynamique, dans sa finalité, ne peut que s’effondrer. [...] Il s’agit de la description du mécanisme selon lequel le Système suivant la dynamique formulée par l’abrégé “dd&e” (voir le 7 novembre 2013) recherche déstructuration et dissolution grâce à sa surpuissance, jusqu’au but final de l’entropisation. Mais pour développer cette surpuissance, il a besoin de se structurer, et son action de déstructuration et de dissolution finit très vite par agresser et détruire en les dissolvant ses propres structures. Ce constat est impératif aujourd’hui où le Système, au sommet de sa surpuissance et dominant tout sans aucun doute, constituant le Tout de notre contre-civilisation, ne peut exercer sa dynamique dd&e que contre lui-même puisqu’il n’a plus guère d’obstacle fondamental structuré auquel faire subir ce traitement; plus il agit de la sorte plus il se sent effectivement s’autodétruire, plus il renforce sa poussée de surpuissance pour éviter cette autodestruction plus il s’agresse lui-même et s’autodétruit... C’est la logique fermée implacable de l’équation surpuissance-autodestruction. Voici un extrait décrivant l'opération, du texte du ‘Glossaire.dde’ sur “le Système”, du 8 juillet 2013...»

Il nous paraît justifiée de considérer que l’attaque frontale lancée par les USA contre la Russie, d’autant plus par sa nature même d’impréparation rappelée encore récemment par la citation d’une interview d’Anatol Lieven (voir le 4 mars 2015), comme l’on saute sur une occasion unique qui se présente et qu'on n'avait pas prévue, représente une tentative radicale, peut-être la tentative ultime qui doit se solder par “la réussite de l’échec” que serait finalement un “méga-échec” si on considère la thèse à la lumière de la tendance suicidaire déjà décrite par Lincoln. On observe combien cette attaque frontale se manifeste par des événements assez réduits sur le théâtre de la chose (en Ukraine, vis-à-vis de la Russie) par rapport à l’énormité de l’enjeu, combien elle se marque par l’incompréhension, la stupéfaction, voire la passivité des principaux autres acteurs concernés : outre le désarroi des Européens aujourd’hui manifeste, Orlov parle justement de la passivité de la Russie, «Les efforts acharnés pour attiser l’hystérie comme au temps de la guerre froide sous le nez d’une Russie autrement préoccupée mais essentiellement passive, semblent hors de proportion avec la menace militaire réelle posée par la Russie...»

Par contre, comme cela est noté dans cette citation, cette “attaque frontale” est l’objet d’une fantastique agitation psychologique aux USA même, d’une hystérie qui, à notre estime, dépasse très largement celle de la Guerre froide, essentiellement dans le chef de la direction washingtonienne qui prit dans cette époque bien garde à ne jamais sombrer dans l’hystérie justement, en évitant toute provocation vis-à-vis de l’URSS à cause de l’importance des enjeux internationaux. Ce contraste semble bien marquer que la crise des USA avec la Russie est bien une affaire complètement intérieure à l’Amérique, une affaire du déchaînement de la psychologie américaniste devenue folle («...cela ressemblera à un pays devenu fou; mais il y ressemble déjà de toute façon.»), exactement comme son modèle qu’est la Matière s’est déchaînée depuis la fin du XVIIIème siècle, au moment de la fondation de la Grande République.

Au reste, on sent bien qu’Orlov est tenté par l’hypothèse : «La Russie, d’un autre côté, surtout quand on est incité à penser qu’il se lève une sorte de fascisme nouveau à la sauce américaine, a la capacité de fournir aux États-Unis un échec de politique étrangère qui éclipserait tous les précédents.» Simplement, à notre sens, et en écartant l’idée surannée du fascisme-ou-pas-fascisme, cette crise avec la Russie est l’occasion intérieure rêvée pour les USA de ce méga-échec qui opérationnaliserait d’une façon satisfaisante pour le raison-subvertie dominant tout à Washington, la tendance suicidaire devenue irrésistible. Même dans cette affaire de l’“ultimatum du Pentagone” (voir le “5 mars 2014), qui s’adresse finalement plus à l’OTAN qu’à la Russie, on sent bien que l’hypothèse de la crise extérieure nourrissant le paroxysme de la crise suicidaire intérieure est présent. (On sait bien que l’OTAN est “la chose” de l’Amérique, que c’est plus qu’un instrument, que c’est l’Amérique elle-même projetée dans sa dimension transatlantique ; dans ce cas, l’OTAN est un acteur intérieur pour le Pentagone, pour sa puissance, pour son hybris, et l’ultimatum lui est envoyé pour une situation de crise que les USA ont eux-mêmes créée à partir de leur hystérie intérieure, dans leur propre être puisque l'OTAN c'est les USA.)

Orlov a raison. Devant une Amérique dans un tel état de tension, de besoin, de manque comme l’on dit d’un drogué, d’accomplissement de sa tentation suicidaire qui s’exprime comme un destin, il faut songer à apporter un peu d’aide («J’espère qu’il y a quelque chose que nous pouvons faire pour aider ce méga échec de l’échec à se produire le plus vite possible»). C’est une simple question, disons de charité chrétienne, sinon démocratique. Il faut savoir aider les amis dans la souffrance.


Mis en ligne le 6 mars 2015 à 08H47