La “torture” en statistiques et en intentions

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Les Américains, ici et là sur Internet, s’interrogent sur le résultat d’un sondage publié par The Economist le 30 juillet 2009. Un certain nombre de pays sont concernés et le thème est: acceptez-vous que le torture soit pratiquée ou non? Curieusement, le sondage remonte au début de 2008. The Economist présente le sondage avec cette brève note:

«Opinions on whether the use of torture should be prohibited appear to vary widely around the world. According to opinion polls conducted early in 2008 respondents in western European democracies such as Britain and Spain were most hostile to the idea of even some degree of use of torture, whereas residents in big but poorer countries such as Nigeria, Turkey and India seemed most willing to tolerate the idea (perhaps in these three cases because of violent domestic threats to political stability). Surprisingly, democracies are not necessarily more hostile to the practice than non-democracies. According to the polls, Americans are more willing to tolerate the use of torture than are Chinese.»

En fait trois pays (et non deux, comme le mentionne la note) présentent un résultat quasiment similaire: l’Espagne, la France, le Royaume-Uni, avec plus de 80% contre la pratique de la torture et entre 10% et 15% pour. Aux USA, ce sont les résultats comparés entre les USA et la Chine (sans doute, parce qu’on parle beaucoup des rapports USA-Chine, à la lumière de la rencontre du début de semaine) qui ont été retenus. Pour la Chine, 66% contre l’usage de la torture, 28% pour; pour les USA, 54% contre, 43% pour.

Sur Huffington.post, le 1er août 2009, Jason Linkins publie un commentaire mi-figue mi-raisin, s’étonnant justement de la vieillesse du sondage, arguant qu’il serait différent aujourd’hui parce que les Américains ont évolué paraît-il, donnant des détails à ce sujet à partir d'autres sondages, où le soutien à la torture est variable selon les méthodes et les “techniques” employées, – charmants détails pour la digestion, – enfin observant que si l’on y adjoignait la mention “torture pour les terroristes” ou les terroristes mis à part, les résultats changeraient également, – autres charmants détails pour la digestion.

Tout cela ne l'empêche pas de terminer sur ces remarques intéressantes:

«Naturally, these numbers do still lag behind the previous polling of Chinese, but this is not in itself surprising. China has a long and continuing history of torture, which assuredly informs its people's opinions. American opinions on torture are largely shaped by the media, who have historically deployed a wide range of euphemisms – “harsh questioning,” “enhanced interrogation techniques” – that obscure the issue. Naturally, those euphemisms only apply to actions taken by Americans. When the Chinese, or the Iranians torture somebody, the media uses the word “torture.”

»I'm just speculating here, but perhaps if we stopped using euphemisms that gloss over reality, Americans would appear in polls to be even more enlightened on human rights than the Chinese.»

L’“euphémisme” pour désigner la torture ne date pas de nos seuls jours postmodernes, certainement pour le cas de la dialectique américaniste dont il est question ici. Le “3ème degré” était, in illo tempore, une autre expression caractérisant les activités de la police US dans ce domaine. Un livre paru en 1930, du journaliste Emanuel H. Levine (traduit en français sous le titre Le Troisième degré, NRF, 1933) détaillait les méthodes de la police US pour obtenir les aveux de personnes qu’elle estimait coupables de tel ou tel crime, y compris avec des interventions en cours de procès lorsque le “coupable“ se rétractait, avec une suspension d’audience demandée par l’accusation pour permettre à la police de rappeler ses engagements au “coupable” en jugement. Le livre fit scandale aux USA et suscita, l’année suivante, la création d’une commission gouvernementale, la commission Wickhersham pour la prévention du crime, qui dénonça les pratiques des interrogatoires de la police.

Le trait caractéristique de ces diverses pratiques est qu’il s’agit moins d’obtenir des informations que d’obtenir un comportement, un changement psychologique de l’individu. De ce point de vue, il faut signaler comme du plus haut intérêt la partie que Naomi Klein consacre, dans son livre Stratégie du choc – La montée d’un capitalisme du désastre (Actes Sud, 2008), le rôle joué par la torture, actuellement mais aussi durant les opérations d’investissement de divers pays par l’ultra-libéralisme de l’école de Chicago (Milton Friedman), sous le couvert d’opérations politiques classiques de prises de pouvoir (Chili, Brésil, Argentine, Bolivie dans les années 1970, par exemple).

Klein explique combien, selon elle, l’usage de la torture est beaucoup moins policier qu’idéologique. Elle en fait remonter certaines origines, pour la séquence envisagée, aux années 1950 et aux travaux conjoints d’agences de renseignements et de divers universitaires qui leur sont liés, aux USA certes, utilisant autant des méthodes coercitives aux buts psychologiques évidents que l’usage de drogues agissant dans ce domaine. Elle précise combien le but est moins d’obtenir des renseignements que de changer la psychologie de la victime; elle rapporte combien cet usage marqua diverses campagnes que nous eûmes coutume d’identifier comme politiques ou militaires, et qui avaient comme but réel d’imposer de nouveaux régimes capitalistes extrêmes, qui eurent lieu dans des régions périphériques tout au long de la Guerre froide.

Klein rapporte ces quelques considérations d’un journaliste argentin, Rodolpho Walsh, persécuté par la junte des généraux argentins à la fin des années 1970, extraites d’une lettre ouverte qu’il tenta de faire diffuser : «La lettre débute par une dénonciation de la campagne de terreur menée par les généraux, du recours “à la torture extrême, continue et métaphysique”, et du rôle joué par la CIA dans la formation de la police argentine.» Le terme “métaphysique”, bien entendu, doit nous arrêter, et c’est pourquoi nous le soulignons. Il montre combien cette torture a beaucoup moins d’objectifs policiers que de buts psychologiques fondamentaux. Il s’agit de transformer l’homme. Ainsi en est-il, plus souvent qu’on ne croit, de l’usage de la torture après 9/11, qui est aussitôt habillé d’expressions bureaucratiques (“harsh interrogation techniques”) destinées à atténuer le choc de la révélation de la torture sur le public bien-pensant de la Grande République bien sûr, mais aussi destinées à nous suggérer que le concept classique et trivial de torture, – violence pour obtenir le but immédiat d’informations, – est ici transcendé par un but plus large, plus élaboré, plus indirect, – plus haut, en un sens, selon de tels jugements fiévreux et idéologiques. Le dessein est la transformation de l’homme, la “fabrique d’un homme nouveau”, faite d’une façon un peu moins voyante que celle qu’on pratiquait en URSS, mais selon les mêmes critères de la vertu idéologique.

A cette lumière, le camp de Guantanamo où sont fourrés pendant des années, hors de tout cadre légal, des “terroristes” ou supposés tels, – mais qu’importe, si l’on considère le but poursuivi, – Guantanamo est plus un centre de rééducation psychologique, et même un centre de transmutation psychologique qui serait alors l’apanage de l’américanisme en matière d’intensité de pression jusqu’à la rupture de l’identité, qu’un “simple” centre de torture. Bien au-delà d’autres systèmes pratiquant la torture à des fins idéologiques, la “rééducation américaniste” porte sur la transmutation de la psychologie qui, une fois transmutée, devrait conduire l’esprit à porter de lui-même, en toute liberté irait-on jusqu’à dire, les jugements et les choix qui importent. La liberté elle-même est sauve, puisqu’elle-même est transmutée. Le grand dessein n’est pas de contraindre le choix et le jugement mais de transmuter l’identité de l’être.


Mis en ligne le 3 août 2009 à 09H09