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60017 septembre 2010 — On se permet ici de lier deux événements qui paraîtraient à première vue fort éloignés. Le premier est la journée des primaires républicaines aux USA, notamment celles de l’Etat du Delaware qui a fait grand bruit avec la désignation surprenante d’une représentante de Tea Party, Christine O’Donnell. (Nous en avons beaucoup parlé, notamment le 16 septembre 2010 à deux reprises.) Le second de ces deux événements est le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE à Bruxelles, le 16 septembre, dont, par contre, nous n’avons guère parlé et dont nous allons parler aussitôt.
Ce sommet du 16 septembre était prioritairement consacré aux “partenariats stratégiques”. L’UE en compte plus d'une quinzaine. Certains sont essentiels (la Chine, la Russie, les USA), d’autres beaucoup moins. Quoi qu’il en soit, le “partenariat stratégique” est, selon une de nos sources européennes et compte tenu des limitations évidentes que connaît la politique extérieure de l’UE par ailleurs, «la poutre essentielle, le matériel fondamental de la politique extérieure de l’Europe, dans tous les cas de ce qui constitue de facto la politique extérieure de l’Europe». Effectivement, les neuf derniers mois de l’UE, avec le nouveau dispositif diplomatique en place sous la direction de Lady Ashton, les concurrences diverses entre Etats membres et leurs affirmations diplomatiques propres, les contraintes de la crise générale et l’impopularité de l’Europe dans nombre d’opinions publiques des Etats membres, etc., montrent les limites d’une politique européenne possible. Dans ce cas, les “partenariats stratégiques” constitueraient, par élimination dirait-on, l’essentiel de la politique extérieure, les structures par lesquelles l’éventuelle puissance de l’Europe pourrait être affirmée.
Mais il est urgent de déterminer à la fois les priorités et le contenu de ces “partenariats stratégiques”. (Comme disait hier assez astucieusement dans une conférence de presse le président de l’UE von Rompuy : “l’Europe a des partenariats stratégiques, elle n’a pas de stratégie”.) Ces choix constitueraient évidemment des orientations évidentes pour la politique extérieure, une façon de donner des consignes et un élan à cette politique, enfin une obligation d’effectivement concevoir une stratégie. D’où, terminait notre source, l’importance de ce sommet.
Eh bien, de quel sommet s’agit-il ? Nous devons avancer l’hypothèse que notre source, malgré tout le respect que nous lui devons, s’était peut-être trompée de sommet puisque, pas une fois, le mot “roms” n’était sorti de sa bouche.
@PAYANT Comme l’on sait, ce fut effectivement un sommet essentiellement consacré à cette communauté des roms, à l’occasion très polémique de la politique du président Sarkozy à cet égard, sur ce qu’il est convenable d’en penser, sur les réactions furieuses et évidemment déplacées de la vice-présidente de la Commission, sur l’air outragé mais vite aménagé du président Barroso et ainsi de suite. Lorsqu’on sut que la politique française avait été, directement ou indirectement qui sait, comparé à celle des nazis, l’horreur et la consternation furent à leur comble. Jean-Michel Aphatie, qui n’est jamais si bon que quand il reconnaît des qualités au président de la République, loua implicitement la pugnacité de ce président, annonçant que “cela chauffe” à Bruxelles et qu’“on fait chauffer les tanks”. C’était dans Le Grand Journal de Canal +, hier soir. («Le meilleur journal télé et celui où l’on parle le plus de politique», selon Philippe Gildas, ancien de la station, – et le comble est que c’est peut-être vrai.)
Sarko a donc fait flèche de tout bois, il a affiché une posture furieuse et déterminée, il a parlé franc et net, il a défendu la France, il a affirmé la souveraineté de la légitimité nationale, – il nous a sauvés, en quelque sorte. D’une façon qu’on pourrait croire objective et désintéressée, comme on dit “Bravo l’artiste”, Eric Ciotti, secrétaire national de l'UMP chargée de la sécurité, a observé, en vrai philosophe de la politique, que «[ça] a rompu avec l'ambiance un peu terne de Bruxelles. Le président a dit les choses: il a refusé que la France soit attaquée, stigmatisée. Il a eu raison d'exprimer un peu sa colère... Le langage diplomatique c'est bien, mais à un moment, il faut pouvoir se dire les choses. Le président Sarkozy est un homme de vérité, de transparence, [qui a le mérite de savoir] mettre les choses sur la table» Voilà un brave, dira-t-on plus tard, comme l’on parlerait d’un grognard qui fut à Austerlitz.
Sarkozy n’eut de cesse d’expliquer qu’au cours du repas de Bruxelles, tous les autres chefs d’Etat et de gouvernement, nous disons bien tous, avaient affirmé leur soutien à la France victime d’une attaque aussi vile. (Et comme Sarko, c’est la France, c’est le président qui obtint ce soutien.) Le président français rentra à Paris avec le secret espoir, – et cet espoir justifié par son héroïsme, – que cette l’attitude qu’il avait montrée à Bruxelles se traduirait par une hausse de sa cote de popularité dans les sondages. On ne peut pas empêcher cette sorte d’appréciation, sans nécessairement la condamner même si elle ressemble au résultat d’un calcul.
Mais soyons justes, c’est-à-dire assez équilibré… Toutes ces éminences et excellences ne parlèrent pas que des roms. On passa aussi en revue les autres sujets, mais très vite, par obligation et nécessité, même si certains d’entre eux aurait voulu s’y attarder pour tenter de faire avancer des problèmes importants où l’on est très loin de la conceptualisation nécessaire (de la stratégie réclamée par von Rompuy). Dans tous les cas, rien de ce qu’on attendait et rien de ce qu’il aurait fallu en attendre.
Ainsi ne fut-il guère question, – ou, disons, si peu par rapport à ce qui paraissait nécessaire, – des “partenariats stratégiques” à ce sommet de l’UE. D’une certaine façon, notre source avait anticipé involontairement cette issue en précisant, lors de notre entretien à ce propos, avant le sommet, que le plus caractéristique dans la situation actuelle est tout de même que personne n’avait vraiment d’idées précises à ce propos, sur l’orientation, les choix à faire, etc., et que cela reflétait, selon elle, «le vide de la situation politique actuelle, l’impuissance souvent visible des dirigeants». Le sommet démontra la justesse du propos par l’absurde ; on se réunissait pour tenter effectivement d’en parler sur le fond, de déterminer une position, là où personne n’en avait vraiment et où il fallait avancer pour tenter d’en déterminer une ; on n’en parla que fort peu, à cause d’une circonstance qu’on jugeait urgente, ce qui correspondait finalement à une certaine réalité de la situation puisqu'en général personne ne savait guère quoi en dire précisément à moins d'une discussion approfondie qui n'eut pas lieu… Ainsi soit-il.
Cela acté, quel rapport avec le Delaware et la désignation de Christine O’Donnell, de Tea Party, à ce point qu’on se permette de parler de “transversale” ? Le rapport est dans ceci que les deux événements ont montré une démarche assez similaire dans l’appréciation et l’interprétation des choses fondamentales par rapport aux choses secondaires. Le vrai problème que signale Tea Party, au travers de son affirmation politique et électorale, ce sont la colère du public et sa rupture antagoniste avec l’establishment ; mais ce “vrai problème” est en général évacué derrière les appréciations symboliques et idéologiques, comme, par exemple, l’appréciation que nous en donne Michael Tomasky. Le vrai problème qui devait être évoqué, ou à tout le moins illustré à la réunion de l’UE de Bruxelles, c’était celui des “partenariats stratégiques” et, in fine, de l’impuissance actuelle de la communauté politique qui nous dirige à prendre une attitude à cet égard, à susciter une politique européenne, à justifier fondamentalement la construction européenne à cet égard alors qu’elle affirme que c’est une chose essentielle, et ainsi de suite ; mais ce “vrai problème” fut éludé, donc non résolu, par le même processus que dans le cas précédent.
Nous n’observons pas une similitude de circonstances, ni même d’intention, ni de quoi que ce soit de ce genre. Il s’agit d’une similitude méthodologique s’exprimant par une similitude dans l’enchaînement des circonstances, aboutissant à un résultat équivalent d’écarter une réalité politique extrêmement importante et pressante, pour la remplacer par une autre réalité, chargée de symbolisme, de moralisme, etc., mais dont on peut douter qu’il soit impératif d’en discuter à cette heure-là, et dans ces circonstances-là. Il y a alors l’évocation, considérée comme bien plus pressante, des problèmes soulevés par cette “autre réalité” au nom de certains principes qui ont été évidemment fabriqués, eux-mêmes, à la place où on les met et au moment où on les affiche, de façon à ce qu’ils dissimulent conjoncturellement les “vrais problèmes” ; et cette dissimulation des “vrais problèmes”, dans la mesure où leur exposition, à ce moment et dans ces circonstances, mettrait en évidence essentiellement l’impuissance et la paralysie des gens de “la communauté politique qui nous dirige”.
Tout cela définit une époque.
Déblayons d’abord. Il ne peut nous venir à l’esprit de juger comme insignifiants et sans intérêt le problème du populisme impliqué dans les jugements de Tomaski sur Tea Party, les problèmes de l’immigration et de la souveraineté nationale impliqués dans le problème des roms tels qu’il fut résumé par les invectives de la Commissaire européenne à la justice. Tout cela existe et mérite de l’attention. Dans les circonstances évoquées, pourtant, il se trouve que le rôle principal que tout cela joue, – sans assurer aucun résultat décisif dans les domaines concernés, – est d’assurer une déflexion arbitraire des nécessités, marquée qualitativement par une réduction forcée arbitrairement de l’importance de ces nécessités. Cette circonstance réussit, essentiellement, à cause du poids terroriste que le corpus moralisant qui remplace aujourd’hui la politique exerce sur les volontés, les énergies, voire sur les intelligences. Dites le mot “nazi”, l’expression “nettoyage ethnique”, le mot “populisme”, et la marche, le discours, voire même la respiration du sujet, – on parle d’un chef d’Etat ou de gouvernement,– sont absolument figés, voire paralysés, – et les explications qui s’imposent se traduisent par des invectives et des entretiens fiévreux, dans un climat de tension et d’antagonisme, comme si le sort du monde en dépendait.
La chose n’est pas nouvelle mais elle prend aujourd’hui des dimensions d’un phénomène de gouvernement et, dans les circonstances pressantes que nous connaissons, d’un phénomène de civilisation. Ce qui fait toute la différence, c’est évidemment la disproportion considérable entre les problèmes considérés.
• Dans le cas américaniste, on écarte le problème colossal de la rupture entre l’opinion publique et la population d’une part, et l’establishment d’autre part, au profit d’une enquête terroriste sur les véritables sentiments de l’organisation qui exprime cette rupture.
• Dans le cas européen, on écarte le problème récurrent et non moins colossal de l’existence et de l’utilité de l’Europe, pour un problème d’une importance discutable, dépendant de lois nationales, qui n’aurait jamais dû être évoqués dans les termes où il le fut, et qui aurait dû être résolu d’un simple haussement d’épaules de la part des autorités nationales face à une Commissaire européenne énervée.
Dans les deux cas, la rhétorique et l’émotion s’attachant à la moralisation terroriste de la politique, jusqu’à transformer la politique en rhétorique moralisante et émotionnelle, ont acquis une telle puissance de pression sur les psychologies qu’elles imposent effectivement des changements complets d’orientation et de choix des priorités. (Cette idée joue également dans l’énervement de la Commissaire européenne, vice-présidente de surcroît, venue d’un petit pays où la référence morale, égalitaire par définition, est particulièrement importante dans la mesure où elle paraît combler les différences de puissance et de souveraineté entre Etats membres.) Bien entendu, ce procédé ne date pas non plus d’hier mais il est aujourd’hui favorisé au maximum, d’une part par la puissance du système de la communication qui répand la narrative moralisante, d’autre part par la complaisance des hommes politiques, fort heureux de n’avoir pas à affronter les problèmes fondamentaux qui s’accumulent et face auxquels ils sont désarmés sans qu'on puisse leur faire reproche de cette pirouette. De même que la pression du système de la communication qui relève de l’automatisme systémique, cette complaisance n’est pas nécessairement consciente tant est grande la moralisation terroriste, et tant est facile l’acceptation par la psychologie de cette tactique de déflexion-réduction.
Le constat plus général auquel on est conduit est qu’il y a là un processus mécanique, favorisé, voire même instrumentalisé par le système général, notamment par le système de la communication qui est une des deux branches du système. En développant cette pression permanente, le système de la communication permet effectivement de mettre à l’abri d’une éventuelle appréciation critique les crises fondamentales qui sont le produit de l’autre branche du système général, le système du technologisme.
Les très rares cas où ce dispositif est contourné, sont les cas de crises extrêmes, explosives (référendum sur l’Europe de mai 2005, avec le “non” français, crise de l’effondrement de Wall Street du 15 septembre 2008). Mais l’on voit que le système reprend très rapidement et aisément le dessus et toute son influence sur les hommes politiques qui, à nouveau, n’attendent que ce répit pour abandonner leur éventuelle entreprise de réformisme. (Un cas typique se trouve dans le comportement de Sarkozy qui, dix jours après 15/9, le 25 septembre 2008 à Toulon, prononça un discours où il mettait en cause le système capitaliste tel qu’il existe. Ces ambitions réformistes radicales durèrent jusqu’en novembre. Début 2009, elles avaient disparu.) Le constat est donc qu’en toutes les occasions, le système réduit les volontés et l’autonomie de décision des hommes politiques, sans la moindre résistance de leur part, et même au contraire. Cela semble être paradoxalement de plus en plus vrai, à mesure que s’approfondit la crise, parce que le système se fait de plus en plus pressant et les capacités de résistance à ces pressions des hommes politiques, de plus en plus réduites. Bien sûr, dans cette circonstance, l’élément de déflexion et de réduction que constitue la rhétorique moralisante est utilisé à point.
Cela ne signifie pas seulement que nos dirigeants politiques sont prisonniers (et le plus souvent, prisonniers consentants). Ils le sont depuis longtemps, prisonniers, mais il apparaît de plus en plus probable que cet emprisonnement est de plus en plus renforcé, au point qu’on peut suggérer qu’ils resteront prisonniers jusqu’au bout, jusqu’à l’extrémité catastrophique de fonctionnement du système. Ils sont prisonniers, même pour être empêchés d’intervenir en faveur d’une tentative de réforme in extremis du système ; le système repousse toute possibilité d’intervention, s’estimant autosuffisant et suffisamment puissant pour surmonter sa propre crise, et facilitant ainsi décisivement son effondrement, selon sa démarche suicidaire. L’effondrement du système se réalisera sans que les dirigeants politiques qui se trouvent dans une position de gestion opérationnelle de ce système ne puissent faire quoi que ce soit.
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