La trilogie (involontaire) de Poutine

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La trilogie (involontaire) de Poutine

29 décembre 2019 – Les Russes viennent de marquer deux avancées fondamentales dans les domaines de la stratégie nucléaire intercontinentale et dans celui de la stratégie régionale. En même temps, ou plutôt précédant immédiatement ces deux annonces, il y a l’affirmation que la Russie mène désormais la course aux armements, ce qui en termes dialectiques est extrêmement différent de la simple affirmation de la possession d’armes nucléaires supérieures à celles de l’adversaire : dans ce dernier cas, l’affirmation est un constat statique de supériorité ; dans celui de “la course aux armements”, l’affirmation est celle de la dynamique de la puissance opérationnelle comparée.

• Sur ce dernier point, on a lu un texte du  25 décembre 2019, où Poutine affirme que la Russie possède désormais une supériorité stratégique nucléaire, bref qu’elle mène la “course aux armements” comme l’ion disait durant la Guerre froide, donc qu’elle peut prétendre de facto à une attitude de supériorité dans le domaine stratégique. Nous notions ceci qui a une grande dimension psychologique, pas seulement voulue et élaborée, mais qui existe de factodu fait de l’affirmation de la situation compétitive à laquelle pousse le comportement de la partie américaniste : « Pour la première fois d’une façon publique et spectaculaire, Poutine a parlé des armements russes explicitement en termes de supériorité comparée, sur n’importe quel autre pays et y compris le plus puissant d’entre eux, et non plus en termes de capacités opérationnelles et d’avancement technologique brut. Ainsi, ses paroles ont-elles une résonnance politique claire et nette, et non plus une résonnance seulement militaire et stratégique ; et une résonnance politique impliquant non pas nécessairement un défi mais dans tous les cas l'affirmation d'une supériorité stratégique comme outil de la politique de sécurité nationale russe, pour protéger les intérêts russes, éventuellement hors de Russie. »
 • L’annonce d’un marché avec l’Algérie d’avions de combat russes les plus avancés et les plus puissants, marché qualitativement d’une extrême importance qui bouleverse les positions stratégiques en Méditerranée et sur le flanc Sud de l’Europe : 14 Su-34, 14 Su-35 (tous deux de “quatrième génération et demi”), et 14 Su-57 de cinquième génération. On a vu hier quelques observations  qu’à notre sens  il convient de faire à cet égard.
• D’autre part, la mise en service du système de planeur hypersonique type AvantGard, un système stratégique continental/global contre lequel aujourd’hui aucune défense ni contre-mesure ne sont possibles et qui place les USA dans une très délicate position d’infériorité stratégique. AvantGard évolue à 27 Mach (plus ou moins 30 000 km/h : on peut écouter, ou réécouter pour beaucoup, Jean-Pierre Petit  sur ce sujet des armes hypersoniques russes, très éclairant malgré l’arrogance sans vergogne de l’intervieweur, – on est Français et “expert” ou on ne l’est pas, certes...).

Bien entendu, nous nous étendons un peu plus sur ce dernier point qui, d’un point de vue stratégique au plus haut niveau concevable, d’un point de vue opérationnel et d’un point de vue de supériorité, marque un point sans surprise depuis qu’on connaît l’existence de ces armes, mais d’un formidable poids symbolique acquis entre la chose annoncée et la chose accomplie. Les AvantGardont commencée à être livré en mai dernier et leur déploiement opérationnel a été annoncé  le 27 décembre  comme effectif (« Une vidéo publiée vendredi par le ministère russe de la Défense montre les têtes de planeurs hypersoniques en train d'être chargées sur des missiles en silos. Pour l'instant, les AvantGard seront montés sur les missiles balistiques UR-100N (ou SS-19 Stiletto, comme les appelle l’OTAN), jusqu’à ce que le Sarmat RS-28 soit prêt à entrer en service. »)

Les Russes n’ont certainement pas dissimulé leurs nouveaux armements, bien au contraire ils en font grande publicité depuis les déclarations de Poutine de mars 2018, ce qui a paradoxalement permis aux zombieSystème occidentaux d’affirmer pendant quelques mois sinon un an qu’il s’agissait un bluff de plus du satanique Poutine. Cette ligne de dénégation des affirmations russes s’est poursuivie malgré la confirmation quasi immédiate de leur véracité par les chefs  militaires US, comme par exemple l’affirmation du chef du Strategic Command d’alors, le général Hyten, en août 2018, selon lequel, les USA n’avaient aucune défense possible contre ces armes dont il ne mettait pas une seconde en doute l’existence.

Voici un long commentaire  de Robert Bridge sur l’entrée en service de l’AvantGard et sur tout ce que l’entrée en service de ce système introduit comme facteurs nouveaux dans la situation russe et, surtout, dans la situation des relations russo-américanistes. (Décidément relations, du côté US, plus “américanistes ”que jamais, bien plus qu’américaines”.) 

« “Nous n'avons aucune défense qui pourrait nous empêcher d'utiliser une telle arme contre nous”, c’est ainsi que le général John Hyten, alors à la tête du Strategic Command, l’a présenté à la Commission des services armés du Sénat en mars 2018, peu après que Poutine ait confirmé l’existence d’AvanGard et de plusieurs autres systèmes hypersoniques.
» Dans une grande démonstration de confiance, Moscou a même montré AvanGard aux inspecteurs américains le mois dernier, dans le cadre d'un effort pour améliorer la transparence dans l'observation du dernier traité limitant les armes nucléaires. La Russie a proposé de prolonger le plus récent traité START [sur les armes stratégiques nucléaires, signé en 2011, lors du mandat Obama]au-delà de février 2021, mais Washington n’a toujours pas répondu, dans un sens ou l’autre.
» La Russie est la seule nation qui déploie actuellement des missiles hypersoniques [de tous types...] [...]Selon Poutine, les scientifiques militaires russes travaillent également à la mise au point de défenses contre de telles armes, – s’il peut en exister.
» Plus tôt cette semaine, M. Poutine a tenu à dire que la Russie est maintenant en avance sur les autres pays en ce qui concerne une technologie d'armement majeure, contrastant avec le fait que l'URSS toujours été en retard pendant la guerre froide.
» Au lieu de cela, ce sont maintenant les États-Unis qui s’efforcent de rattraper leur retard. Un contrat pour le développement d'un système planant pouvant atteindre Mach 5 vient d'être attribué au début de cette année, avec une date de lancement prévue pour 2023.
» L’existence d'AvanGard rend également plus urgent le développement d'intercepteurs basés dans l’espace qui pourraient théoriquement cibler les missiles pendant la phase de propulsion, avant que les têtes hypersoniques puissent être lancées. C’est peut-être la mission du nouveau commandement US Spatial Force.
» C'était aussi l’objet des fantasmes du Pentagone dans les années 1980, lorsque le président Ronald Reagan a lancé l’initiative ‘Star Wars’. Bien qu’elle n’ait pas représenté grand-chose en réalité, il est généralement admis aux USA qu’elle a entraîné l'URSS dans une course aux armements coûteuse qui a finalement conduit à la faillite et à l’effondrement du communisme.
» Alors que les universitaires russes contestent cette thèse, Moscou semble l’avoir mise à l'épreuve. Des armes hypersoniques pourraient maintenant obliger Washington à agir comme il dit que les Soviétiques l’ont fait, et à doter le Pentagone de nouvelles et vastes ressources qui sont nécessaires ailleurs, alors que la dette nationale s'élève à $23 000 milliards. Une raison de plus de vouloir sérieusement faire la paix avec le monde, plutôt que de chercher à le dominer. » 

On observera ses remarques très intéressantes sur la fin du texte où Bridge faut une comparaison inversée par rapport à l’intrigue USA-URSS-SDI (“guerre des étoiles” de 1983-1989) ; et même comparaison doublement inversée puisqu’outre l’échange des vainqueurs et des vaincus, il y a la  la différence essentielle  que “la guerre des étoiles” (ou SDI pour faire sérieux)  Made-In-Reagan  n’a jamais eu lieu puisque le système envisagé en 1982, directement extrait des comics de SF et des studios d’Hollywood, n’a jamais existé en tant que tel tandis que les systèmes hypersoniques russes sont là et bien là ...

L’analogie doublement invertie que l’on relève dans ce cas a sans aucun doute un très grand intérêt, notamment par rapport à la psychologie du côté US, c’est-à-dire par rapport à ce qu’elle nous dit, rétrospectivement mais durablement jusqu’aux temps actuels où elle perdure plus forte que jamais, de sa propre pathologie. Pour le reste, et autant à cause de cette psychologie que des situations d’impuissance bureaucratique et de corruption du gaspillage qui rend l’amoncellement d’argent contre-productif où se trouvent les USA aujourd’hui, nous  avons déjà dit pourquoi nous doutons radicalement que les USA puissent refaire leur retard sur la Russie, voire le combler en partie, voire même l’empêcher de grandir.

Comment Kissinger a vieilli

Certes, le mot “trilogie” s’emploie en général pour les œuvres littéraires ou de création, en général artistique, ou même technologique puisque nous sommes dans des temps où l’art prend de bien étranges chemin. Cela nous permet aussi bien d’employer ce mot pour le domaine du rapport des forces, de la grande stratégie et de la communication qui anime tout cela. Ainsi parlerons-nous pour ces trois nouvelles russes d’une “trilogie de Poutine” … Nos lecteurs, qui ont l’esprit vif, comprendront qu’il y a, à côté du “dur” que sont les systèmes comme AvantGard et le Su-57, une bonne part de symbolisme qui, en ces temps ce communication exacerbée et de réalité pulvérisée, permet souvent d’approcher une  vérité-de-situation.

De cette “trilogie de Poutine”, nous dirons :
1). Qu’elle permet d’énoncer une nouvelle vérité stratégique dans toute sa puissance dynamique ;
2). Que notre conviction, qui n’est pas de “source sûre” comme en réclament nos censeurs-Système, est que Poutine, malgré toute sa finesse ou peut-être à cause d’elle, ne l’a pas voulu ainsi et qu’il y est venu sans véritablement mesurer toutes les dimensions de l’acte qu’il posait ; 
3). Qu’il y a donc la mise en place de l’expression d’une “nouvelle vérité stratégique”, selon une volonté dont nous avons peine à identifier d’où elle vient, sinon notre conviction à nouveau qu’elle n’est pas d’origine humaine mais plutôt l’arrangement des événements eux-mêmes.

Cette “trilogie de la nouvelle vérité stratégique” plaçant la Russie au-dessus des autres comprend :
1). d’abord l’arme suprême, ou “arme absolue” de l’époque stratégique qui s’ouvre, que constitue l’hypersonique inarrêtable, sous la forme d’AvantGard, vitesse de 27 Mach, capacités d’évolutions très marquées, ceci et cela le rendant absolument impossible à intercepter à moins d’entrer dans la science-fiction ; capacités nucléaires intercontinentales et globales. Cette “arme absolue” de son temps remplace l’ancienne “arme absolue” qu’étaient les ICBM et les SLBM classiques et seuls les Russes en disposent avec une avance qui se compte en nombre d’années et l’intention affirmer d’en poursuivre le développement ;
2). Ensuite l’arme politico-stratégique permettant de couvrir des zones stratégiques jusqu’alors quasiment hors de portée avec les systèmes les plus sophistiqués (le Su-57 qui “annule” le F-35 et met en question la domination aérienne dans des zones jusqu’alors incontestablement OTAN/BAO, tout cela sans prêter une seconde d’attention à l’opérationnalité de ces armes souvent factices ou simulacres, mais en ne considérant que l’aspect communicationnel puisqu’il y en a encore pour croire à la magie de la technologie stealth) ;
3). Enfin l’autorité que confèrent ces systèmes, qui permet à une voix autorisée d’affirmer une hiérarchie où elle se place en tête (au sommet) sans crainte d’être contredite.

On comprendra qu’il s’agit en soi d’un événement important. Ce n’est pas trois événements qui s’affirment dans la même séquence sans influer les uns sur les autres, mais trois événements qui s’enchaînent, s’influencent, et finalement fusionnent en un, c’est-à-dire un événement nouveau qui est de nature différente que la simple addition des trois. (Même différence  qu’entre les concepts de “mondialisation” et “globalisation”.) La puissance stratégique russe, qui est désormais définie par des systèmes et des doctrines dynamiques qui dominent tous les autres, affirme par la voix de Poutine qui l’a définie en la plaçant dans une hiérarchie comme absolument dominante. Quoi que veuillent réellement Poutine et les Russes, cette posture stratégique n’est plus défensive et purement nationale (pour la défense du territoire national) comme elle était strictement définie jusqu’ici, mais conduite à s’inscrire dans l’équation du rapport des forces en affirmant sa supériorité stratégique.

Le paradoxe est qu’à force de crier “au loup” à propos d’une puissance russe qui ne voulait pourtant pas s’inscrire dans la grande équation du rapport des forces (“course aux armements”), les narrativeUS et du bloc-BAO ont fini par “forcer” les Russes par y entrer. D’une certaine façon Poutine continue sa démonstration du 1ermars 2018 qu’il avait ponctuée d’un “Cette fois, vous allez nous écouter !”, signifiant par là que l’exposition de ces nouveaux systèmes conduiraient les divers tourmenteurs de la Russie, USA en premier, à enfin écouter la Russie et ses propositions de bon voisinage stratégique. Il n’en fut rien...

Le paradoxe se poursuit et devient alors que si l’on observe le chemin parcouru et les outils ainsi déployés selon ce que nous nommons “la trilogue de Poutine”, il semble bien qu’il faille que la Russie proclame sa supériorité stratégique pour espérer qu’on l’écoute ; qu’elle devienne en vérité la “menace” qu’on prétend qu’elle est depuis 2014 (Ukraine, Russiagate, etc.), pour exiger qu’on l’entende...

En 1973, au moment des négociations SALT et alors que des généraux US s’inquiétaient d’éventuelles concessions faites à l’URSS qui pourraient donner à cette puissance la “supériorité stratégique”, Kissinger s’écriait : « Au nom de Dieu, qu’est-ce que cela signifie, “supériorité stratégique”, à ce niveau de capacité de destruction ! » C’était l’époque où les stratèges raisonnaient encore et admettaient que la dissuasion réglait tout et qu’il fallait tout faire, y compris la coopération entre adversaires, pour éviter un conflit nucléaire où tous seraient anéantis. 

Mais Kissinger est vieux et les stratèges ne raisonnent plus et préfèrent s’en remettre à l’affectivisme, et l’idée de la “supériorité stratégique” dans l’ère nucléaire est redevenue tout à fait acceptable, et le conflit nucléaire qui va avec également ; l’affectivisme des narrative, l’“exceptionnalisme” américaniste, le suprémacisme anglo-saxon et occidental, le progressisme-sociétal ont infecté toute la pensée stratégique et ont annihilé la conscience de la puissance de destruction des armements nucléaires en lui substituant une morale et une vertu humanitariste s’exprimant sans la moindre vergogne par des méthodes néo-impérialistes. C’est pourquoi dans les premières années qui ont suivi depuis 9/11, on a entendu à plus d’une reprise les thèses de la possibilité d’attaque nucléaire US contre la Russie, une first strike nucléaire stratégique éliminant la Russie en tant que telle de la contre-civilisation postmoderne.

Par conséquent, et même s’il ne s’agit que de communication, l’affirmation d’une “supériorité stratégique” qui ne peut plus être contestée, l’affirmation de la “trilogie de Poutine” prend tout son poids. Même Kissinger, qui a vu disparaître l’ère de la mesure prudente et de la raison cynique, ne dit plus aujourd’hui ce qu’il disait en 1974. Ainsi Poutine et la Russie sont-ils obligés, parce que c’est la seule position d’où on les écoute, de s’affirmer comme la première puissance stratégique en termes de capacités de destruction, un peu selon les termes de l’“idéal de puissance” qu’ils repoussent par ailleurs de toutes leurs forces. Mais nous sommes dans l’ère du simulacre, de l’inversion, où rien ne peut se faire qui ne passe par le fameux coup du “faire aïkido”, de sans cesse utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui ; dans ce cas, la situation revenant quoi qu’en aient voulu les uns et les autres, les différents acteurs, à retourner contre le Système l’idéologie favorite de la  politiqueSystème qu’est cette “idéal de puissance”.

... Savoir ce que tout cela donnera, c’est prétendre beaucoup. La seule observation qui compte est bien de constater encore une fois l’extraordinaire vulnérabilité de cette extraordinaire puissance que représente le Système, – logique surpuissance-autodestruction.