La triste leçon afghane de Gorbatchev

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On sait que l’analogie Gorbatchev-Obama, sollicitée ou pas, hypothétique en attendant mieux, est un de nos sports favoris. Un spécialiste de la fin de l’URSS, Victor Sebesteyn, nous en donne quelques éléments le 29 octobre 2009, dans le New York Times, à partir de documents déclassifiés sur les délibérations au Kremlin, à propos de la guerre soviétique en Afghanistan, notamment à partir de 1985 et l’arrivée de Gorbatchev. (Sebesteyn donne aussi des précisions sur les conditions d’engagement de départ, en confirmant une interprétation souvent faite que les militaires – ainsi que le KGB – étaient opposés à l’intervention qu’ils prévoyaient très difficile, et que l’affaire n’a été que le fait du pouvoir politique.)

Très rapidement, le conflit est devenu ce qu’il est aujourd’hui pour l’OTAN, dans les conditions opérationnelles. Sebesteyn rapporte cette intervention devant ses chefs politiques du chef d ‘état-major général de l’Armée Rouge, le brillant maréchal Akhromeyev (il se suicida en août 1991, à l’issue du putsh raté de Moscou conduisant à l’émergence d’Eltsine): «“About 99 percent of the battles and skirmishes that we fought in Afghanistan were won by our side,” Marshal Akhromeyev told his superiors in November 1986. “The problem is that the next morning there is the same situation as if there had been no battle. The terrorists are again in the village where they were — or we thought they were — destroyed a day or so before.” Listen to a coalition spokesman now explaining the difficulties its forces are facing in tough terrain, and it would be hard to hear a difference.»

Mais ce sont surtout les conditions du retrait soviétique, l’attitude de Gorbatchev, etc., qui sont intéressantes à découvrir, à la lumière de la situation actuelle et des hypothèses extrêmes d’un éventuel retrait US.

«There are many in Washington now calling on President Obama to cut his losses and find an exit strategy from Afghanistan. Even if he agreed, it may not be an easy business. When Mikhail Gorbachev became Soviet leader in March 1985 he called Afghanistan “our bleeding wound.” He declared that ending the war was his top priority. But he could not do it without losing face.

»The Soviet leadership fatally prevaricated. Foreign Minister Eduard Shevardnadze wanted to pull out of Afghanistan immediately and blame Kremlin predecessors for the unpopular war. So too did Mr. Gorbachev’s most important adviser, the godfather of the perestroika and glasnost reforms, Aleksandr Yakovlev. But Mr. Gorbachev dithered, searching for something he could call victory, or at least that other elusive prize for armies in trouble: peace with honor. “How to get out racks one’s brains,” Mr. Gorbachev complained in the spring of 1986, according to Politburo minutes. “We have been fighting there for six years. If we don’t start changing our approach we’ll be there another 20 or 30 years. We have not learned how to wage war there.”

»Mr. Gorbachev was also haunted by the image of the last Americans leaving Saigon in panic: “We cannot leave in our underpants ... or without any,” he told his chief foreign policy aide, Anatoly Chernyayev, whose diaries have recently become available to scholars. Chernyayev himself called Afghanistan “our Vietnam. But worse.”

»Withdrawal was a long, drawn-out agony. By the time the last troops left in February 1989, around 15,000 Soviet soldiers and 800,000 Afghans had died. “We must say that our people have not given their lives in vain,” Mr. Gorbachev told the Politburo. But even his masterful public relations skills could not mask the humiliation of defeat. Indeed, it marked the beginning of the end for the Soviet empire in Europe, as revolution swept through Eastern Europe in 1989, and of the Soviet Union itself two years later.

»In 1988, Robert Gates, then the deputy director of the C.I.A., made a wager with Michael Armacost, then undersecretary of state. He bet $25 that the Soviet Army wouldn’t leave Afghanistan. The Soviets retreated in humiliation soon after. Mr. Gates, we can assume, paid up. But is there a gambling man out there who would lay money on the United States Army withdrawing in similarly humbling fashion? And would the defense secretary accept the bet?»

Notre commentaire

@PAYANT …Et pourtant, Gorbatchev est l’homme de toutes les audaces, de toutes les réformes. Mais on le voit, ici, hésitant, cherchant le moyen le plus prudent de quitter l’Afghanistan, pour ne pas paraître essuyer une défaite qui aurait pu amener des conséquences imprévisibles, effectivement hanté par le souvenir du départ des derniers Américains en pleine panique, à Saigon en 1975. Il semble bien que la résolution de la nouvelle équipe (Gorbatchev en mars 1985, puis Chevardnadze remplaçant Gromyko aux affaires étrangères quelques mois plus tard) était prise dès son arrivée au pouvoir et la consolidation de ce pouvoir, courant 1985: quitter l’Afghanistan, arrêter cette guerre improbable et cruelle. Le processus du retrait fut un calvaire.

Le point ironique et tragique aujourd’hui est que l’Afghanistan est en train de s’imposer comme le test suprême pour Obama et pour ses éventuelles ambitions réformistes. D’ores et déjà, certains en font un point d’affrontement fondamental avec le Pentagone, ce qui est une différence également fondamentale avec la situation soviétique où les militaires n’aimèrent jamais cette guerre et s’y opposèrent dès l’origine (dans le texte de Sebesteyn, on a des détails sur le maréchal Ogarkov, autre brillant chef soviétique, arguant en 1979 devant son ministre Oustinov, puis devant Brejnev, contre l’intervention en Afghanistan). Cela pourrait donc être à propos de l’Afghanistan qu’Obama pourrait rencontrer la circonstance qui le ferait s’opposer au système en affrontant les militaires et le complexe militaro-industriel, et on pourrait alors avancer l’hypothèse que c’est sur ce terrain effectivement qu’il pourrait avoir l’opportunité de s’imposer comme le réformiste radical qu’on attend, ce fameux “American Gorbatchev” qu’on évoque souvent. Mais c’est justement sur ce point que la référence perd sa vertu de “modèle” puisque, dans l’affaire d’Afghanistan, on découvre un Gorbatchev à contre-emploi, le contraire du réformiste audacieux et entreprenant, temporisant, incertain, craignant les conséquences de ses actes; puisque, dans l’affaire d’Afghanistan, que ce soit pour les Soviétiques en 1985-1989 ou pour les Américains aujourd’hui, la possibilité d’une action décisive et réformiste très rapide (celle que semblait vouloir Chevardnadze) est, de loin, la plus difficile à mettre en œuvre.

C’est un curieux enchaînement de références. L’Afghanistan, qui était pour l’URSS le double aggravé du Vietnam («Notre Vietnam. En pire», selon Anatoly Chernyayev), est en train de devenir pour les USA, dans tous les cas dans leur perception de l’événement, le double aggravé de l’Afghanistan des Soviétiques (“Notre Afghanistan. En pire.”) – avec, en plus, la question de l’engagement de l’OTAN. Dans l’hypothèse extrême qu’évoque Sebesteyn, les conditions opérationnelles pour un éventuel retrait occidental serait infiniment plus difficiles que pour l’URSS en 1985-1989: une armée (US) à la logistique effroyablement lourde, bien plus que celle de l’Armée Rouge qui n’était pourtant pas rien, sans frontière terrestre pour un repli, avec des alliés déjà géographiquement séparés sur le terrain, ce qui faciliterait la tentation du “chacun pour soi”. (D’ores et déjà, si la situation ne s’améliore pas, le retrait des Canadiens et des Hollandais en 2011, s'il est maintenu, ressemblera, également pour la perception de l’événement, à une amorce de repli généralisé, sinon de déroute.) Dans ce scénario de cauchemar, l’aide des Russes pourrait être décisive, ne serait-ce que pour fournir des bases arrières de repli – c’est pour le coup que les alliés souhaiteraient que la Russie fasse partie de l’OTAN… Cela constituerait une ironie extraordinaire de l’histoire et peut-être faut-il voir aussi, dans la volonté d’Obama d’établir de bonnes relations avec la Russie, une sorte d’hypothèse prémonitoire, disons inconsciente.

Dans ce contexte général, la crise de l’Afghanistan continue de plus en plus à se détacher de son contexte stratégique classique – vers le Sud, imbriqué dans le contexte stratégique et géographique de l’“arc de crise” qui va de la Somalie jusqu’au Pakistan – pour s’imbriquer de plus en plus dans un contexte stratégique de crise, vers le Nord, affectant par ses conséquences directes et indirectes l’OTAN jusqu’à la Russie, avec la masse euro-atlantique et, au-delà bien entendu, fondamentalement les USA. C’est poursuivre, dans des conditions et pour des raisons conjoncturelles différentes, le mouvement stratégique structurel d'une puissance quasi-tectonique qui, à notre avis, s’est amorcé en août 2008, avec la crise de Géorgie.


Mis en ligne le 4 novembre 2009 à 09H37

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