La “turbo-crise” accélère (comme c'est son rôle)

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La “turbo-crise” accélère (comme c'est son rôle)

9 janvier 2009 — Les occasions sont rares (mais de moins en moins, après tout…) où l’on peut voir simultanément les événements se presser sur des fronts différents, en une occurrence qui semble être l’Histoire même en train de se faire. Un jour comme ce 9 janvier 2009, avec les nouvelles qui sont publiées, ressemble à une telle occasion, illustrant d’ailleurs une période d’une intensité extraordinaire, – mais l'“extraordinaire” tendant à devenir notre ordinaire, après tout (bis). La période de la transition entre deux présidents aux USA, qui est actuellement l’événement qui borne la période et qui impliquait traditionnellement une pause dans la progression des affaires, échappe complètement au contrôle du calendrier humain. (Curiosité de la chose: on annonçait une grande crise internationale pour “tester” Obama devenu président. Désormais, on “teste” avant... Ou bien, cela n'a rien à voir avec un “test”? Toutes les hypothèses sont acceptées...)

Aujourd’hui, 9 janvier 2009, on voit donc l’accélération des événements sur trois fronts différents, dont on sait pourtant qu’ils sont liés entre eux par une extraordinaire intensité et par un rythme insensé des événements qui les caractérisent. (C'est dans tous les cas, ce “on sait”, notre hypothèse à nous.)

• La crise de Gaza entre dans une phase chaotique, entre les événements sur le terrain et les événements autour des événements sur le terrain. Le constat du jour est que les USA se trouvent dans l’obligation d’accepter une certaine implication à laquelle ils se sont refusés jusqu’ici. Par conséquent, leur “action” est indirecte, fragmentée, faite de réactions officielles improvisées ou d’informations officieuses pressantes. Le vote du Conseil de Sécurité de l’ONU demandant un cessez-le-feu à Gaza, par 14 voix et l’abstention des USA est une illustration de cette situation. Même si les Français et les Britanniques espéraient un vote positif (Rice ayant elle-même participé à l’élaboration du texte), la chose est ainsi décrite par le Times aujourd’hui: «The US decision to allow the Security Council to call for a ceasefire in a formal resolution undercuts the Israelis' continued military operations in Gaza and left Israeli officials fuming. [..] The abstention, nevertheless, marked an about-face by the United States just days after it blocked any Security Council action to bring the fighting to an end. […] It represents a rare break between Israel and the United States…»

• Parallèlement, le Guardian annonce, aujourd’hui encore, tenir de bonnes sources que l’administration Obama devrait entreprendre des contacts avec le Hamas à un niveau moyen, chose jusqu’ici absolument proscrite de la politique US. D’une façon très caractéristique, le processus est décrit comme devant se faire selon des normes l’apparentant à un “processus secret”, mais il est annoncé, par l’intermédiaire du Guardian, avec un luxe de détails et de précisions qui fait s’interroger sur la signification du “secret” en question. (Peu importe puisque ce qui importe est qu'on diffuse au moins la nouvelle de l'intention.) Les causes avancées concernent autant une volonté de tenter de débloquer la situation que celle de faire rentrer les USA dans une crise dont ils ont été complètement absents.

«The incoming Obama administration is prepared to abandon George Bush's doctrine of isolating Hamas by establishing a channel to the Islamist organisation, sources close to the transition team say.

»The move to open contacts with Hamas, which could be initiated through the US intelligence services, would represent a definitive break with the Bush presidency's ostracising of the group. The state department has designated Hamas a terrorist organisation, and in 2006 Congress passed a law banning US financial aid to the group.

»The Guardian has spoken to three people with knowledge of the discussions in the Obama camp. There is no talk of Obama approving direct diplomatic negotiations with Hamas early on, but he is being urged by advisers to initiate low-level or clandestine approaches, and there is growing recognition in Washington that the policy of ostracising Hamas is counter-productive. A tested course would be to start contacts through Hamas and the US intelligence services, similar to the secret process through which the US engaged with the PLO in the 1970s. Israel did not become aware of the contacts until much later.»

• Mais il y a sans doute, ou bien évidemment, une autre raison dans cette évolution US. Il s’agit de la situation aux USA, qu’Obama et ses conseillers jugent de plus en plus dramatique, et qui nécessite une mobilisation extrême. Cette mobilisation passe par la nécessité de tenter de contenir les crises extérieures trop pressantes, notamment celle de Gaza; et l’équation actuelle, notamment les positions internationales de plus en plus affirmées de malaise ou d’hostilité devant l’action d’Israël, implique éventuellement les ouvertures qu’on a vues. Quoi qu’il en soit, il y a aussi, aux USA, dans l’évaluation qu’on fait de la crise économique, une accélération et une dramatisation sans précédent. Obama parle désormais d’une “catastrophe économique” si des décisions ne sont pas prises dans les semaines qui viennent, voire dans les jours qui suivront son inauguration. L’atmosphère commence à ressembler effectivement à celle de l’inauguration de FDR le 5 mars 1933.

• La “crise du gaz” en Europe, entre l’Ukraine et la Russie avec des effets directs extrêmement sévères en Europe devient, elle aussi, dramatique et pressante, quelles qu’en soient les orientations (là aussi, on parle du “climat” de la chose). La Russie et l’Ukraine étant en désaccord commercial (dans l'atmosphère qu'on imagine, vues les relations politiques), le gaz russe vers l’Europe passant notamment par l’Ukraine, la Russie accusant l’Ukraine de prélever du gaz pour elle-même alors que la Russie ne veut plus lui en livrer, – tout cela a conduit à la décision russe de couper tous leurs envois à et par l'Ukraine (dont ceux pour l’Europe). Il fait froid et nombre de pays européens sont en difficultés. La Commission européenne va envoyer des observateurs en Ukraine (avec accord des Russes) pour enquêter sur la situation et déterminer les responsabilités. L’OTAN se réunit et annonce qu’il faut faire quelque chose, qu’elle va faire quelque chose… Un lecteur, commentant l’article du Times de ce jour sur la réaction de l'OTAN, observe sarcastiquement: «Let’s see NATO soldiers coming to rescue by cutting some wood for their allies. How else are they going to help, go to war over unpaid bills of a country which is not even a NATO member? In that case at least they won't face the questions about WMDs.»

On bouche les voies d’eau comme on peut

Nous utilisons cette expression de “turbo-crise” (dans notre titre) dans la rubrique de defensa de notre Lettre d’Analyse dd&e, dans le numéro du 10 janvier 2009. Pour rendre à César ce dont César a la paternité indirecte, nous y précisons ceci:

«En 1996, pour désigner le “nouveau capitalisme” lancé par l’équipe Clinton (la chose vient de loin...), Edward Lutwak inventa le terme de “turbo-capitalisme”. On comprend ce qu’il veut dire, et on le comprit encore mieux en 1997 et en 1998 lorsqu’une crise née de cette pression américaniste et clintonienne balaya divers pays (de la Thaïlande à la Russie, à l’Argentine, etc.). Nous avons donc, en plus de la “crise systémique” qui est aussi une “crise de civilisation”, qui est peut-être et même sans doute une “crise de l’espèce”, – nous avons donc la “turbo-crise” en réponse au “turbo-capitalisme”. Car l’une de ses caractéristiques est également la surprise et la vitesse, c’est-à-dire son rythme infernal, son tempo, son beat comme disent les musiciens de jazz et ceux dont le surnom lui doit tout (les beatniks).»

Eh bien, le beat accélère, la “turbo-crise” avec… Tous ces événements (Gaza, Obama, le gaz russe) pourraient être perçus comme n’ayant guère de liens directs entre eux, sauf qu’ils ont l’essentiel en commun, qui est le rythme justement, qui nous est imposé. On peut s’acharner à tenter de comprendre ces crises, c’est-à-dire les causes profondes, les intentions cachées, les manigances; y arriverait-on, grâce à notre imagination prolixe pour trouver des plans et des manigances diverses, qu’on n’y aurait encore rien compris du tout. Ce qu’il importe de saisir et de mesurer, c’est le rythme des choses, qui passe par ce qui est commun à toutes ces crises, qui est la déstabilisation générale et commune, intervenue avec les événements de l’automne 2008, de situations diverses déjà très déstabilisées elles-mêmes. A ce moment-là, seulement, touche-t-on la substance de la chose, qui fait que ces crises sont différentes de ce qu’elles sont en général, – disons “de ce qu’elles sont d’habitude”, si ce terme d’“habitude” n’était un peu contradictoire avec ce qu’est une crise en général.

C’est pourtant le cas. La “turbo-crise” rend toutes les autres crises, les crises sectorielles, régionales, etc., complètement inhabituelles. Pour cette raison, il est vain de vouloir les comprendre pour ce qu’elles sont d’habitude, avec le risque en plus de partir sur des chemins de traverse passant par les spéculations si tentantes pour l’esprit à propos des manigances, des manœuvres secrètes, des plans mystérieux et grandioses qui ne se réalisent jamais là où on les attend, etc. Si les USA font ce qui semble être des concessions par rapport à leur politique rigide pro-israélienne, c’est moins parce qu’ils ont des intentions, voire un “plan” quelconque, que parce qu’ils sentent, Obama et Bush unis à cet égard, que la situation leur échappe complètement. Les projets d’Obama de “parler” au Hamas font partie de la séquence: on lance un “ballon d’essai” pour tenter de reprendre la main, – mais moins, beaucoup moins, pour un but régional précis (disons offensif) que pour tenter de stabiliser le front du Moyen-Orient en paraissant y être à nouveau présent, et ainsi réduire cette pression extérieure; parce que, pour ce cas précis, ce qui importe est la situation intérieure US, la crise économique et psychologique catastrophique, et qu’Obama veut y disposer du maximum de liberté d’action. Même si “parler avec le Hamas” paraît révolutionnaire par rapport au courant habituel, c’est en fait une mesure plutôt stabilisatrice pour sortir d’une position radicale pro-israélienne qui tend à devenir intenable pour les USA, par rapport à leur statut général dans le monde et à leur situation de crise intérieure. On conviendra aussi et surtout que c’est mettre un évidence le lien entre tous ces événements, et ce lien est le rythme de la “turbo-crise”.

On raisonne trop, en raisonnant de façon compartimenté pour chaque crise, comme si les acteurs avaient les mains libres, pour notamment suivre leur plan secret, – puisqu’il paraît qu’ils en ont. La réalité est que nous sommes tous sur la défensive, pressés, bousculés, baladés par la “turbo-crise”. Le temps des neocons et de leur délire halluciné est passé. Nous en sommes, aujourd’hui, à tenter de boucher les voies d’eau qui se déclarent partout, prisonniers du rythme de la “turbo-crise” que notre système a enfantée.