La Turquie a-t-elle encore sa place dans l’OTAN ?

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Une interview du n°2 du ministère grec de la défense, Panagiotis A. Beglitis, en visite à Washington, par le Washington Times ce 7 novembre 2010, met en question non seulement l’attitude de la Turquie vis-à-vis du problème du système anti-missiles de l’OTAN (BMDE) dont le principe doit être adopté à Lisbonne les 18-19 novembre, mais la politique générale de la Turquie, voire la présence de la Turquie dans l’OTAN. L’ambassadeur grec à Washington, tout en étant plus modéré, a soutenu la substance de ces opinions de Beglitis. Tout cela est dit alors que les liens entre la Grèce et Israël se sont spectaculairement resserrés depuis la brouille entre la Turquie et Israël, avec un exercice militaire conjoint en Grèce le mois dernier.

«“I'm a bit pessimistic about the Turkish future,” Greek Deputy Defense Minister Panagiotis A. Beglitis said in an interview with The Washington Times. Mr. Beglitis was in Washington on Thursday for meetings with Joint Chiefs of Staff Chairman Adm. Mike Mullen and other Pentagon officials.

»Mr. Beglitis said Turkey's government recently "objected to mentioning Iran as a potential threat in a NATO text concerning" missile-defense doctrine. “Also, they objected very, very recently to [the Security Council] of the United Nations concerning sanctions against Iran. They voted against sanctions. That's the reality. We have to pay attention to that,” he said.

»Mr. Beglitis said he does not know what the future holds for Turkey's place within NATO, but he said Greece “share[s] the same concerns with many, many colleagues within the alliance.” “I can tell you I would not be surprised to see a Turkey outside of the Western institutions and playing an autonomous strategic role in the whole region.”»

• Dans le même texte, le Washington Times, proche des neocons, mentionne un avis complètement extrême d’un neocon notoire, Bernard Lewis, certainement le plus fiévreusement extrême et exalté de ce groupe pour ce qui concerne les questions du Moyen-Orient. Lewis va jusqu’à envisager que la Turquie et l’Iran échangent leur rôle, la Turquie devenant une république islamiste radicale et l’Iran une démocratie exemplaire (sans doute, non, certainement après l’attaque réglementaire, préventive et radicale des forces USA/Israël contre l'Iran qu’on nous promet depuis 2005). «“The signs so far are alarming,” said Middle East scholar Bernard Lewis, speaking Thursday before the Association for the Study of the Middle East and Africa. “It looks as though the present rulers of Turkey have decided to reverse the processes which began with the creation of the Turkish republic and to turn in another direction.” Mr. Lewis said he could envision “a not-impossible situation in which Turkey and Iran may change places, in which Turkey becomes the Islamic republic and Iran becomes the Western democracy.”»

• Les Turcs ne réagissent pas, sinon indirectement. Par exemple, le quotidien Hürriyet publie, le 8 novembre 2010, un texte plutôt optimiste sur la question des anti-missiles BMDE de l’OTAN tout en maintenant d’une façon catégorique l’exigence de ne pas nommer les pays contre lesquels ce système est dirigé. Par ailleurs, le texte précise qu’on n’est qu’au début du processus, que le système est loin, très loin d’être un véritable système anti-missiles, enfin et surtout il contredit implicitement mais catégoriquement Beglitis sur l’atmosphère au sein de l’OTAN…

«In verbal rhetoric, the U.S. administration has said the missile system will provide protection against Iran. Turkey, however, objects to any country being cited as a threat.

»“That should not be interpreted as Turkey showing privileged treatment to Iran. It could be Georgia or Russia. What matters is the validity of the principles and the alliance’s capacity-building potential in the face of a threat posed by proliferation of ballistic missiles,” the sources said. “Not only Iran, but 30 other countries also have that ballistic capability. It is not possible for Turkey to accept a view that lacks any ground. Our alliance with NATO is one case, our neighborly relationship with bordering countries is another. They do not contradict one another and, to the contrary, they complement each other,” the sources said.

»Sources said it was not true that Turkey was left alone in adopting the principles. “An underestimated number of countries are supporting the principles. One or two countries are insistent about the name while the others have a closer approach to us.”»

Notre commentaire

@PAYANT Il est incontestable que la question du système BMDE dans l’OTAN est un des très grands sujets internes de l’OTAN, et sans aucun doute le plus polémique. Une source de l’OTAN observait récemment pour nous : «La position particulière de la Turquie sur cette question n’est pas anodine. C’est un point fondamental de la polémique interne à l’OTAN sur les anti-missiles et il faut le suivre avec attention car il aura sans doute des effets et des conséquences importantes»… Cela signifie que nous ne sommes ni dans le domaine technique, ni dans le domaine stratégique seuls, mais bien dans le domaine politique englobant toute la problématique de la chose. On comprend aisément qu’il y a, en arrière-plan mais à peine, l’évolution générale de la Turquie, avec ses effets dans ses relations avec les USA, ses relations avec l’Iran par rapport à la position occidentaliste-américaniste générale et d’autres positions au sein de l’Alliance. Tout cela est sujet à des polémiques feutrées intenses, comme le montre le désaccord flagrant sur le BMDE au sein de l’OTAN entre les déclarations du vice-ministre grec (la Turquie est isolée) et celles de sources turques (la Turquie n’est pas du tout isolée).

Le deuxième point à observer est que la Grèce est devenue, en quelques mois, la courroie de transmission des USA (et d’Israël) contre la Turquie et son évolution. C’est d’abord la preuve que cette évolution turque est sérieuse et qu’elle inquiète, voire panique certains milieux occidentalistes-américanistes durs. Le problème est de savoir si la Grèce est une courroie de transmission sûre, si elle joue ce rôle selon les avantages qu’elle y trouve ou selon les nécessités où elle se trouve à la suite de son effondrement financier (avec l'aide active des USA, cet effondrement). Après tout, ce rôle a certains désavantages, notamment celui de compromettre le rapprochement entre la Grèce et la Turquie, surtout depuis 2004.

D’une façon plus générale, ces interventions mettent en évidence que la position (l’évolution) de la Turquie est une affaire très sérieuse, qui est considérée comme telle par Washington, et traitée dans cette capitale selon la paranoïa qui est devenue l’attitude as usual de cette puissance en crise profonde et réagissant en général selon cette humeur particulière, et ce comportement si particulier de s’affirmer plus hégémonique que jamais alors qu’elle l’est de moins en moins. Bien sûr le Washington Times est de tendance neocon, mais il relaie dans ce cas une consigne du Pentagone vu les conditions de la visite de Beglitis à Washington. La citation de Bernard Lewis, elle, situe bien le degré de cette paranoïa qui est commune aux neocons, certes (Lewis est certainement l’un de ceux qui correspond le mieux à la définition du genre par Dennis Kucinich : «megalomaniacal neoconservatives who are more in need of mental attention.») ; mais elle semble indiquer que cette paranoïa à ce même degré n’est pas absente de la politique officielle du Pentagone sur cette question,– ce qui ne peut étonner en aucune manière.

La partie est loin d’être jouée, aussi bien sur les anti-missiles que sur les options plus radicales et plus importantes évoquées notamment par Beglitis (rien que cela : la place de la Turquie dans les grandes institutions occidentalistes-américanistes comme l’OTAN). Là aussi, la chose est sérieuse, car Beglitis n’a pas dit cela sans avoir, directement ou indirectement, le feu vert de ses interlocuteurs US, notamment et surtout au Pentagone (c’est effectivement le Pentagone que l’évolution de la Turquie préoccupe surtout, et, par conséquent, Israël également). C’est une vieille tactique du système de l’américanisme de trouver des relais pour faire dire tout haut ce que lui-même (le Pentagone dans ce cas) pense tout bas mais ne peut exprimer officiellement. On assiste donc à une radicalisation de la querelle, du côté du Pentagone et de ses satellites divers, selon l’habituelle dérive politique de pression de toutes les façons possibles. Il est difficile de penser que la Turquie cédera et il plus engageant d’envisager que, tout en gardant une attitude apparente modérée et conciliatrice sans rien céder sur l’essentiel, ce pays va chercher de plus en plus à s’appuyer sur certains de ses nouveaux amis, que ce soit au Proche-Orient, que ce soit la Russie, que ce soit la Chine. Il est à noter qu’avec la Russie, la Turquie a actuellement une relation brusquement compliquée ; alors que la Russie est devenue plus anti-Iran que la Turquie, elle durcit par contre sa position sur le système BMDE de l’OTAN, comme elle l’a fait savoir récemment, spécifiquement à la Turquie. (Voir Novosti le 8 novembre 2010 : «Possible deployment of the elements of NATO missile defense shield in Turkey is targeted against Iran and may pose a threat to Russia's security, Russian experts said on Saturday.») Cela donne une position générale extrêmement complexe, où la Turquie est plutôt très réticente concernant le BMDE, alors que la Russie la critique pour son intention possible, tout de même, d’accepter ce système. Selon ce que sera l’habileté de la Turquie, cette situation peut être un dilemme très difficile pour elle, ou, au contraire, un élément d’un jeu qui lui permettrait d’asseoir sa position réticente au BMDE de l’OTAN sur des éléments qu’elle présenterait comme hors de ses “bonnes intentions” et qui sont importants (l’hostilité de la Russie, puissance avec laquelle l’OTAN veut établir de bonnes relations). L’affaire des anti-missiles BMDE ne fait que commencer dans sa nouvelle phase OTAN et le cas de la Turquie ne fait que se développer et s’affirmer d’une importance fondamentale.

On observera, d’une façon encore plus générale, qu’il s’agit là d’une situation typique de la nouvelle forme des relations internationales, que nous avons déjà tentée de définir, justement au travers de l’évolution des positions de la Turquie et de la Russie, le 21 octobre 2010. L’ordre approximatif, selon les données géopolitiques classiques, y est remplacé par le désordre systématique instauré à la fois par l’installation de l’ère psychopolitique, le développement des grandes crises eschatologiques, l’effondrement rapide de l’hégémonie US dans ce que ce facteur avait d’une certaine stabilité, même fondée sur des données complètement déstructurantes. Il s’agit du constat que l’idée d’un ordre multipolaire remplaçant l’ordre unipolaire des USA n’est pas réellement à considérer selon nous, au contraire du constat que le caractère essentiel qui caractérise les relations internationales est désormais le désordre et la complète imprévisibilité.


Mis en ligne le 9 novembre 2010 à 07H21

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