La Turquie et la Renovatio

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 408

On parle beaucoup de la Turquie en ce moment, et dans tous les sens. On observe les événements selon des interprétations diverses et, surtout, selon les points de vue d’idéologies dont les intérêts dépassent largement les faits eux-mêmes de ces événements. Nous nous arrêtons ici à un texte de Michael Vlahos, sur Huffington.Post, le 8 juin 2010, sous le titre «A Turkish Renovatio?».

Vlahos est professeur de stratégie au United States Naval War College et il a travaillé dans divers postes officiels, dans l’U.S. Navy, à la CIA comme analyste et historien, au département d’Etat et à l’université Johns Hopkins. Il développe une analyse désormais (depuis quelques jours) très en vogue, qui fait d’Erdogan un “nouveau Nasser”, – et il propose donc l’hypothèse d’Erdogan comme “rénovateur” du Moyen-Orient arabe et musulman. Voici sa conclusion…

«…Al Qaeda […] failed to assert leadership among civilized communities – see Al Anbar – and it has marginalized itself, a process expertly encouraged by targeted US killing. The Al Qaeda franchise has plummeted since 9-11. Iran has used its stalking horse, Hizbull'ah, effectively, but Iran itself is fatally undermined by its own geriatric revolution. Its vision of an Islamic Republic is failing. Arguably its ability to posit a universal Renovatio is almost nil.

»The Egyptian and Saudi states have betrayed the heroic narrative framework established by Israel even as they have embraced “coopération” with Israel: They have denied its key dynamic: That the supreme test for restoration leadership must be through martyrdom in championing the Palestinians. This denial will come to haunt them.

The Muslim Brotherhood is a powerful factor for change within Islam, but it has chosen a subversive non-violent path much like 3rd century Christians. Their trajectory must thus be long-term. They may yet make it, but they are in no position to fully lead Islam today.

»So what about Turkey? Turkey today is the inheritor of its own Ottoman tradition. Moreover a more Islamist Turkey pulls the nation away from the now-fading insular nationalism of Ataturk. A contemporary Turkey that is robustly part Western and also part Islamist in fact represents the most valuable model for the future Ummah – and especially for its Arab-Urdu core.

»Enough time has passed now that old Arab-Turkish scores should have receded, just as they have recently among Turks and Greeks. The Mavi Marmara incident – if followed up strongly and unrelentingly – can assert a neo-Ottoman claim to symbolic leadership of an emerging Muslim Renovatio.

»Such a restoration would unfold in ritual terms. But is that not the point – the point that the US and Israel stubbornly refuse to see? The whole design of the fabled Khilafat was in reality always that of a Muslim Commonwealth, not of a unitary state (save for Al Qaeda fantasists). Renovatio means a restoration of collective identity and purpose. But it also requires a leader: A Champion who will right wrongs and bring Islam back to the glory of the “Rightly Guided.” Not as political order but as renewed collective consciousness.

»It is supreme irony that (after a decade!) we cannot see what lies before our very eyes, or that those who hate Islam most will be the agent of their next deliverance.»

Notre commentaire

@PAYANT L’intérêt de ce commentaire n’est pas tant ce qu’il apporte à l’hypothèse qui agite les commentateurs aujourd’hui d’“Erdogan, nouveau Nasser”, de “Turquie, leader du Moyen-Orient”, etc., que la façon dont, implicitement, il en désamorce la charge explosive dont les conceptions américanistes et occidentalistes en ont accablé par avance le principe potentiel ces dernières années. Derrière cette hypothèse trônent en effet les thèses du “choc des civilisations”, du “Khalifat” musulman qu’Al Qaïda aurait voulu établir, de l’“islamo-fascisme” des délires néoconservateurs et ainsi de suite. Ces quelques remarques sur la fin de sa conclusion situe l’intérêt de son analyse : «…The whole design of the fabled Khilafat was in reality always that of a Muslim Commonwealth, not of a unitary state (save for Al Qaeda fantasists). Renovatio means a restoration of collective identity and purpose.»

La rénovation d’une identité, ou d’une dignité, ce qui revient au même, n’implique nullement ni un rassemblement de puissance, ni un projet guerrier ni rien de cette sorte. Si l’on accepte ces termes pour les pays arabes ou pour le Moyen-Orient en général, – et nous les acceptons évidemment, – on conviendra qu’ils valurent également pour la Russie humiliée, massacrée, pillée de l’ère Eltsine soumise au capitalisme sauvage, jusqu’à l’arrivée de Poutine en 2000 ; et qu’ils valent aujourd’hui pour l’Europe, ce continent dont la puissance ressemble plus à l’amas d’une graisse malsaine enfantée par une pensée emprisonnée qu’au nerf et à l’inspiration d’une identité trouvée, ou retrouvée. Si la Turquie s’avère en fait l’inspiratrice de la rénovation de l’identité musulmane, elle n’a nul besoin pour cela de conquête et l’on conviendra en passant que l’Europe, elle, aurait bien besoin de “sa” Turquie à elle, – puisque la France, avec la direction et les élites qu’on lui connaît, a, au moins temporairement, abdiqué ce rôle dans la médiocrité de son assimilation dans le système mortifère en cours d’effondrement qu’elle serait pourtant capable de distinguer si précisément et de dénoncer avec tant de force.

Il n’est donc pas question de “puissance” et savoir où sont “les limites de la puissance de la Turquie” n’a pour nous strictement aucun intérêt. Nous croyons résolument que nous nous trouvons dans l’ère psychopolitique, là où la géopolitique ne règle plus rien mais ne fait que subir dans le désordre les influences contradictoires des heurts des deux sous systèmes du système général devenus de plus en plus chaotiques et antagonistes, – le système du technologisme et le système de la communication. Erdogan n’a rien conquis, il n’a aucune revendication particulière, il ne mobilise pas ses troupes, – rien de tout cela. Il parle et il dénonce, ce qui est une tâche assez évidente et simple face à l’infamie israélienne et américaniste-occidentaliste… Mais parler et dénoncer l’infamie, aujourd’hui, voilà donc la marque de l’héroïsme. Le seul acte qu’il pourrait envisager, semble-t-il, d’après ce que l’on a dit, serait de se présenter en complet-veston de Premier ministre turc sur une embarcation d’une nouvelle “flottille de la liberté”, accompagné réglementairement de la marine turc dans les eaux internationales, pour dire à Israël : “Tirez, si vous l’osez”. En fait de démonstration de puissance et d’esprit de conquête, on a vu plus impressionnant.

L’intérêt de l’analyse de Vlahos est donc d’avancer des termes et des conceptions (“identité”, “inspiration”, etc.) qui relèvent de l’influence, donc du système de la communication ; qui écartent toutes les logiques de puissance dont nous nous délectons depuis deux siècles, dont nous nous gavons depuis 10-15 ans avec “le choc des civilisations” qui aurait l’avantage de sanctionner la bonne conscience d’un humanisme libéral achevant sa course vertueuse en porteur d’eau des escadres de bombardement du Pentagone. Il n’est nullement assuré que nous ayons à craindre les ambitions conquérantes et géopolitiques de la Turquie. Penser de la sorte, c’est penser en américaniste-occidentaliste, en néoconservateur, en Robert Cooper, tous ces gens à la psychologie malade qui tentent de faire sanctifier par l’Histoire et par l’action des autres une politique conduite par un système du technologisme sur lequel tout contrôle a été perdu depuis quelques décennies. Cela ne signifie pas que les Turcs sont des anges et que leur histoire est un exemple d’innocence, mais qu’ils ont compris les risques terrifiants que fait courir à l’équilibre du monde en général un système de puissance dont le seul but semble être celui de la déstructuration. Dans ce cas, jouer au “nouveau Nasser” et susciter éventuellement, par simples actes d’influence et de symbolisme, une rénovation de l’identité musulmane ne signifient rien d’autre qu’affirmer une tentative de structuration face à la marée déstructurante du système.


Mis en ligne le 10 juin 2010 à 14H32

Donations

Nous avons récolté 1240 € sur 3000 €

faites un don