La Turquie et “que sont ses amis devenus”...

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La Turquie et “que sont ses amis devenus”...

Il y a quelques jours, le 21 janvier, le ministre de la défense israélien Moshe Yaalon disait dans une conférence à Tel-Aviv qu’entre l’Iran et Daech triomphant en Syrie, il préférait sans aucun doute l’organisation terroriste Daech : « “Si je devais choisir entre l'Iran et Daech, je choisirais Daech”, a déclaré Moshe Yaalon, le ministre israélien de la Défense lors d'une conférence à Tel-Aviv. L'homme politique a estimé qu'il valait mieux que la Syrie tombe entre les mains de Daech plutôt que de l'Iran, car “Téhéran reste le pire ennemi d'Israël”, [il] est “plus puissant que Daech” et plus difficile à combattre... »

Le 26 septembre, cinq jours plus tard, Yaalon était en visite en Grèce. (Pour ce qui est la Grèce et du vertueux Tsipras, nous sommes bien loin des enthousiasmes d’il y a un an. Désormais, la Grèce traite avec Israël de liens militaires nouveaux, mais qui concernent plus précisément la Turquie puisqu’il s’agit essentiellement du terrorisme et de la question de l’émigration.) Au cours d’une conférence de presse, Yaalon a déclaré que « la Turquie achetait du pétrole à l’État Islamique depuis longtemps », et qu’Israël avait des preuves de cela.

Après la rencontre entre les deux ministres de la défense (Kammenos et Yaalon), le ministre grec a fait une déclaration en forme de communiqué pour résumer cette rencontre, dont les deux principaux thèmes étaient effectivement le terrorisme et l’émigration. A une question d’un journaliste à propos de la Turquie, le ministre grec a répondu très précisément même si dans une forme très diplomatique : «...La vérité est que la majorité du pétrole vendu en contrebande par Daesh l’est par l’intermédiaire de la Turquie et sert à financer le terrorisme. Il serait profitable que la Turquie décide de changer d’attitude, qu’elle stoppe de coopérer avec le terrorisme et de lancer des actions qui posent de nouveaux problèmes dans la région, qu’elle utilise l’argent de l’UE pour stopper le flot de réfugiés qui passe par les côtes de l’Asie Mineure ; [elle devrait faire cela] pour son propre bénéfice, et elle pourrait établir des échanges avec la communauté internationale, de façon à transformer la Méditerranée en une mer de paix, de prospérité et de stabilité. »

Ces rencontres entre la Grèce et Israël sont donc présentées comme celles d’un partenariat stratégique selon un axe auquel on pourrait rattacher l’Égypte, la Jordanie et Chypre. Il s’agit bien d’un rassemblement, un de plus d’ailleurs dans une région et selon des évènements qui n’en sont pas avares, dont les projets de coopération portent sur la lutte contre le terrorisme, et par conséquent Daech, et la lutte pour la régulation de l’émigration, ou contre l’émigration de masse, etc. Bien entendu, la Turquie est exclue de cet axe, comme on le comprend autant selon les déclarations de l’Israélien que de celles du Grec.

Parmi divers textes accompagnant ces divers évènements, on mentionnera d’abord les réactions furieuses à la première déclaration de Yaalon d’un journaliste iranien, Emad Abshenass, rédacteur-en-chef du journal Iran Presse (« Comparer l'Iran à une organisation terroriste menaçant le monde entier est absolument inadmissible »). Une autre déclaration d’un politologue iranien, Seyed Hadi Afghahi, s’intéresse plutôt à la déclaration du même Yaalon à propos de la Turquie, lors de sa visite en Grèce : « L'heure est venue pour M. Erdogan de démissionner car Israël, un de ses partenaires les plus proches dans la région, a déclaré, par l'intermédiaire de son ministre de la Défense Moshe Yaalon, avoir en sa possession des informations sensibles sur la situation en Syrie, et notamment des preuves de la coopération entre Daech et la Turquie, cette dernière se fournissant en pétrole auprès de l'EI. » (Erdogan avait déclaré publiquement qu'il démissionnerait si la complicité de la Turquie avec Daech était prouvée.)

Afghani, qui juge tout de même la déclaration de Yaalon “inattendue” sinon “sensationnelle”, estime que « la situation a changé. Il n’y a pas si longtemps, Israël et la Turquie suivaient une stratégie de front unique », mais cette stratégie est désormais dépassée. Israël, selon Aghani, juge que la Turquie est plongée dans une crise politique et économique profonde et ne lui est plus d’aucune utilité, notamment stratégique et sécuritaire, et que sur ce dernier point cette même “évolution [très rapide] de la situation” aurait tendance à transformer pour Israël la Turquie en un obstacle, sinon un adversaire.

Cette situation d’Israël par rapport à la Syrie est développée plus en détails par l’excellente commentatrice Catherine Shakdam (Interview sur RT ce 27 janvier). Son jugement général est que la déclaration de Yaalon est un tournant très important pour la situation générale (encore plus que pour la politique israélienne dont l’orientation et la complexité, assorties de coups fourrés variés, sont bien difficiles à fixer et à comprendre précisément). Pour elle, la déclaration de Yaalon devrait avoir, à cause de l'influence d'Israël, beaucoup plus d’effet que les déclarations russes de novembre-décembre 2015, qui impliquaient la Turquie jusqu’au cou dans les trafics de pétrole de Daech. Normalement, cette déclaration devrait porter au cœur des directions politiques du bloc-BAO, qui seront désormais bien obligés de tenir compte de cette énorme hypothèque qui pèse sur la Turquie, et précisément sur la tactique et la stratégie du même Erdogan. On ajoutera que, de ce point de vue, la position de la Turquie à l’OTAN va devenir délicate, autant qu’il sera délicat pour l’OTAN de gérer ses rapports avec la Turquie. La déclaration concernant la Turquie du ministre grec, d’un pays de l’OTAN, a elle aussi une certaine importance, toujours dans le même sens d’un isolement de la Turquie et de son évolution vers une situation intenable.

Comme on l’a dit, il est difficile de fixer un jugement sur la politique israélienne, mais il apparaît évident qu’Israël est extrêmement sensible à la position de la Russie, dont l’influence est forte. La déclaration de Yaalon sur Daech “préférable à l’Iran” n’a pas du être appréciée à Moscou, d’une façon générale, et celle qu’il a faite en Grèce tend évidemment à rattraper l’effet de la première. Mais au-delà de ces considérations somme toute assez vaines sur les effets de telle ou telle déclaration, et alors qu’on connaît les ambiguïtés et les manœuvres tortueuses de la politique israélienne, il reste que l’hostilité à la Turquie, apparue brusquement avec la déclaration du 26 de Yaalon, présente aujourd’hui la possibilité d’une réelle évolution d’Israël en fonction de ses intérêts stratégiques.

Pour Israël, la Turquie est de plus en plus une sorte de “bois mort”, dont le statut international est nécessairement destiné à décroître à cause de l’existence de ses liens avec Daech qui sont de plus en plus indéfendables dans les divers milieux, cercles, alliances, etc., impliqués dans le tourbillon du Moyen-Orient. A côté de cela, la déclaration de Yaalon sur Daech “préférable à l’Iran” ressemble à un vœu pieux d’u temps dépassé, d’autant que, comme l’indique Shakdam, l’importance de l’Iran dans les relations internationales depuis sa sortie des sanctions, les lien commerciaux, industriels et financiers qui se mettent très vite en place, tend à donner à ce pays, à une extrême rapidité, une place d’honorabilité et d’influence contre laquelle les Israéliens ne peuvent rien, et même à laquelle ils vont devoir s’habituer.

Au-delà, cette position délicate de la Turquie, même si elle “couvre” temporairement l’Arabie (Shakdam juge que la Turquie est un “bouc-émissaire” : « Je pense que la Turquie est un bouc-émissaire dans ce cas. Il faut être clair. Si vous voulez vraiment aller à la racine du wahhabisme, vous devez vous tourner vers l’Arabie »), constitue incontestablement une évolution qui fragilise un peu plus la position saoudienne, et dans ce cas à l’avantage quasi-direct de l’Iran. De plus en plus apparaît l’image, qui est un complet renversement de l’appréciation qui a triomphé dans les milieux dirigeants, d’affaires, d’influence, etc., du bloc-BAO pendant plusieurs décennies, que l’Iran est un partenaire de plus en plus sérieux tandis que l’Arabie est un partenaire de plus en plus incertain, volatile, fragile et engagé dans des entreprises très compromettantes.

Tout cela, les agissements de l’Arabie, on les connaissait depuis longtemps puisque l’engagement actif de l’Arabie remonte aux origines du djihadisme (fin des années 1970-début des années 1980), en connexion financière et opérationnelle avec la CIA (surtout avec son directeur William Casey à partir de 1981) et avec les Britanniques des innombrables connexions de corruption du fameux “marché Yamamah” de 1985. Mais cette connaissance n’interférait pas trop sur les diverses narrative développées avec des effets limités au niveau des opinions publiques et des évènements les plus spectaculaires. Aujourd’hui, avec l’énorme poussée de communication en cours autour du terrorisme de Daech et des vagues de migration vers l’Europe dont plus personne ne se risque à nier le rapport quasi-direct avec les activités des terroristes, la position de l’Arabie dans le système de la communication est extrêmement fragilisée, alors que ses énormes moyens financiers apparaissent se trouver dans une courbe de réduction, que son instabilité politique est désormais un fait avéré, que certaines de ses aventures géopolitiques (le Yémen) ont un effet extrêmement fâcheux sur une réputation déjà entachée par la forme du régime ; tout ce qui était connu mais du domaine du non-dit ou dit-discrètement, commence à devenir un énorme boulet au pied de l’Arabie. Si la Turquie est désormais en première ligne pour risquer de se trouver précipitée vers une une trajectoire de chute libre, l’Arabie n’est plus très loin derrière, d’autant qu’elle perd là l’un de ses ultimes bouclier.

Tout cela suscite une activité foisonnante dont l’effet est bien de miner la course déstructurante du wahhabisme, d’autant que la position très rapidement sécurisée et influente du nouveau-venu iranien se double de la présence désormais extrêmement forte et influente de la Russie. Les Israéliens ne peuvent pas ne pas prendre en compte tout cela et il serait effectivement logique qu’ils modifiassent leur position stratégique pour se trouver plus proche des adversaires de Daech ; ils sont d’autant plus incités à le faire que leurs liens avec la Russie les y poussent, ainsi que l’influence des communautés juives d’Europe qui sont évidemment opposées aux vagues migratoires de musulmans fuyant les actions terroristes en Irak et en Syrie, selon un flux favorisé par la Turquie.

Nous ne parlons pas tant d’un “bouleversement géopolitique”, qui est un type d’événement de plus en plus dépassé, qu’un renversement de type psychopolitique, un renversement dans le domaine de la communication et de l’influence qui est en train de faire basculer les bonnes et les mauvaises réputations dans le système de la communication. On sait bien qu’il s’agit aujourd’hui du principal moteur de la puissance et de la marque essentielle des modifications de politique. (On remarquera par ailleurs, au terme de cette présentation, qu’il ne nous a pas paru utile de mentionner une seule fois les États-Unis dans cette revue de détails. Cela mesure l’influence de cette puissance, qui devient de plus en plus ténue, à cause de l’espèce d’auto-paralyse de sa politique, autant qu'à cause de sa complexité, des rivalités internes des pouvoirs concurrents, de l’impuissance du pouvoir suprême à contrôler cette politique, etc. ; alors, on dira aimablement que les USA sont “entrés en campagne électorale” alors que le président Obama est dans les derniers mois de son mandat, tout cela donnant une explication superficielle de l’absence d’influence décisive des USA.)

Ci-dessous le texte de l'intervie de Catherine Skakdam par RT, le 27 janvier. Le titre initial (« ‘Turkey’s deal with the devil’: Will Israel’s accusations finally trigger reaction from West? ») a été réduit pour des raisons techniques.

dedefensa.org

 

“Turkeys'deal with the devil”

RT: « What international reaction do you expect to the allegations by Israel and Greece? »

Catherine Shakdam: « I think it is going to carry very far and very quickly. And only because Israel is listened to, especially in the US and Europe, I would expect that this statement would make a lot more noise than the same statement that came, e.g. from Moscow in November and December when people were alleging that this was politically motivated and that it didn’t have much weight following the downing of the Russian jet over Syria. And so I think that this time it would really carry and have a lot of weight when it comes to political and diplomatic repercussions against Turkey. And I think that now we will see something actually happen against Ankara where President Erdogan will be asked to respond to those accusations in a more pronounced manner. It is not just going to be brushed under the rug this time. I think it is going to be spoken about and talked about and really looked at carefully. This is not the first time that those allegations are surfacing. And they have been proven already. I think it is time today for the internationally community to really take a good hard look to what it is doing. And I think what is happening today in the terms of the refugee crisis and all the horror surfacing from the Middle East people are starting to realize that aiding and abating Wahhabi terrorists is actually not working for them anymore. »

RT: « Both Israel and Turkey are close allies of the US. Do you think Washington is trapped between a rock and a hard place here? »

Catherine Shakdam: « Yes, I think that if supporting Wahhabism worked short-term when it came to trying to get a foothold in the Middle East and justify military interventionism, it is not doing it anymore. Wahhabi have become a political liability. And people are waking up. You have to realize that officials in Washington and in Europe have to answer to their people as well. The truth is out there, quite clearly. People can see for themselves Wahhabi are essentially responsible for what is happening on the ground. Now you see the political class trying to really answer to those realities … I think that Turkey is being a scapegoat here. Let’s be clear. If you really want to go to the front and head of Wahhabism you would have to look at Saudi Arabia. Turkey now is first in line. It is a message that things are changing. You need to understand this as well as the return of Iran on the international scene. And Iran has exerted extreme pressure on its partners in the region as well as Washington in Europe trying to really change the balance and the dynamics when it came from foreign policies. They want to see Wahhabism gone. They want to see radicalism gone. And I think that Turkey is just going to be the first domino to fall to this kind of new realignment in this new real effort against terrorism. »

RT: « Turkey says it has been working on sealing its border with Syria for months now. Why is it proving so difficult? »

Catherine Shakdam: « Maybe because they left them open for too long and that it is too late…When you pretty much make a deal with the devil, it kind of comes to collect. And now it is collecting time for Ankara. And I think that they honestly believe that that could control radicals and that radicals would not get out of hand. You look at Afghanistan and what happened what happened with Al-Qaeda. You can’t play with terror. Terror will come back to haunt you. And that is exactly what is happening to Ankara. Turkey tried to play the game and thought they could wield terrorism as you would a weapon and that they would manage to score some political and geopolitical points in the Middle East. And now it is backfiring against them…Because first of all they opened themselves up, their society to terror as we have seen in the past few months. They created a wedge between them and the Kurdish population which means that national security is being threatened, people are deeply unhappy because of repression and injustice. And now they are facing international wrath because they made a deal with the wrong people. You can’t deal with terror and expect that there would be no fallout or repercussion. Their policies have been tainted now. And that it would be impossible for anyone in the region to trust anything that is coming out of Ankara today. And only because they decided to align themselves with terrorism and by the association now they have become a terror state. And I think that Washington now is slowly trying to disentangle itself from those friendship and relationships in the region and to maybe rewrite history. »

Interview de Catherine Shakdam par RT