Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
5411• L’extrême complexité de la guerre de l’Ukraine (l’appelle-t-on ainsi ?) épicée du dégoût universel de la bienpensance moralisante oublieuse de ses aventures irakienne et libyenne pour qui-l’on-sait rendent difficile de projeter une perspective nette. • Alors, on s’arrête à une possibilité, une hypothèse, qui passerait par un ‘deal’ entre Poutine et Zelenski. • C’est notamment le distingué M. K. Bhadrakumar, souvent cité en ce moment, qui l’expose diplomatiquement. • Si l’on suit l’hypothèse jusqu’au bout du bout, et malgré le dégoût de nos éminences, c’est du lourd.
L’événement de la guerre de l’Ukraine, si l’on peut le nommer de cette façon, est d’une telle importance à de si multiples niveaux et dans tant de multiples domaines qu’il est quasiment impossible de l’embrasser dans toute cette complexité. Puisque nous parlions hier de « La charge du choix » (pour ne pas dire “le poids du choix”, jeu de mots qui complexifie la complexité), il nous faut assumer la nôtre (de charge). La tâche n’est pas simple à cause de la difficulté posée par l’abondance extrême de l’information, avec autant de déformations, de distorsions, de gauchissements, de mensonges, de travestissements qu’il y a de nuances, de perceptions, de parties et de partis-pris, absolument dans tous les sens. C’est une jungle où il faut avancer à coups de machettes, un véritable tourbillon de simulacres, et pourtant, quelque part dans cette tempête doivent se loger quelques vérités-de-situation. Il faut avancer dans ce ‘fog of the war’, cette tempête paradoxalement pleine de brouillard, avec son expérience, sa mesure et l’espoir de retrouver quelque chose qui ressemble à de l’intuition.
Nous allons émettre quelques hypothèses et réflexions évidemment en faisant appel à des références sûres, pour proposer un raisonnement qu’expriment certains commentateur, et particulièrement l’Indien M.K. Bhadrakumar qui nous sert de guide pour ce cas. Étant un diplomates-né (il fut ambassadeur de l’Inde à Moscou et à Ankara), Bhadrakumar implique dans ses raisonnements que, dans tout dirigeant politique il y a un diplomate, même s’il est plongé dans une guerre brutale par définition, et qu’il a déclenchée dans des conditions fort condamnables.
Il y a d’abord le cas de l’“opération spéciale“ des Russes. Une condition essentielle de cette sorte d’“opération spéciale” très ambitieuse mais politiquement très délicate, qui semble avoir pour but de décapiter toute l’infrastructure de sécurité (armée et renseignement), qui s’apparente effectivement à une tactique de “décapitation”, c’est, outre la précision et l’efficacité, essentiellement la rapidité. On table sur un “effet de choc” qui met ‘groggy’ l’adversaire, dans la lignée de la doctrine tactique US dite ‘Schock & Awe’, mais en plus subtil puisqu’en principe non destinée à une occupation terrestre et devant se concentrer sur les seuls objectifs militaires. Il y a aussi, dans ce cas russe selon l’hypothèse de Bhadrakumar, une obligation psychologique de la recherche d’un “effet” massif plus que de la destruction systématique qui a toujours été la conclusion implicite de cette doctrine proposée par Harlan K. Ullman mais très vite déformée dans ce sens de la destruction par la rage aveugle des neocons et imposée par leur système de la communication. (On retrouve tout cela dans la “politiqueSystème”.)
Les Russes devraient être évidemment très conscients de la nécessité de la rapidité qui touche très fortement la psychologie, ce que pourrait montrer la rapidité de l’enchaînement des phases (communication politique-action militaire, plusieurs fois répétées), avec des indications sur l’ampleur et la rapidité extrême de l’opération (2 jours pour atteindre la proximité de Kiev et sans doute, selon les Russes en tout cas, prendre l’aéroport de la capitale).
Comme conséquences de tout cela et selon la nécessité de la rapidité, on a pu voir dès le 24 février des hypothèses politiques et montages divers (sur RT.com notamment) pour une possibilité ou une pression pour des négociations, du côté russeet du côté ukrainien, dans le sens d’une formule évidemment influencée par l’orientation exigée par Poutine. La chose a été confirmée (toujours RT.com) par une intervention ce matin de Zelenski, qui donne tous les éléments de la position du président ukrainien, son refus de quitter Kiev comme l’y auraient engagé les USA pour l’enfermer dans le rôle de l’opposant extérieur complètement manipulée par une CIA quelconque, son orientation de plus en plus éloignée et rancunière vis-à-vis des pays de l’OTAN, etc... D’autre part, le texte ajoute l’une ou l’autre précision, notamment la précision intéressante sur l’intervention du président chinois Xi :
« S’exprimant vendredi, le dirigeant ukrainien, Volodymyr Zelenski, a tendu un rameau d’olivier au président russe Vladimir Poutine, proposant des négociations, alors que les combats se poursuivent dans tout le pays et que les affrontements se rapprochent de la capitale du pays, Kiev.
» “Je veux m'adresser à nouveau au président de la Fédération de Russie. Les combats se poursuivent dans toute l'Ukraine. Asseyons-nous à la table des négociations pour mettre fin aux pertes humaines”, a déclaré Zelenski, à la suite d'une déclaration de son conseiller, Mikhaïl Podolyak, qui a affirmé que Kiev “a toujours laissé et laisse encore un espace pour les négociations” malgré une “invasion à grande échelle” par les troupes russes.
» Plus tôt dans la journée de vendredi, Podolyak avait déclaré que “si des négociations sont possibles, elles doivent avoir lieu”, indiquant clairement que M. Zelenski et son gouvernement étaient prêts à discuter du “statut de neutralité” de la nation, si Moscou l'exigeait.
» Parallèlement à l'offre de pourparlers avec la Russie, Zelenski s'en prend aux autres pays européens, qui, selon lui, ne se sont pas montrés prêts à combattre avec sa nation ou à “accueillir l’Ukraine dans l’OTAN”.
» Après l’offre de Zelenski, la télévision centrale chinoise a rapporté que, lors d’un appel téléphonique avec le président chinois, Xi Jinping, Poutine avait déclaré que son gouvernement était prêt à négocier à un haut niveau avec l’Ukraine. Aucun détail n’a été immédiatement communiqué quant aux concessions ou assurances que le dirigeant russe pourrait chercher à obtenir de son homologue ukrainien. »
Il faut développer ce thème Zelanski-Poutine, qui apparaît pour l’instant comme une porte de sortie concevable dans la mesure où les deux présidents y trouvent chacun leur avantage. On va voir l’explication de ce constat par l’ancien diplomate indien et excellent commentateur, et bon connaisseur des Russes (ambassadeur à Moscou), M.K. Bhadrakumar.
On lira son texte en ayant à l’esprit, pour ce qui est du rôle de médiateur ou d’intermédiaire, qu’il n’y a peut-être pas que Macron. On a vu plus haut, à peine signalé, qu’un acteur de poids est entré en scène, – ce qu’ignorait Bhadrakumar lorsqu’il a écrit son article. L’intervention de Xi auprès de Poutine, justement à propos de négociations éventuelles avec Zelenski, donne éventuellement à la Chine une place nouvelle dans la crise, une dimension géopolitique et symbolique importante, – certains y verraient un soutien affirmé fermement de facto à Poutine, ou bien encore des pressions chinoises, – la Chine a énormément d’intérêt en Ukraine, – pour parvenir rapidement à un rétablissement de la paix. Il est aisément concevable que Poutine sera plus attentif à cette intervention de Xi qu’à celle de Biden-via-Macron, tant le rôle des USA dans la crise apparaît de plus en plus secondaire, de même, par conséquent, que leur poids et leur place dans la dynamique qui s’est levée pour une éventuelle transformation de l’“architecture de sécurité” en Europe. Cette refonte architecte devrait sans le moindre doute devenir le but fondamental de Poutine, une fois verrouillée la question de la sécurité de la Russie par le bouleversement en cours en Ukraine, et si bien entendu ce bouleversement débouche sur une situation acceptable pour la Russie, – ce qui semblerait possible avec un Zelenski transformé dans le sens décrit par Bhadrakumar.
Quel Zelenski transformé ? Explicationde Bhadrakumar, le 25 février sur son site ‘Indian Punchline’, rappelant une offre de négociation de Poutine, explicitée par son porte-parole Pechkov (« Le président a formulé sa vision de ce que nous attendons de l'Ukraine pour que les problèmes dits de la ‘ligne rouge’ soient résolus. Il s’agit d’un statut de neutralité et d’un refus de déployer des armes offensives. ») :
« L’offre du Kremlin n'est pas tombée du ciel. Un groupe de députés ukrainiens a également lancé hier un appel demandant à Zelenski, dans une lettre ouverte, d’entamer des négociations avec Moscou. Il est intéressant de noter que ce groupe est dirigé par Vadim Novinsky, – oligarque-milliardaire ukrainien et l’un des codirecteurs du Bloc d'opposition, une association regroupant plus d’une douzaine de partis politiques. Le groupe a également proposé des consultations directes entre les parlements des deux pays.
» Mais ce qui rend ce point de vue intéressant, c'est que Zelenski a également demandé au président Macron de transmettre directement un message à Poutine. Macron a depuis révélé qu’il avait eu “une conversation rapide, directe et franche sur une demande du président Zelenski”. {...]
» Zelenski lui-même a déclaré (après la conversation Macron-Poutine) dans un discours vidéo émouvant adressé à la nation jeudi après minuit : “Nous avons été laissés seuls pour défendre notre État. Qui est prêt à se battre à nos côtés ? Je ne vois personne. Qui est prêt à donner à l’Ukraine une garantie d'adhésion à l'OTAN ? Tout le monde a peur”. Il a poursuivi en révélant qu’il avait entendu qu’à Moscou, “ils veulent parler du statut de neutralité de l'Ukraine”.
» De toute évidence, Zelenski a compris que la cavalerie ne viendra pas de Washington ou de Bruxelles pour sauver son gouvernement. En fait, la demande de Zelenski à Macron fait suite aux affirmations catégoriques répétées du président américain Biden selon lesquelles il n’est pas question d’une intervention américaine en Ukraine. [...]
» Le plan de jeu russe consiste à forcer Zelenski à lire ce qui est écrit dans le ciel. La capitulation de l’Ukraine n’est qu’une question de jours. Cette guerre hybride comporterait les éléments suivants :
» • La Russie va sans doute systématiquement vaincre les éléments néo-nazis en Ukraine (notamment au sein de l’armée, comme la Brigade Azov) qui ont du sang russe sur les mains. Jusqu'à présent, ces éléments ont agi en toute impunité en raison du soutien occidental secret à leurs dispositions antirusses.
» • La Russie estime, à juste titre, que toute répression des éléments néonazis ne fera que renforcer la position de Zelenski. Dépourvu d'une base de pouvoir propre, il a été l’otage des extrémistes.
» • Les puissances occidentales se sont retirées de Kiev dans la panique, et Zelenski aigri est laissé à lui-même. Paradoxalement, cela fait aussi de Zelenski un interlocuteur raisonnable, libéré de l’étau américain.
» • Zelenski a agi sous une immense pression extérieure et dans la crainte des nationalistes extrêmes qui jouissent du “pouvoir de la rue” (le coup d'État de février 2014, qui a sabordé une transition constitutionnelle ordonnée du président Viktor Ianoukovich, a été organisé par les ultra-nationalistes avec le soutien manifeste des États-Unis).
» • Le mandat massif de Zelenski (plus de 73 % des voix) lors de l'élection de 2019 était en grande partie dû au soutien inconditionnel des électeurs russes qui ont été attirés par sa plateforme de dialogue avec la Russie et la promesse d'un règlement négocié dans le Donbass avec l’aide de Moscou. Mais il est devenu captif des nationalistes extrêmes et victime de la manipulation occidentale.
» • Néanmoins, Zelenski a sporadiquement fait part à Moscou de son désir de trouver une porte de sortie, jugeant être sur une voie sans issue. Dernièrement, il a exprimé son mécontentement face à l’hystérie de guerre à Washington. Selon CNN, ils ont eu un échange houleux au moins lors d’une conversation téléphonique avec Biden.
» L'offre provisoire de la Russie semble être : l’Ukraine opterait pour un statut de neutralité sur le modèle de la Finlande, tout en s'imposant une interdiction d’adhésion à l'OTAN. Zelenski devrait être ouvert à cette idée, selon les observations suivantes.
» Tout d’abord, la Russie annulera stopperait temporairement ou pas ses opérations. Cela renforcerait la position de Zelenski. Deuxièmement, l'implication directe de la Russie est la clef de l’apaisement du Donbass. Troisièmement, Zelenski pourrait renouer ses liens avec l'électorat pro-russe en Ukraine, son principal soutien lors des élections de 2019, ainsi favorisant un second mandat en 2023.
» Quatrièmement, la Russie bénéficie d’un vaste réseau au sein de l'Ukraine, dont l’environnement politique chaotique est alimenté par la corruption et la vénalité, les oligarques et la mafia, etc. La Russie exerce toujours une influence sur les courtiers du pouvoir qui, à un moment ou à un autre, ont bénéficié du patronage de Moscou. Zelenski verrait alors l’aide russe venir au secours de la situation économique fragmentée de l'Ukraine.
» A l’avantage de la Russie, bien entendu, Poutine pourrait réussir à atteindre l’essentiel de ses objectifs de sécurité si l'Ukraine tournait le dos à l'adhésion à l’OTAN et mettait fin aux déploiements militaires occidentaux sur son sol.
» Compte tenu des liens civilisationnels profonds entre la Russie et l'Ukraine, des relations interpersonnelles durables et des liens familiaux, il existe en Ukraine un réservoir d’opinions favorables à l'amélioration des relations avec la Russie. L'économie ukrainienne est également étroitement liée à la Russie, – aujourd'hui encore, la Russie est le premier marché d'exportation de l'Ukraine. La Russie a également été un généreux donateur. Les frais de transit pour le transport du gazoduc vers l'Europe dépassent à eux seuls 1 milliard de dollars par an !
» Le principal gain de la Russie sera qu'en termes géopolitiques, l'Ukraine retrouve sa souveraineté et cesse d'être une colonie américaine de facto. La Russie calcule qu'une Ukraine neutre ramènera de facto la matrice Ukraine à son histoire a priori avant le coup d'État de 2014.
» Ce qui est d'une importance cruciale, c'est que Zelenski soit en quelque sorte capable de naviguer sur la voie du dialogue avec Poutine. Le bon côté des choses est que les opérations militaires russes jetteront les nationalistes radicaux dans le désarroi et, deuxièmement, qu’il est improbable que Biden soit impatient de reprendre les manigances en Ukraine. La politique américaine est de plus en plus rivée sur les élections de mi-mandat en novembre et l'opinion publique n'apprécie pas que Washington prenne parti entre l'Ukraine et la Russie.
» Les États-Unis accepteront-ils les processus naissants ? Il y a un espoir que Macron puisse servir de médiateur. On peut imaginer qu'il est en contact avec Biden. »
Sur ce dernier point (la position de Biden), nous serions donc enclins, on l’a deviné, à proposer une version plus modérée. Il s’agit en fait de s’interroger dans cet ordre, selon une mesure croissante d’intérêt et de l’ampleur du sujet abordé, et bien entendu comme dans un ‘effet domino’ où les effets s’enchaînent les uns aux autres :
Cela importe-t-il encore que Biden accepte ou non ces “processus naissants”, tels que les décrit Bhadrakumar dans son hypothèse générale ?
Les USA ont-ils encore réellement un mot à dire dans cette crise après s’en être lavé les mains et s’être repliés sur l’intéressante perspective des élections mid-term de novembre ?
Au reste, les Américains sont-ils intéressés par cette affaire ? 25% seulement des citoyens US approuvent la possibilité d’un engagement US en Ukraine, et 36% seulement d’entre eux soutiennent la façon dont Biden a traité la crise, et ce jugement portant sur toute la phase où Biden n’a cessé de dramatiser la situation, de jeter de l’huile de sa façon sur le feu ;
... Alors, n’assiste-t-on pas à une étape de plus, et les étapes de plus en plus décisives à mesure que l’on approche inéluctablement du terme, de l’effondrement des USA et de leur influence ?... – « A chaque année son “disaster” dans l’Amérique-Woke de Joe Biden. 2021, ce fut l’“Afghan disaster” ; en 2022, c’est d’ores et déjà l’“Ukranian disaster” » –
Dans ce schéma pour l’instant tout à fait hypothétique, la manœuvre stratégique de Poutine, – sans savoir s’il l’aurait formulée de façon aussi nette, ni même éventuellement conçue telle quelle à l’origine, – aurait été de démontrer à Zelenski qu’il ne peut absolument pas compter sur ses “protecteurs”, qui se fichent comme d’une guigne de son sort et de celui de l’Ukraine. Dans cette même optique, et comme un coup double, il montrerait aux Européens que la protection américaniste sur l’Europe, via l’OTAN, est complètement illusoire, un simple simulacre et rien d’autre. Ce serait alors un cas où une guerre scandaleuse, violatrice de toutes “nos valeurs”, transgressive de tous les totems de la bienpensance internationale, se révèlerait par un étrange retournement vertueuse jusqu’au point d’ébranler plus de deux-tiers de siècle de soumission empressée (on veut dire : celles des pays européens soumis à la puissance tutélaire des USA).
Mis en ligne le 25 février 2022 à 18H30
Forum — Charger les commentaires