La vigie du Bosphore

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La vigie du Bosphore

• Dire du bien d’Erdogan et de la Turquie d’Erdogan ? C’est très mal vu mais cela peut se faire au bout du compte. • Les Turcs sont parmi les seuls au monde à clamer tout haut ce que beaucoup savent déjà et que les Européens sont incapables de voir : que « Cette guerre n’est pas entre la Russie et l'Ukraine, c’est une guerre entre la Russie et l'Occident » (selon le N°2 du parti d’Erdogan). • On a aussi droit à une description minutieuse du sabotage par les Anglo-Saxons de toute tentative de paix. • Jusqu’au bout du bout, les Anglo-Saxons ne nous décevront pas.  

La Turquie joue un rôle de plus en plus important dans la partie géante qui est en train de se jouer. Parmi les très nombreux pays qui soutiennent la Russie, plus ou moins passivement, plus ou moins indirectement, etc., la Turquie est sans doute celui qui s’affirme de plus en plus nettement et en s’en expliquant le plus et le mieux. La Turquie est dans tous les cas, comme on va le voir confirmé, le pays qui exprime de la façon la plus nette et la plus documentée, – jusqu’à confirmer certains des plus monstrueux mensonges russes !, – l’enjeu véritable de la crise ‘Ukrisis’. Il est le seul pays à dire : “La Russie se bat contre l’OTAN et contre l’Occident”, et elle le fait au bénéfice d’une nouvelle forme de relations internationales qui rester à définir précisément.

L’interview du n°2 de l’AKP (le parti d’Erdogan) qui est le sujet de cette analyse est, en un mois, la troisième affirmation tonitruante de la proximité turque de la Russie.

• Le 17 octobre 2022, nous observions les conséquences de la rencontre Poutine-Erdogan et de la proposition russe de faire de la Turquie un “centre gazier” d »orientation du flot énergétique, en remplacement notamment de la coupure de la route du Nord (Baltique).

« Mercouris : « ... Les mots d’Erdogan, “nous sommes résolus à travailler ensemble et sans doute certains dirigeants et cercles politiques n’aimeront pas que nous soyons décidés à travailler ensemble mais nous sommes résolus à le faite”, et il a dit également que ce travail commun se fera au bénéfice des pays pauvres contre les pays riches et ainsi Erdogan s’aligne complètement sur la ligne de Poutine contre l’Ouest... Les milieux dirigeants et d’affaire en Turquie ont réagi très, très positivement à la proposition de Poutine et tout cela montre que la Turquie est en train de complètement modifier sa position. Je n’ai jamais entendu Erdogan parler à Poutine de cette façon...

» La façon dont Erdogan a répondu à Poutine, avec une vision à long terme, signifie qu’ils sont en train d’intégrer la Turquie dans le système eurasiatique, ce qui est logique pour la Turquie... [...]

» C’est potentiellement un bouleversement géopolitique gigantesque, le plus grand bouleversement géopolitique auquel j’ai assisté depuis la chute de l’URSS... »

• Les réactions turques antiaméricanistes après l’attentat d’Istanboul, réalisé par des Kurdes comme toujours manipulés par les USA, appuyées par des paroles chaleureuses d’Erdogan pour la Russie, le 12 novembre 2022. La position même de la Turquie dans l’OTAN est mise en question.

« Ce constat, renforcé par les mots d’encouragement du président turc pour la Russie face aux USA, place de plus en plus la Turquie dans une situation stratégique objective, devenant naturelle, d’entrer dans la sphère eurasiatique contre le monde euroatlantique... D’où l’accent mis sur ce qui devient de plus en plus un hiatus stratégique, dans le chef de l’appartenance de la Turquie à l’OTAN. »

C’est dans ce sens, mais encore plus précisément parce que la description et les mots sont d’une extrême précision, que l’interview de Numan Kurtulmus, n°2 de l’APK, est intéressant. C’est la description la plus précise faite de façon officielle, et par conséquent comme une position de la Turquie elle-même, de ce qu’est réellement la guerre en Ukraine.

« L’Occident utilise l'Ukraine pour mener une guerre contre la Russie et est allé jusqu'à saboter la diplomatie turque qui cherchait à négocier la fin de cette guerre, a déclaré vendredi à CNN Turk le chef adjoint du parti AKP au pouvoir en Turquie, Numan Kurtulmus.

» “Cette guerre n’est pas entre la Russie et l'Ukraine, c’est une guerre entre la Russie et l'Occident”, a déclaré M. Kurtulmus au média, ajoutant que “les États-Unis et certains pays d'Europe” prolongent le conflit en soutenant l'Ukraine. »

Les précisions de Kurtulmus sont particulièrement réjouissantes. Elles ne nous apprennent rien, puisque toute personne raisonnablement informée l’est de l’intervention incroyable de Boris Johnson pour saboter un accord de paix en formation entre l’Ukraine et la Russie, mais elle éclaire d’une vive lumière combien ce qui a été dénoncé comme un de ces “horribles mensonges prorusses et poutiniens” est évidemment une vérité du comportement sordide des Anglo-Saxons. Le reste suit en baissant les yeux et en se forçant à ne pas entendre les explications de Kurtulmus.

« Selon Kurtulmus, le président turc Recep Tayyip Erdogan s'adresse à la fois à Moscou et à Kiev et, en mars, il avait réussi à organiser à Istanbul des négociations qui semblaient prometteuses. Le président russe Vladimir Poutine et son homologue ukrainien, Vladimir Zelensky, “allaient signer” un accord, mais “quelqu'un ne voulait pas” que cela se produise.

» Selon les médias ukrainiens, Kiev a reçu en avril un message indiquant que l'Occident n'était pas intéressé par la paix avec la Russie, ce qui a encouragé Zelenski à rompre les pourparlers. Le messager ne serait autre que le premier ministre britannique de l'époque, Boris Johnson.

» “Il y avait des progrès sur certaines questions, et nous atteignions le point final, puis soudain nous avons vu que la guerre s'accélérait”, a déclaré Kurtulmus à CNN Turk vendredi. “Ce que nous voulons, c'est la fin de cette guerre. Quelqu'un essaie de ne pas mettre fin à la guerre. Les États-Unis considèrent la prolongation de la guerre comme leur intérêt”. »

La bêtise comme gloire de l’Empire

C’est une étrange bataille de perception qui est en train de se livrer, qui est illustrée par cette déclaration de cette personnalité turque. Selon que l’on considère la guerre Russie-Ukraine dans sa dimension régionale et Est-Ouest, sous-tendue par une affirmation d’un Poutine comme conquérant mégalomane (entre autres tares sans retour), ou dans un cadre global, général et révolutionnaire comme le fait Kurtulmus dans ce cas, on présente une vision complètement différente de la situation générale du monde.

Peu nous importe ici que la perception vienne d’une Turquie dirigée par un homme qui s’est illustré par d’innombrables coups fourrés et changements d’orientation, par des pratiques évidemment ou éminemment condamnables, par des voltefaces douteuses et ainsi de suite. Cette sorte de jugement, – d’ailleurs valables pour à peu près tous, chacun à sa façon, – n’a aujourd’hui plus guère d’intérêt dès lors que le bloc américaniste-occidentaliste a effectué un si formidable bouleversement et qu’il tente d’imposer une perception que nous devons juger complètement faussaire et de l’ordre de la perversion la plus terrible de la transmutation du monde en cours, cette transmutation devenant alors déconstructuration.

Quelles que soient les causes de son évolution, l’évolution de ses intérêts, etc., Erdogan tient dans l’instant un rôle essentiel en disant et faisant dire que le véritable adversaire de la Russie est l’Occident, ou bloc-BAO né du Système et utilisant l’américanisation postmoderne comme arme de déconstructuration forcée. Ce faisant, Erdogan participe avec une très grande force, – beaucoup plus que les Chinois, par exemple, qui sont pourtant des alliés directs de la Russie, – à la “légalisation” si l’on peut dire, à la légitimation de la guerre russe en Ukraine. Il la fait sortir du cadre idéologique et moralinesque où l’on veut l’enfermer (impérialisme, expansionnisme, folie-de-Poutine, etc.) pour l’installer dans le champ réel, la vérité-de-situation des relations internationales en pleine transmutation, et participant effectivement à cette transmutation.

(Note de PhG-Bis : « On rappellera à PhG de ne pas omettre de rappeler que cela ne signifie pas que la Russie est elle-même porteuse de l’effet et du contenu de cette transmutation, mais simplement qu’elle en est la figurante principale en tant que déclencheur du processus. La Turquie suit cette même voie, conduite à soutenir la Russie contre l’Occident, – son jugement revient à cela, – peut-être ou sans doute avec des arrière-pensées, qu’importe, mais de la même façon, en ignorant “effet & contenu”. Comme d’habitude désormais, puisque sous l’ardente pression de la GrandeCrise, le “Savoir” de ce phénomène nous dépasse infiniment puisqu’il nous vient d’au-desssus et d’au-delà de nous. »)

Méditant sur cette position de la Turquie si souvent vilipendée pour ses manœuvres tordues à l’image d’Erdogan, on admettra que c’est un phénomène incroyable qu’il n’y ait pas plus, qu’il n’y ait pas au moins “quelques” Européens en position de responsabilité intellectuelle, capables d’embrasser cette vérité et de la proclamer. L’état intellectuel et spirituel du centre de la civilisation en cours d’effondrement montre ainsi une infécondité, une stérilité, une impuissance grossières qui nous sont un remarquable sujet de stupéfaction ; et, bien entendu, qui sont une explication qui va de soi du susdit effondrement...

La remarque vaut certainement, notamment et particulièrement pour la France, dont on dit qu’elle est le pays de l’intelligence (‘Dieu est-il Français ?”, interrogeait Sieburg, par ailleurs fort mal vu par la bienpensance). On croirait que la France, aujourd’hui, particulièrement et précisément depuis le 24 février, dans le chef de ses élites, particulièrement celles qui se veulent libres et indépendantes et l’ont montré parfois contre le Système, on croirait que la France met toute son intelligence à être aveugle pour mieux être d’une bêtise absolument désespérante. Elle est comme étouffée par un afflux de moraline, une cascade de sentimentalisme, une sorte de “zélenskisme” dirait-on, elle suffoque d’humanitarisme comme un prisonnier soumis à la “torture de l’eau”. On ne peut s’en tenir aux accusations courantes (corruption, lâcheté, etc.), qui ont déjà beaucoup servi ; on est obligé d’admettre que, finalement, c’est la bêtise qui prend une forme liquide pour faire suffoquer l’intellectuel français soumis à cette torture et rendre son intelligence aussi plate qu’une présidence Macron.  

 

Mis en ligne le 19 novembre 2022 à 20H00