La Wehrkunde “brejnévisée”, à commenter à distance de nausée

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La Wehrkunde “brejnévisée”, à commenter à distance de nausée


5 février 2006 — Nous n’étions pas invités à la Wehrkunde 2006 de Munich, fameux séminaire où se décide le sort du monde qui passe par le sort des relations transatlantiques. Par conséquent, nous n’en rendrons compte qu’au travers des quelques dépêches qui en rendent compte. Que nos lecteurs se rassurent : nous sommes, quant à nous, assurés d’écrire des choses bien plus intéressantes que ce qui s’y est dit, tant la médiocrité du débat (“débat”, quel mot bien étrange) dans le monde transatlantique a atteint des cloaques glauques et d’une tristesse sans fond.

La présence de Richard Perle à cette prestigieuse manifestation est comme le symbole, l’étendard qui claque dans le vent de la vertu occidentale, qui nous indique le niveau de la chose. Il a même été question d’inscrire Perle comme orateur, nous a-t-on dit sur un ton chuchotant (la matière est explosive, mais il paraît que certains experts allemands trouvaient l’idée bonne pour la grande “réconciliation” werkélienne/germano-américaine) ; inviter pour parler aux dirigeants du monde transatlantique un homme si parfaitement marqué par le cynisme, le mensonge, la corruption et l’incompétence, c’eut été une bonne mesure de la chose, et un hommage de l’hypocrisie au vice à visage découvert. Non, il est vrai que l’idée était bonne. Il semblerait qu’au dernier moment, on s’aperçut qu’une telle initiative était un peu risquée pour la tranquillité hystériquement somnolente des débats.

Par ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, — nous avons quelque sympathie pour Perle, qui a la crapulerie sympathique. Nous soupçonnons qu’il y a en lui plus de lucidité cynique que d’hystérie hypocrite, comme chez la plupart de ses amis neocons. Nous croyons deviner qu’il a suffisamment de lucidité cynique pour avoir, au fond de lui-même quelques idées sur la réalité de la médiocrité de la tâche qu’il accomplit, et suffisamment de lucidité cynique pour en parler à cœur ouvert un soir de beuverie ; nous pensons même que, dans cet état, Perle doit parfois rire de la façon dont il se fout du monde. Mais le monde s’en fout. A Munich, Richard Perle, qui ne boit guère, est resté sobre. Cela nous a valu quelques remarques qui valent leur pesant de cacahuètes nucléaires, dans le cadre d’une interview en marge du sémillant séminaire munichois.

… Car enfin, Perle nous présenterait presque comme une vertu le fait de s’être si complètement trompé sur l’Irak (Qui s’est trompé ? Lui ? Vous? Moi? S’est-on trompé, d’ailleurs? — Ces questions, simplement en forme d’a parte.) Non, rectification : il nous présente ces erreurs comme une vertu parce qu’elles vous forceraient à rapprocher le moment de l’attaque. Subtil, indeed.

Écoutons le “Prince of Darkness” nous exprimer sa philosophie, qui suggère que, pour éviter les erreurs dans l’évaluations qui va décider d’une guerre qu’on va faire de toutes les façons, et puisqu’on va faire la guerre de toutes les façons, autant attaquer très vite, sans attendre, sans faire d’évaluation pour savoir s’il faut faire la guerre. Pas d’évaluation, pas de risque de se tromper. En réalité et pour faire bref, si on fait la guerre au lieu de se demander s’il faut faire la guerre, on ne risque plus de se tromper, — non, le fait est qu’on ne se trompe pas. (La chose nous vient de Reuters, qui a interviewé Perle le 4 février.) « Richard Perle, a key architect of the U.S.-led war against Iraq, said on Saturday the West should not make the mistake of waiting too long to use military force if Iran comes close to getting an atomic weapon. “If you want to try to wait until the very last minute, you'd better be very confident of your intelligence because if you're not, you won't know when the last minute is,” Perle told Reuters on the sidelines of an annual security conference in Munich.

» “And so, ironically, one of the lessons of the inadequate intelligence of Iraq is you'd better be careful how long you choose to wait.” Perle said Israel had chosen not to wait until it was too late to destroy the key facility Saddam Hussein's secret nuclear weapons program in Osirak, Iraq in 1981. The Israelis decided to bomb the Osirak reactor before it was loaded up with nuclear fuel to prevent widespread radioactive contamination.

» ”I can't tell you when we may face a similar choice with Iran. But it's either take action now or lose the option of taking action,” he said. Asked if he thought a military strike against Iran's nuclear facilities was an inevitability, Perle said: “I hope that can be avoided but that's always a possibility. We are talking about physical facilities and they're always vulnerable.”  »

Non, réellement, Perle n’est pas le plus antipathique. Il y a, sous-jacent, une sorte de cynisme joyeux dans ses déclarations, qui vaut bien mieux que le sinistre sérieux des autres. Parmi les exemples de “sinistre sérieux”, nous citerons deux cas :

• Le sénateur McCain, invité d’honneur bien entendu. (McCain a la vertu de donner à ceux qui l’écoutent l’impression qu’ils sont des originaux, des mavericks comme on dit dans les westerns. Cette impression ne présente pas trop de risque , ni le risque de le devenir.) A Munich, McCain a eu la brillante idée de recommander le boycott du sommet du G8 de Moscou, à cause de la démocratie qui est en danger. Il n’y a pas mieux qu’un Américain américaniste, spécialiste de la démocratie active, pour nous ouvrir les yeux.

« In a speech to the Munich Conference on Security Policy, McCain said that President Vladimir Putin had rolled back reforms in Russia and did not share the democratic values of the United Sttè!ates and Europe. “Under Mr Putin, Russia today is neither a democracy nor one of the world's leading economies, and I seriously question whether the G8 leaders should attend the St Petersburg summit,” McCain said.

» [McCain]said Russia could have helped the United States and Europe transform the world following the end of the Cold War. “The Kremlin, however, shows no interest in such a relationship. Instead it continues to pursue foreign and domestic policies strongly at odds with our interests and values. Even after Iran rejected the EU-3 talks and removed nuclear seals, Moscow indicated that it would proceed with a one-billion-dollar deal to sell short-range missiles to Iran.”

» With Russia's powerful Defence Minister Sergei Ivanov looking on, McCain said Russia had punished “democratic” Ukraine and Georgia by disrupting energy supplies “while providing cut-rate gas to the dictatorship in Minsk. It [Russia] continues to prosecute a brutal war in Chechnya that has killed as many as 200,000, radicalizing the Muslim population, and it actively supports dictatorships in Central Asia.” McCain said “the broadcast media are Kremlin-controlled, as are parliament, provincial governors and the judiciary. All of these were free and independent when Mr Putin took office.” »

• Merkel devait parler, elle a parlé. Les agences (AP pour ce cas) ont retenu l’essentiel, la substance de son intervention. Nous savons maintenant sur quoi est articulée la Grösspolitik de l’Allemagne merkélienne. La vertu, certes, est son formidable argument. « German Chancellor Angela Merkel [...] said Germany's Nazi past meant it could never tolerate derogatory comments about Israel and the Holocaust by Iran's president, Mahmoud Ahmadinejad. “A president that questions Israel's right to exist, a president that denies the Holocaust cannot think that Germany has even the slightest degree of tolerance,” she said to applause. “We have learned from our history.” »

Pour que nous n’en perdions pas une miette, le Times de Londres nous explique ce qu’il faut comprendre, — et devinez quoi? « The German chancellor, Angela Merkel, compared President Mahmoud Ahmadinejad of Iran to Adolf Hitler yesterday as Tehran vowed to resume the enrichment of uranium which could be used to make nuclear weapons. » Épatant, cette prolifération des Hitler, de Milosevic à Saddam, en passant par Chavez, Ben Laden, Morales, Ahmadinejad (Schröder?). (Notre proposition est que le traité de non-prolifération inclue également l’interdiction de prolifération des Hitler. Ainsi, les Iraniens seront doublement fautifs.)

Raisonnons : si Merkel dit cela, c’est qu’elle entend bien se préparer à faire toutes les pressions possibles sur le Hitler-Ahmadinejad et sa clique de Téhéran, et notamment, s’il le faut, embargo, sanctions, etc. Notre question est donc de savoir si on n’a pas changé de Merkel entre temps, lorsqu’on lit cet extrait de l’analyse de Roland Flamini, Chief International Correspondent chez UPI, le 16 janvier 2006, après la rencontre Merkel-Bush : « In their private session, German and U.S. sources said, Bush had expressed great interest in hearing what it was like growing up under communism in East Germany, and this had led to a discussion on personal issues. A lengthy discussion on Iran centered on the impact of sanctions, in the event that they are imposed by the U.N. Security Council. Bush's question to Merkel was: If Washington had been in a position to impose economic sanctions on East Germany when Merkel was living there, would she have blamed the resulting hardships on the regime or on the United States? Merkel's reply was that sanctions would have increased support for the regime, and focused resentment on whichever country imposed them.

» Merkel argued that Tehran had no reason to see the Bush administration as an enemy. The ruling ayatollahs wanted Saddam Hussein removed and the United States had done it for them. By ousting Saddam and introducing democracy in Iraq, the Americans had opened it up to Iranian political influence; and the United States had removed the threat of Iraq becoming a nuclear power. Tehran ought therefore to be making overtures to the United States, not trading insults. »

Pour le reste, quelle importance? Le terrorisme, la “Long War” (new slogan ramené de Washington), la démocratie, l’OTAN, les dépenses militaires qu’il faut augmenter (important, ça : voyez le Pentagone, qui gagne en couleur, en vélocité et en habileté à chaque dizaine de $milliards de plus) … Le séminaire si important pour les relations transatlantiques, cru 2006 au goût de pinard trafiqué, nous conduit très vite à deux constats.

• Aujourd’hui, tout va bien en Occident. C’est le reste du monde qui nous gonfle. Tout le monde est d’accord. Il suffit de s’aligner sur quelques mensonges communs (tribut à la multipolarité également), d’aligner des menaces tonitruantes dont nul n’ignore que personne n’a l’intelligence ni les moyens de les exécuter, — et, d’ailleurs, personne ne prête plus attention aux menaces. Il faut en rajouter, en rajouter des tonnes, et vous avez une chance de voir un Rumsfeld annoncer qu’il est d’accord avec vous, et alors quelle avancée diplomatique. A ce compte, Merkel s’est réconcilié avec les Américains, sans aucun doute. L’ennui pesant de l’unanimité occidentale exsudait de toutes les dépêches d’agence, connues d’avance.

• La philosophie officielle, c’est donc la “brejnévisation”, inaugurée, noblesse oblige, par le discours sur l’état de l’Union (on relira, dans ce texte, ce qu’il nous paraît judicieux d’entendre par “brejnévisation”). C’est-à-dire, par ailleurs et pour faire court, un monde accordé à la blague si connue à l’époque de Brejnev, que nous raccourcissons pour effectivement faire court : “Staline et le Politburo se baladent en train, en regardant la campagne soviétique socialiste défiler. Le train tombe en panne. Staline ordonne qu’on fusille le conducteur et le mécanicien et qu’on déporte le Politburo à la Kolyma. (…) Plusieurs décennies plus tard : Brejnev et le Politburo se baladent en train, en regardant la campagne soviétique socialiste défiler. Le train tombe en panne. Brejnev se tourne vers les autres : ‘Camarades : fermez les rideaux et faites comme moi, en cadence : “tchouc, tchouc, tchouc…’”

Pardonnez-nous, nous n’étions pas à Munich et nous en faisons rapport comme si nous y avions été… Et d’ailleurs, nous en faisons rapport encore bien mieux que si nous y avions été, parce que nous n’avons pas été obligés de subir la nausée que cette sorte de débat ne peut manquer de provoquer. Les activités officielles de notre civilisation sont devenue la décharge publique (non encore privatisée) de la pensée et de la sensibilité. C’est l’odeur qui provoque la nausée en soulevant le cœur. Il faut s’en garder diablement et commenter avec des pincettes, — le plus loin possible, à des centaines de kilomètres.