L'accord de Téhéran et la politique aveugle du système de l'“idéal de puissance”

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Nous vivons toujours “entre Téhéran et Pavlov”, pour ce qui concerne la situation de la crise iranienne. L’extraordinaire désinvolture des USA, – ou du groupe 5+1 si c’est le cas, mais est-ce le cas? – à propos de l’accord entre l’Iran, le Brésil et la Turquie, immédiatement salué par l’annonce d’un accord de ces 5+1 pour des sanctions contre l’Iran à faire voter par le Conseil de Sécurité, engendre une certaine confusion. L’effet direct concret le plus remarquable porte sur les discussions en cours à New York à propos du Traité de Non-Prolifération. C’est un projet qui tient à cœur au président Obama, et que la position US sur les sanctions contre l’Iran dans le contexte nouveau met fortement en danger.

Quelques observations de Julian Borger, sur son blog du Guardian, ce 19 mai 2010, nous permettent de mieux apprécier la question.

«The rapid flurry of diplomatic activity in the past few days over Iran has collided with the month-long talks in New York on mending the threadbare Nuclear Non-Proliferation Treaty (NPT) and the results have not been pretty. Some observers inside the NPT negotiations are saying the US and other weapons states have sought a quick diplomatic victory over Iran at the expense of the long-term prospects of the global arms control regime.

»The Security Council smackdown of Brazil and Turkey's efforts to secure a compromise over Iran's enriched uranium stockpile has taken many inside the conference chamber by surprise and triggered a wave of anger over the humiliation of the two countries' leaders, who had invested considerable political capital in the deal. [ …] The Turks and Brazilians are of course mightily annoyed, but so are many NAM countries who see this week's sequence of events as yet one more example of P5 arrogance. […]

»All this has come at a delicate moment at the conference. A deal on how to proceed on a nuclear-free zone in the Middle East remains a key to avoiding another fiasco like 2005, as my colleague Ed Pilkington is reporting. There is a meeting on the zone idea on Wednesday afternoon, to talk about what a conference on the issue would look like, what it would discuss, and whether it would be convened by the UN secretary-general.

»The details are potentially a deal breaker for Egypt, and if Cairo and other Arab capitals side with Brazil and Turkey, that could spell disaster for the Obama agenda here, which is to get non-weapons states to agree to more intrusive IAEA inspections and more controls on the export of nuclear technology.

»That seems a high price to pay, particularly as not much is going to get done on the Iran sanctions resolution until June, after the Lebanese Security Council presidency. So why announce the sanctions package on Tuesday and do so much potential damage at the NPT? It's not clear.»

«It's not clear» ? Rien n’est vraiment clair. Deux textes d’Antiwar.com interprètent l’attitude des USA (“ou du groupe 5+1 si c’est le cas, mais est-ce le cas?”) comme l’attitude typique du refus de cette puissance d’abandonner son hégémonie, encore plus que l’habituelle réponse favorable aux pressions israéliennes. Thalif Deen, de IPS, cite dans son texte du 20 mai 2010 pour Antiwar.com, Phyllis Bennis, directrice du New Internationalism Project, du même Institute for Policy Studies (IPS) : «So the harsh U.S. response — condemning the agreement as ‘just words,’ and demanding that Iran make even more concessions, implying that only a complete and utter Iranian surrender would suffice — makes clearer than ever the reality that the U.S. policy towards Iran is not about an actual nuclear weapons threat but about power politics…»

Le deuxième texte de Antiwar.com, celui de Ray McGovern, également du 20 mai 2010, expose l’historique complet de l’intervention de la Turquie et du Brésil. Il s’agit d’une violente attaque contre la politique US, pourtant terminée par un appel à Obama pour qu’il intervienne, comme si cette “politique US“ n’était pas complètement la sienne…

«As a former CIA analyst, I hope that Obama would have the presence of mind to order a fast-track special National Intelligence Estimate on the implications of the Iran-Brazil-Turkey agreement for U.S. national interests and those of the countries of the Middle East.

»Obama needs an unvarnished assessment of the agreement’s possible benefits (and its potential negatives) as counterweight to the pro-Israel lobbying that will inevitably descend on the White House and State Department.»

…Et justement, à propos de notre interrogation (“les USA, ou le groupe 5+1 si c’est le cas, mais est-ce le cas?”) : le groupe 5+1 est-il complètement verrouillé ? Le ministre russe Lavrov commence à s’inquiéter avec des mots assez durs à propos de la possibilité de sanctions unilatérales des USA et de l’UE contre l’Iran. Il y a eu un coup de téléphone d’Erdogan à Poutine, officiellement annoncé aujourd’hui.

Notre commentaire

@PAYANT L’impression dominante, dans cette étrange et spectaculaire affaire, selon notre point de vue et notre approche conceptuelle désormais habituelle, est irrésistiblement celle de voir la “politique de l’‘idéal de puissance’”, ou de la politique du système du technologisme et de la communication en pleine action, en pleine poussée. Il s’agirait alors bien d’une politique mécanique, comme agissant d’une façon indépendante. L’acte a été posé, l’intervention a eu lieu, effectivement d’une façon pavlovienne comme l’observe le ministre turc des affaires étrangères, notamment par le centre de la diplomatie US (c’est-à-dire le centre du système), avec les supplétifs habituels. Maintenant il s’agit d’expliquer pourquoi il a été posé, trouver des raisons acceptables pour l’acte. Vous agissez d’abord, ou plutôt vous êtes conduit à agir, d’une façon pavlovienne, et ensuite vous essayez de comprendre pourquoi vous avez agi, puis de vous en expliquer publiquement, – ou bien, tant pis, de ne rien expliquer du tout, si vous n'y comprenez rien vous-même….

Bien sûr, il y a les habituels coupables (inutile de prendre la précaution de les désigner comme les “usual suspects”, l’affaire est entendue) ; les divers centres neocons, leurs relais médiatiques qui écrivent sans comprendre et le gouvernement israélien avec son lobby préféré à Washington, les parlementaires US psychologiquemrent (notamment) gangrenés jusqu’à la moelle et conduit à une attitude anti-iranienne absolument hystérique, etc. Mais même ceux-là ne font que suivre une politique extrémiste dont le nihilisme est de plus en plus marqué et de plus en plus improductif, et nous les désignerions tout juste comme des “coupables accessoires”, ou des “coupables utiles” par références aux “idiots utiles” de Staline. Ce maximalisme aveugle ressort de plus en plus d’une surenchère systémique et nullement d’une stratégie élaborée, ce qui est d’autant plus possible que certaines personnes installées en première ligne des glorieuses phalanges de ce glorieux combat baignent effectivement dans un climat de paranoïa pas piqué des vers. (On parle des époux Netanyahou.) Les résultats sont de plus en contre-productifs. Par expemle, c’est cette politique maximaliste contre l’Iran qui remet sur la table d’une façon polémique et accusatrice la question de la “zone dénucléarisée” du Moyen-Orient qui est en train de mobiliser de nombreux pays de la région, et qui met évidemment Israël, avec ses 200-300 têtes nucléaires et ses vecteurs pour les porter, complètement en accusation.

L’“arrogance” du Groupe 5+1 ressort plutôt de l’incohérence et de l’absence de cohésion entre les divers centres de pouvoir, confrontés à cette poussée maximaliste qui représente véritablement une “pensée autonome” du système. S’y ajoute l’attitude difficilement définissable du président Obama, dont on a vu qu’il a eu, ou aurait eu des interventions souvent officieuses qui vont dans le sens inverse de la poussée maximaliste. Il y a ces diverses interventions d’Obama dans ce sens (ou ce contre-sens), y compris une lettre d’Obama à Erdogan, citées par le ministre des affaires étrangères, et jusqu’ici toutes ces affirmations n’ont suscité aucun démenti du côté d’Obama. L’Europe et les pays européens semblent totalement englués dans une sorte de vide maximaliste, tandis que des dirigeants font des déclarations individuelles applaudissant l’accord de Téhéran, donc absolument contradictoires avec le fondement de la politique que suivent leurs pays. Mais qu’importe, en vérité ; d’ailleurs, on peut se demander si l’Europe fait une politique “consciente” à cet égard, toute entière mobilisée par la crise de l’euro, et l’on peut alors vraiment parler d’une politique “pavlovienne” et de la mise en évidence de l’incapacité de l’Europe en tant que telle à être une “puissance” dans le sens où un tel statut implique qu’on s’intéresse à et qu’on contrôle pour son compte tous les principaux et grands problèmes des relations internationales.

Il n’empêche que cette incohérence américaniste et occidentaliste, ce maximalisme mécaniste, sont effectivement perçus comme une politique spécifique, surtout par ceux qui les subissent et les désapprouvent. Ils pourraient faire naître des réactions de plus en plus violentes de résistance et d’opposition, dont on pourrait voir des effets au sein du Conseil de Sécurité où au moins trois pays (le Brésil, le Liban qui préside le Conseil jusque fin juin, la Turquie) sont opposés aux sanctions, où l’engagement chinois et russe en faveur des sanctions pourrait se transformer en abstentionnisme. L’absence d’une véritable “politique française”, avec un pouvoir français à la dérive, se fait douloureusement sentir tant la situation présente constitue un terrain rêvé pour la politique traditionnellement indépendante de ce pays. (On dit pourtant que Jacques Chirac a joué un rôle officieux non négligeable dans les contacts de l’Iran avec la Turquie et le Brésil, affirmant d’une façon inattendue, à titre complètement informel, la tradition d’une politique française indépendante dans cette sorte d’affaire.)

De toutes les façons, le cas iranien, arrivé au point d’exacerbation et de confusion où on le voit, constitue selon notre point de vue un exemple de plus en plus impressionnant de l’application aveugle de la politique maximaliste du système de l’idéal de puissance. Les pays et les organisations qui en dépendent sont de plus en plus mal à l’aise pour justifier cette politique qu’ils cautionnent sans la comprendre fondamentalement, puisqu’il n’y a rien de fondamental dans cette politique à comprendre stricto sensu. Les explications classiques d’une tentative de réaffirmation de la prééminence des USA, notamment, se heurtent à l’évidence des effets catastrophiques pour la perception et l’influence des USA à l’extérieur, par rapport à ce qui avait changé dans un sens favorable depuis l’arrivée d’Obama. L’affaire actuelle, depuis l’accord de Téhéran “ignoré” par les USA, peut conduire à des situations d’affrontement des USA avec des pays modérés arabes d'une très grande importance pour la politique US, tels l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Où trouve-t-on la moindre indication du moindre bénéfice de cette politique, en face de tels risques gravissimes de pertes d’influence ?


Mis en ligne le 20 mai 2010 à 15H31