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1360Après l’accord de Téhéran, les pays du bloc occidentaliste-américaniste restent très prudents et dubitatifs, comme la presse elle-même ; ou bien, l’on dira également qu’ils sont les uns et les autres, un peu groggy devant cet accord inattendu. Le titre de The Independent (le 18 mai 2010) situe l’esprit de la chose : «US outflanked in bid to bring new sanctions against Iran».
Le Times de Londres, également le 18 mai 2010, développe, grâce à l’“officiel US de la défense” qui va bien, la même idée.
«The spectacle of an emerging South American power taking the lead in talks with Tehran could undermine months of work in Washington and Geneva towards tough new sanctions on Iran. Yet President Obama has little choice but to play along: he campaigned for the White House on a promise of starting talks himself, and seven months ago was the first to offer a nuclear fuel deal of the kind brokered in 18 hours of negotiations on Sunday.
»Mr Obama was “boxed in” by his own efforts and by Mr Lula da Silva’s unsolicited initiative, a former senior US defence official told The Times. “Tehran has agreed to do what Obama was pushing for back in October, so he can’t reject it out of hand now that the same deal, albeit a weaker version, has been negotiated by Brazil and Turkey,” he said.»
Stephen Kinzer, ancien journaliste du New York Times et expert des questions turques (le 16 mai 2010 dans le Guardian) attribue l’accord de Téhéran à l’action de “l’axe Turquie-Brésil”. Il donne certaines précisions ou fait certaines insinuations sur la position US, ou bien “les” positions US, qui ne sont pas sans intérêt.
«A few hours later [friday 15 May,] US secretary of state Hillary Clinton telephoned Davutoglu and sought to discourage the Turkey-Brazil initiative. A state department spokesman said she had warned him that any summit in Tehran would be just a ploy, “an attempt to stop security council action without actually taking steps to address international concerns about its nuclear programme”.
»After the phone call, Clinton predicted publicly that the Turkish-Brazilian effort to broker a deal with Iran would fail. “Every step of the way has demonstrated clearly to the world that Iran is not participating in the international arena in the way that we had asked them to do,” she told reporters in Washington, “and that they continued to pursue their nuclear programme.”
»Clinton, however, may not have been on the same political page as the White House. As she was speaking in Washington, Turkish officials in Ankara were telling journalists at an off-the-record briefing that they had received quiet encouragement from President Barack Obama to press ahead with their mediating effort. This may have been a planned divergence of official American opinion designed to pressure Iran; just as possibly, it reflects Clinton's continuing isolation from the inner-circle of American foreign policymaking on crucial world issues.
»Some in Washington may view this deal as a way to give Iran a face-saving escape from its looming confrontation with the US and European Union. It may have been, but Ali Akbar Salehi, head of the Atomic Energy Organisation of Iran, saw it from the opposite perspective. He said last week that Iran was seeking a deal brokered by Brazil and Turkey “to give western countries an opportunity to save face and find a way out of the current situation”.»
@PAYANT …En d’autres termes, l’accord de Téhéran est pour l’instant, du point de vue tactique, “une énigme enrobée de mystère”. Les réactions à Berlin, à Paris (discrètement car on ne veut pas désobliger Lula), à Londres, sont prudentes et décontenancées. La réaction de Moscou est prudente, sans doute tout court. La question que soulève Kinzer est, elle, très intéressante : y a-t-il eu un double jeu d’Obama, laissant Clinton suivre la ligne officielle dure, pro-israélienne, tandis qu’il encourageait discrètement l’accord ? L’interprétation selon laquelle quelqu’un cherche “à sauver la face” pour ne pas aller à des sanctions qui compliqueraient encore la crisde, et que ce quelqu’un est plutôt Washington que Téhéran, tiendrait alors la route, – mais avec la précision d’une passive complicité du président US qui voudrait bien se dégager de cette affaire de la crise iranienne en évitant les affrontements avec le chœur des “super-faucons” (c’est-à-dire tout le monde officiel en général dans la sphère américaniste-occidentaliste) dirigé pour ce cas iranien par Israël.
Dans ce cas, l’avis donné par “l’officiel de la défense” selon lequel Obama s’est “laissé enfermer” dans la logique de sa propre rhétorique (“il faut parler avec les Iraniens”) est une interprétation superficielle, développée pour discréditer Obama ou bien alors sans rien connaître des éventuels mystères d’Obama. La tactique dissimulée d’Obama aurait été effectivement de se laisser volontairement enfermer dans cette rhétorique, pour passer la main, non pas à Lula seul, mais au couple Lula-Erdogan. (Il faut noter qu’Erdogan a lui aussi beaucoup manœuvré avant de se rendre par surprise à Téhéran, affichant d’abord une attitude pessimiste à propos de la tentative laissée au départ au seul Lula.) Enfin, il y a l’attitude de Moscou, qui montre une réserve très prudente, avec la seule intervention de Medvedev, demandant des précisions mais acquiesçant au fait qu’il existe “de nouvelles ententes” (avec l’intervention du Brésil et de la Turquie). Poutine, dont les relations avec Erdogan sont très chaleureuses, n’est pas intervenu immédiatement d’une façon officielle, comme si lui aussi voulait laisser la main au couple Lula-Erdogan sans engager en rien la Russie dans cette affaire.
Il y aurait donc deux catégories à distinguer dans le groupe américaniste-occidentaliste augmenté de la Russie et de la Chine, le groupe 5+1 qui travaille aux sanctions : ceux qui sont momentanément mis “groggy” par l’accord parce qu’ils veulent à tout prix des sanctions, et ceux qui ne disent rien, sinon pour demander des précisions, parce qu’ils ne sont pas vraiment mécontents de l’accord mais ne veulent pas le dire hautement. Le point intéressant est qu’on pourrait trouver cette division à Washington même, entre Obama et ses “durs”, dont Hillary Clinton en première ligne. Dans ce dernier cas, ce serait même l’essentiel de l’establishment washingtonien qui serait dans ce camp des “durs”, comme on l’avait observé le 14 mai 2010 à propos de Steve Clemons. Pour cet establishment, les sanctions de l’ONU sont devenues le principal objectif et l’accord signé par Lula-Erdogan constitue un obstacle inattendu et gravissime. Le Brésil et la Turquie sont de très gros morceaux, qu’on ne peut écarter ni ignorer alors qu’ils ont mis tout leur poids et leur prestige dans l’accord et, à moins d’un écart de Téhéran par rapport à l’accord, ils resteront présents dans le jeu.
Le paysage des relations internationales est donc fortement modifié par rapport à ce qu’il était la semaine dernière, pour ce qui concerne cette crise iranienne. (D’une façon plus générale, pour ce qui concerne les relations internationales en général, nous avons dit hier notre appréciation à ce propos.) Il s’agit, diront les sceptiques et les minimalistes, d’une “manœuvre” de retardement de plus de l’Iran. Mais il y a un accord signé et des pays importants, du type “émergent”, qui ont imposé leur présence dans le jeu, ce qui alimente une seconde appréciation selon laquelle les données de la crise ont été effectivement modifiées. Au-dessus de tout cela flotte la question de la position réelle d’Obama, et la précision de Kinzer, qui a de très fortes connexions avec la Turquie, selon laquelle des officiels turcs ont assuré que la Turquie avait reçu un appui discret d’Obama lui-même (et d’Obama seul ?) pour négocier l’accord, est un élément factuel intéressant. Dans ce cas, on peut envisager l’hypothèse qu’il existe aujourd’hui à Washington une situation de confusion du pouvoir, avec un jeu personnel du président US hors des contraintes de ses diverses bureaucratie et des influences qui vont avec.
Il faut noter que cette sorte de situation s’est déjà présentée, notamment à l’époque de Nixon-Kissinger avec l’ouverture sur la Chine, ou bien en 1989, lorsque Bush-père monta un véritable “complot” contre sa propre bureaucratie pour préparer une position US qui répondît aux attentes de Gorbatchev, plutôt que de suivre la ligne dure et conservatrice de cette bureaucratie. Comme l’on voit selon ces rappels, il s’agit de situations extrêmes où le président entend incurver sa politique d’une façon importante, à des moments importants des relations internationales, avec le moyen d'effectuer une sorte de “coup d'Etat” intérieur contre les tendances dominantes du système. Les jours et les semaines qui viennent nous diront si cette hypothèse est la bonne pour Obama.
Mis en ligne le 18 mai 2010 à 06H10
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