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81127 janvier 2010 — Nous proposons comme base de ce commentaire deux articles récemment publiés, qui doivent illustrer deux points que nous mettrons en évidence plus loin.
• Dans le premier cas, il s’agit d’un article du Times de Londres, du 22 janvier 2010, concernant une intervention du chef de l’état-major général, le général Sir David Richards, demandant à la RAF d’envisager l’achat d’avions d’appui tactique de type Super Tucano (fabriqué par le constructeur brésilien Embraer), “rustiques”, légers, équipés d’un turbopropulseur, peu coûteux ($5 millions l’exemplaire), capables d’évoluer à basse vitesse, etc. La description est évidemment celle d’un de ces petits avions classiques, adaptés à la lutte antiguérilla.
«The RAF is under pressure to cut its multibillion-pound orders for fast jets in favour of cheaper propeller aircraft as part of a review of defence spending. The suggestion, from General Sir David Richards, has ignited a debate that pitches the head of the Army against his opposite numbers in the other two Services.
»General Richards, Chief of the General Staff, believes that the Super Tucano offers a cost-effective alternative to fast jets such as the Cold War-era Eurofighter Typhoon in counter-insurgency operations such as those in Afghanistan. Resembling something from the Second World War, a Super Tucano costs about £5 million, a fraction of the £60 million estimated cost of the F35 Joint Strike Fighter ordered for the Royal Navy’s new aircraft carriers or the £67 million of a Typhoon. […]
»General Richards has argued that state-on-state confrontations will be largely replaced by counter-insurgency operations in the future, making huge savings possible if the Government is prepared to sacrifice ships and tanks for lighter and cheaper but technically advanced matériel.
»Air analysts argue that the Tucano offers a cost-effective platform to which high-tech equipment and munitions can be attached. It is being considered by the US Navy after impressive performance in Colombia, where it is used against FARC rebels. Paul Beaver, former editor of Jane’s Defence Weekly and a former army helicopter pilot, said: “What David Richards is saying is that the airframe does not need to be superb — you just need to put high-tech sensors and the defensive aids on there. In Afghanistan, there is a reasonably small threat level for aircraft. It is not a replacement for Apache helicopters but it is a complementary capability.” Richard North, a defence analyst and another advocate of the aircraft, said: “The right kit for the sort of wars we are fighting today is a lot cheaper than the high-end kit.”»
• Dans le second cas, il s’agit d’un long article, formidablement documenté, de Nick Turse, désormais compagnon de plume de Tom Engelhardt à TomDispatch.com. L’article, publié ce 24 janvier 2010, décrit le formidable avenir que l’USAF envisage pour les drones, ou avions sans pilotes. Dans l’année 2047, pour laquelle les plans sont déjà faits, les drones sauront tout dire, tout faire, tout deviner – et, éventuellement, tout rater. L’article démarre à partir de l’actuel “Drone surge” (c’est son titre) et passe en revue la situation présente, à venir dans l’immédiat, à venir plus tard, pour en venir à 2047.
«…Finally, perhaps 30 to 40 years from now, the MQ-Mc drone would incorporate all of the advances of the MQ-M line, while being capable of everything from dog-fighting to missile defense. With such new technology will, of course, come new policies and new doctrines. In the years ahead, the Air Force intends to make drone-related policy decisions on everything from treaty obligations to automatic target engagement – robotic killing without a human in the loop. The latter extremely controversial development is already envisioned as a possible post-2025 reality. […]
»The year 2047 is the target date for the Air Force’s Holy Grail, the capstone for its long-term plan to turn the skies over to war-fighting drones. In 2047, the Air Force intends to rule the skies with MQ-Mc drones and “special” super-fast, hypersonic drones for which neither viable technology nor any enemies with any comparable programs or capabilities yet exist. Despite this, the Air Force is intent on making these super-fast hunter-killer systems a reality by 2047. “Propulsion technology and materials that can withstand the extreme heat will likely take 20 years to develop. This technology will be the next generation air game-changer. Therefore the prioritization of the funding for the specific technology development should not wait until the emergence of a critical COCOM [combatant command] need,” says the Air Force’s 2009-2047 UAS “Flight Plan.”
»If anything close to the Air Force’s dreams comes to fruition, the “game” will indeed be radically changed. By 2047, there’s no telling how many drones will be circling over how many heads in how many places across the planet. There’s no telling how many millions or billions of flight hours will have been flown, or how many people, in how many countries will have been killed by remote-controlled, bomb-dropping, missile-firing, judge-jury-and-executioner drone systems.
»There’s only one given. If the U.S. still exists in its present form, is still solvent, and still has a functioning Pentagon of the present sort, a new plan will already be well underway to create the war-making technologies of 2087. By then, in ever more places, people will be living with the sort of drone war that now worries only those in places like Degan village. Ever more people will know that unmanned aerial systems packed with missiles and bombs are loitering in their skies. By then, there undoubtedly won’t even be that lawnmower-engine sound indicating that a missile may soon plow into your neighbor’s home.
»For the Air Force, such a prospect is the stuff of dreams, a bright future for unmanned, hypersonic lethality; for the rest of the planet, it’s a potential nightmare from which there may be no waking.»
@PAYANT Les deux points que nous voulons mettre en évidence au travers de ces deux articles sont les suivants:
• D’une part, la crise de l’armement présent, et du technologisme au sens plus large, devant les situations d’urgence – conflits certes, mais aussi d’autres plus larges – que nous impose la crise générale.
• D’autre part, les deux réactions enregistrées face à ce blocage : d’une part une “fuite en arrière”, de l’autre une “fuite en avant”. Nous demandons instamment à nos lecteurs de ne pas attacher la moindre connotation idéologique, même indirecte, à ces deux expressions. “Fuite en arrière” ne signifie pas une attitude “réactionnaire”, et “fuite en avant” une attitude “progressiste”. Nous dirions plutôt que l’une décrit une attitude opérationnelle et réaliste, l’autre une attitude bureaucratique et utopique. Dans les deux cas, c’est la marque de la crise que nous mentionnons.
Les deux tendances illustrées par les deux articles sont aussi remarquables l’une que l’autre, bien qu’elles ressortent d’états d’esprit fort différents qui prennent en charge une crise commune et y réagissent chacun à leur façon, exactement en sens opposés. Effectivement, cela pourrait être résumé par “fuite en arrière” et “fuite en avant”, également dans le rapport avec la disponibilité de la puissance, par conséquent suggérant une interprétation idéologique (passéiste, ou réactionnaire, et moderniste, ou hyper-moderniste). Par ailleurs, on sent bien l’absurdité complète, le tic obsessionnel, dans cette classification idéologique.
• Bien entendu, l’initiative de Richards de recommander de s’intéresser au Super Tucano répond à l’évidence même d’une situation opérationnelle. L’emploi d’avions très sophistiqués, très avancés, très complexes, très rapides, dans des conflits de basse intensité tels que l’Afghanistan est à tous égards une absurdité. Ces avions sont coûteux d’emploi, peu efficaces à cause de leur rapidité dans des circonstances où la lenteur devient une vertu, disposant de peu d’autonomie pour rester au-dessus de l’objectif, tout cela notamment pour l’identification de l’objectif, la précision et l’opportunité de l’intervention – et tout cela, pour des systèmes dont le coût incroyablement élevé organise la paralysie totale de l’outil militaire. (L’alternative optimiste à cette revue critique est la confiance aveugle faite à la technologie, avec les résultats qu’on voit et qu’on mesure chaque jour.) La cause est connue et archi démontrée depuis si longtemps, avec tous ces exemples historiques de guerre de basse intensité, l’évidence du bon sens, etc. (Il nous est arrivé de nous y attarder: voyez par exemple notre Bloc-Notes du 12 août 2007.)
Même si cette évolution ne constitue pas une attaque directe contre les équipements actuels de haute technologie, elle le devient de plus en plus à cause du coût de ces équipements en constante augmentation en période de catastrophe des budgets publics, avec l’argument supplémentaire, désormais de plus en plus grave, d’interrogations fondamentales sur la capacité à maîtriser les nouveaux systèmes en développements, au niveau technique et technologique autant qu’au niveau des coûts. La catastrophe en cours du JSF, autant que les difficultés du F-22, parmi tant d’autres cas du genre, alimentent les interrogations à cet égard. Le développement éventuel d’orientations alternatives vers des solutions d’avions de “basses capacités” et de conceptions simples type-Super Tucano, s’il est justifié par la forme des conflits en cours, constitue également, involontairement, une contribution redoutable à la mise en cause fondamentale du développement actuel des technologies avancées. De ce point de vue, ce mouvement constitue, pour les “modernes” qui en jugeraient d’une façon critique, une menace de “fuite en arrière”, vers des conceptions dépassées mettant en cause l’avancement des technologies.
• La position de l’USAF, qui lance des plans ambitieux jusqu’au milieu du siècle (en général, ses prévisions pour cette sorte de prospective se font à dix ans) en annonçant que le véhicule sans pilote est la panacée universelle pour toutes les missions imaginables, dans toutes les circonstances et toutes les formes imaginables de conflits, semble être une position ultra-moderniste propre à satisfaire les “modernes”. Mais c’est une interprétation sur l’apparence, rien d’autre. En réalité, cette position est une autre forme de négationnisme de l’état actuel des technologies et de la crise en cours (JSF et le reste), et d’ailleurs un négationnisme né d’une forme de panique. C’est proposer une utopie technologique et bureaucratique qui représente une “fuite en avant” dans une sorte de “post-postmodernité” hypothétique, essentiellement (quoiqu’on n’en dise rien) pour éluder les enseignements et surtout les très fortes préoccupations que suscite le développement actuel – ou, plutôt, la menace de blocage du développement actuel des technologies au niveau fondamental de leur intégration, qui peut impliquer une mise en question également fondamentale du technologisme. On comprend combien il est logique que l’USAF soit inclinée à cette attitude de “fuite en avant”, elle qui se trouve directement confrontée, avec des risques graves de déstructuration de ses forces, à l’incertitude catastrophique du destin du JSF, archétypique de la crise du technologisme. La “fuite en avant” ne fait rien d’autre que supposer résolue la crise actuelle, ce qui est une hypothèse d’un poids considérable…
Ainsi, la position de l’USAF, en apparence contradictoire de celle des “opérationnels” de l’Armée de Terre (Richards fait partie de l’armée de terre britannique) qui recommandent aux aviateurs d’en revenir à plus de modestie passéiste pour apporter une plus grande efficacité du soutien à leurs opérations, est en réalité complémentaire. Elle constitue une démarche qui revient à dire: “grâce à la magie des véhicules sans pilotes, je suis au-delà de la crise qui secoue aujourd’hui mes grands programmes, qui menace mon équilibre, mon statut de grande force armée moderniste”. Ainsi les deux attitudes, chacune à leur manière, essaient d’éviter le piège de la crise du technologisme, ou, plus sûrement, de s’en dépêtrer.
“Le piège de la crise du technologisme”, c’est, dit plus courtement, la crise du technologisme tout court. Nous sommes donc invités à nous interroger sur la situation de cette crise. Toutes ces attitudes semblent dire, d’une façon ou l’autre: “il y a une crise transitoire du technologisme, prenons les mesures qu’il faut en attendant sa résolution”. La seule vraie question essentielle est, au contraire, et justifiée par tous les événements pressants que nous connaissons: et si cette crise n’était pas transitoire mais terminale? S’il s’agissait d’une crise systémique et eschatologique à la fois, c’est-à-dire à la fois du système lui-même, hors de notre contrôle et terminale, à l’image de toutes les autres crises que nous connaissons? Le moins qu’on puisse dire, très charitablement et très modérément, c’est que tous les indices vont dans ce sens.
On voit que le débat sur les guerres actuelles et les guerres futures, sur la nécessité de conserver des programmes de hautes technologies pour les grands conflits à venir (on ne sait jamais, dit l’expert prudent et bien rémunéré), sur l’affirmation contraire que de tels conflits sont improbables sinon dépassés, tout cela paraît bien dérisoire et accessoire à côté de la question centrale de la crise du technologisme. Nous en sommes à nous interroger sur le fondement des choses qui constituent la charpente de notre civilisation.
Sommes-nous arrivés au point de rupture? Avons-nous passé le pic de développement des technologies et, surtout, de leur intégration pour les rendre utiles et fonctionnelles, pour entamer la pente de plus en plus forte où les travers du technologisme auraient pris le pas sur les avantages, et accélérant prodigieusement dans le sens de la paralysie et de l’impuissance? On observera que cela correspond au mouvement général du Progrès (majuscule nécessaire) qui, partout, semble de plus en plus avoir passé son pic de rentabilité et d’efficacité pour se précipiter vers l’autre versant de l’inefficacité, avec des conséquences catastrophiques en cascade, qui conduisent ce versant vers un à-pic. Dire cela, c’est donner l’exacte définition de notre crise de civilisation, lorsque la puissance extrême commence à se transformer en impuissance extrême; le chemin inverse du raisonnement nous conduit à juger comme normal que toutes les activités de la civilisation soit touchés, à commencer par le technologisme.
L’intérêt des nouvelles signalées est qu’elles semblent indiquer que cette crise commence à être réalisée, dans ses effets les plus indirects, au niveau de l’opérationnalité la plus triviale comme au niveau de l’utopisme le plus irréaliste des systèmes bureaucratiques. A l’idée générale de l’idéologie libérale et du progrès qui enseigne l’importance du temps présent, au détriment du passé qui est jugé comme maîtrisé et dont l’enseignement est jugé comme dépassé, et selon l’axiome que l’avenir est quasiment contenu dans le temps présent en cours de développement à cause de la maîtrise absolu du progrès et du technologisme, on passe à l’idée générale que le temps présent est devenu insupportable et qu’il vaut mieux se cantonner, selon ce qu’on en a et selon ses préoccupations immédiates, dans l’enseignement du passé ou dans l’utopie de l’avenir lointain. Cela implique une mise en cause fondamentale de la conception générale du Progrès, et du technologisme qui en est son expression la plus puissante; en effet, le technologisme implique, après la rupture originelle qu’il a lui-même réalisée, une maîtrise absolue de son déroulement et de son avancement, donc une absence de rupture avec les temps annexe au profit de leur maîtrise pour en faire ce qu’il importe d’en faire – on range le passé au rayon des accessoires après l’avoir contrôlé et l’avoir jugé dépassé, on maîtrise l’avenir qui se trouve en devenir dans le temps présent.
C’est le contraire qui se passe. Voilà que les acteurs eux-mêmes du technologisme, et les acteurs les plus habitués à se prosterner devant lui et à reconnaître son idéale perfection, les généraux en l’occurrence, organisent dans leurs appréciations et leurs planifications une rupture avec le temps présent pour tenter de sauver leurs tristes meubles, soit par une “fuite en arrière” (vers l’opérationnalité du passé), soit par une “fuite en avant” (vers l’utopie de l’avenir). C’est bien un signe puissant des temps, c’est-à-dire de la crise qui secoue le technologisme jusque dans ses tréfonds. Aucun de ces “scélérats” postmodernistes (Maistre adapté à notre triste époque) n’est convié à réaliser le fondement de la crise dont il prend involontairement la mesure, mais chacun d’eux est conduit à participer à la déconstruction du système qui abrite sa conception du monde.
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