L’“affaire JSF” est-elle trop importante pour être laissée aux généraux ?

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L’“affaire JSF” est-elle trop importante pour être laissée aux généraux ?


7 mars 2006 — Nous extrayons quelques lignes d’un texte de Jane’s Defence Industry daté du 1er avril 2006. Le texte reproduit des déclarations du secrétaire d’État à la défense de Norvège Espen Barth Eide. La Norvège a une position très dure à propos de son engagement dans le JSF et se trouve actuellement dans un processus d’évaluation de sa participation dans le programme.

Voici ces quelques lignes, auxquelles nous nous attachons parce qu’elles sont véritablement révolutionnaires :

« “If you ask our air force, you know exactly which answer you will get: they want the JSF. Given their long history of buying US aircraft and of training and operating closely alongside the US Air Force, that is perfectly understandable. But this programme is of such magnitude that the decision really should not be left to the generals alone,” Barth Eide stressed. »

L’homme politique désigne avec cette phrase un point central, non seulement de l’“affaire JSF” mais, d’une façon générale, de la situation d’allégeance européenne vis-à-vis des USA dans le domaine des structures et des conceptions militaires. Il décrit ce qui pourrait n’être désigné que comme un “ état d’esprit” ; l’expression ne doit pourtant pas dissimuler l’importance du phénomène et l’importance considérable de ses effets. Cette attitude des généraux norvégiens, qu’on retrouve dans la plupart des pays secondaires de l’OTAN (au Danemark, aux Pays-Bas, au Portugal, en Italie, etc.), perdure depuis les origines de l’alliance occidentale. Elle a soumis la stratégie de ces pays avec ce qui en découle, — les choix de matériels (américains), les structures militaires, les choix stratégiques et, au bout du compte, les choix politiques, — à la ligne générale des Etats-Unis. Pendant des décennies, elle a été indiscutablement justifiée aux yeux des mondes politiques correspondants, par la puissance, — vraie ou supposée, — de l’adversaire communiste, par la description apocalyptique des effets de toute politique n’impliquant pas une opposition sans la moindre hésitation ni concession à cet adversaire. Ce dernier point plaida massivement, on le comprend, en faveur des liens politiques et militaires serrés avec les États-Unis.

La durée et la puissance de ces positions implicites mais constantes des militaires sont d’autant plus grandes que la structure militaire reste en place et présente en général une grande continuité conformiste, nécessairement pro-américaniste, de sa position politique. Le monde politique est soumis aux aléas des élections et des changements d’orientations qui en découlent, à son absence de capacités techniques. Il n’a d’autre issue que de s’en remettre à la stabilité de son establishment militaire pour énoncer sa politique de sécurité, dont il approuve d’ailleurs l’orientation générale.

Le résultat a été une influence de facto très forte de la position des militaires lorsqu’il s’agit de l’essentielle politique de sécurité. Jusqu’en 1988, toutes les déclarations d’investiture (dite “de politique générale”) de n’importe quel gouvernement belge commençait, sur le chapitre de la sécurité, par la phrase définissant sa politique de sécurité avec ces quelques mots : “la Belgique respectera ses engagements de membre de l’OTAN”. Jusqu’à cette période commençant en 1988, on aurait pu réduire le chapitre de la politique de sécurité à cette seule phrase.

(Dans les déclarations d’investiture des gouvernements belges, l’Europe était mentionnée en seconde position à partir du début des années 1970 ; depuis 1988, l’Europe a pris la première position. Mais la Belgique est un cas à part dans ces “pays secondaires”, comme on a pu le voir en 2003 lorsqu’elle s’est retrouvée aux côtés de la France et de l’Allemagne contre la guerre en Irak. Elle a parfois subi l’influence de la France. Pour les autres “pays secondaires”, auxquels il faut ajouter les pays de l’Est, l’OTAN est restée plus longtemps en première place. Aujourd’hui, il y a du flottement.)

Mis à part les “grands pays” européens (essentiellement la France et le Royaume-Uni, — l’Allemagne étant un cas ambigu, avec une partie importante de sa politique de sécurité qui suit la même tendance que les pays secondaires), les pays secondaires ont la particularité d’une très faible souveraineté nationale. Leurs choix de politique sont plutôt des choix sous la force de l’influence. (Dans le cas du Royaume-Uni, même si les engagements sont pro-américains à l’extrême, le processus est différent. Il s’agit d’une politique nationale élaborée, délibérée et très consciente. Qu’on goûte le paradoxe d’une politique nationale aboutissant le plus souvent à la négation de la souveraineté, comme dans le cas du JSF justement, n’empêche pas d’admettre que cette politique est effectivement un acte national et politique et nullement la résultante d’influences diverses.)

Pour cette raison de la prépondérance de l’influence et de l’absence de souveraineté, les dirigeants militaires ont eu le poids qu’on relève ici parce que leur stabilité et leur réputation d’expertise nourrissent une très forte influence. Il s’agit d’un “corps social” très internationaliste, avec des liens suivis, institutionnels et personnels, avec les autres establishment militaires des pays de l’OTAN, et principalement avec les Américains. Cette référence quasiment “patriotique” (à l’OTAN) rend ces milieux au moins aussi proches de leurs réseaux atlantistes, et surtout américains, que de leur fidélité nationale. Chez beaucoup, il n’y a d’ailleurs aucune contradiction : il suffit de faire s’équivaloir le patriotisme national avec le “patriotisme otanien”, opération relativement aisée.

Ces liens d’influence entraînaient et entraînent des choix de matériels, avec les liens socio-professionnels qui vont avec et le renouvellement d’influence qui en découle (la chose fonctionne comme un système de vases communicants, en se renforçant elle-même). Il s’agit de situations concrétisées par des faits bien réels, entretenant leur vigueur et leur fécondité : visites, rencontres, réunions, aides personnelles pour des reclassements professionnels, etc. Tout cela va évidemment, et comme naturellement, dans le sens américain et des intérêts américains. On ne mesurera jamais assez le poids formidable de cette situation dans les choix politiques de ces pays secondaires.

Si l’on a tendance à écrire un peu sur le mode du passé, c’est que cette situation, si elle existe encore, est en pleine crise. C’est dans ce contexte qu’on mesure la portée de la phrase qui sert de prétexte et d’introduction à cette réflexion. La mise en cause du poids des militaires dans une affaire comme celle du JSF, dans un pays comme la Norvège, est un acte révolutionnaire, pas moins. Non pas nécessairement (on l’ignore) que Espen Barth Eide soit un fou révolutionnaire, mais parce que la situation pousse à une telle prise de position. On mesure à cette sorte de circonstances les avantages extraordinaires que les Américains sont en train de perdre à cause de leur politique, car c’est bien leur politique depuis le 11 septembre 2001 qui est la cause essentielle de cette évolution.

Il s’agit d’un autre aspect qui fait du JSF une affaire si importante. C’est à son propos et à cette occasion que cette situation de réseaux et d’influence peut essuyer un coup majeur de déstabilisation pouvant mener à sa propre déstructuration. La dernière phrase de Espen Barth Eide est vraiment à double sens, dans l’interprétation qu’on en peut faire, mais aussi, peut-être, dans l’esprit même de celui qui l’a dite : « But this programme is of such magnitude that the decision really should not be left to the generals alone. » …

“Le JSF est une affaire trop importante pour être laissée aux seuls généraux” ? Un tel jugement, avec la charge explosive évidente de son ambiguïté selon qu’on l’interprète du point de vue militaro-budgétaire ou du point de vue politique, n’aurait pas été prononcée il y a six ans, avant le 11 septembre et avant les conséquences profondes du 11 septembre. Les engagements des Européens dans la première phase (développement) du JSF, en 2001 et au printemps 2002 se firent sans réel débat, comme une lettre à la poste. C’était bien l’affaire des généraux. Manifestement, ce temps-là est en train de passer et cette situation en place depuis un demi-siècle est directement contestée. C’est encore un signe de l’importance révolutionnaire et de l’importance politique fondamentale du programme JSF et du débat qu’il suscite.