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1238Nous avons déjà signalé cette remarquable étude de Immanuel Wallerstein, dans Foreign Policy juillet-août, avec le titre évocateur de « The Eagle Had Crash Landed ». Wallerstein commence son étude par une appréciation de circonstance qui est, aujourd'hui, largement démentie par les faits et les commentaires courants. Étrange de présenter comme une vertu une erreur au départ d'une analyse ou de signaler une erreur pour l'ouverture d'une analyse dont on va dire du bien. C'est un tribut à la rapidité de l'évolution des choses dans notre temps historique, parce que nombre de choses qui sont dissimulées par la machinerie de la communication se dévoilent brusquement ; c'est aussi un tribut à la paradoxale lucidité de notre auteur.
« The United States in decline? Few people today would believe this assertion », — voilà comment commence le texte ; or, il se trouve que Wallertstein a tort, pour ce moment précis où des gens vont lire et lisent son texte (il avait raison lorsqu'il l'a écrit, en mars-avril) ; et il se trouve qu'il a raison sur le fond des choses par conséquent puisqu'il était, dès alors, l'un des few qui croyaient déjà au déclin. (Voir, par exemple, comme manifestation de cette nouvelle façon d'apprécier la position américaine, la chronique de Adrian Hamilton dans The Independent du 5 juillet, dont le titre est : « We are watching the decline of American power ». Chronique d'autant plus intéressante qu'elle ne trace pas un tableau optimiste, par exemple pour la situation européenne. Le constat du déclin américain n'en est que plus objectif.)
Les choses sont différentes en juillet qu'elles n'étaient en mars-avril. La crise du capitalisme, le capitalisme-escroc, à-la-Enron, a précipité la situation. En quelques semaines, depuis qu'Enron a été confirmé par WoldCom, Xerox, etc, le scandale quasiment inaperçu de janvier s'est transformé en crise majeure, et une crise de confiance. Paul Krugman, autre adepte de cette école du déclin modernisée de la perversité de la décadence, avait raison. Tout cela nous permet d'aborder la thèse de Wallerstein avec d'autant plus d'intérêt, les événements venant confirmer le raisonnement le temps de la publication.
La thèse de Wallerstein est fort bien résumée par le ''chapeau'' d'introduction de son texte de Foreign Policy. Résumé, dans tous les cas, pour le temps présent, d'une façon qui pouvait paraître iconoclaste à la réflexion conformiste il y a quelques semaines, qui le paraît moins aujourd'hui, qui nous donne une mesure du fondement de l'approche de l'auteur. Wallerstein n'hésite pas, et il ne craint pas le paradoxe par bonheur, de remettre à sa place l'imagerie officielle. Cela donne ceci, où se trouve effectivement résumée la question essentielle aujourd'hui si l'on accepte la thèse de l'auteur, la seule question qui importe à propos du soi-disant Empire (« to fade quietly ... or ... decline into a rapid and dangerous fall? ) :
« Pax Americana is over. Challenges from Vietnam and the Balkans to the Middle East and September 11 have revealed the limits of American supremacy. Will the United States learn to fade quietly, or will U.S. conservatives resist and thereby transform a gradual decline into a rapid and dangerous fall? »
Le texte de Wallerstein vient à point, à ce moment où se développent divers événements, la crise du corporate system américain en particulier, les évidences du blocage bureaucratique également, l'affaiblissement et la stagnation de plus en plus inquiétantes de la guerre contre le terrorisme, la perspective d'une guerre contre l'Irak vue de plus en plus comme une bataille suprême et paradoxalement presque défensive de deux hommes qui ont fini par mettre, par des chemins différents, le destin de leur carrière à la mesure du destin de cette bataille bien à l'image du temps. (Les deux hommes : GW bien sûr, mais aussi Tony Blair, seul contre presque tous dans son royaume.) Ces événements mettent en évidence combien les analyses conformistes et impératives sur le soi-disant triomphe de la puissance américaine dont nous avons été bombardés et saturés (avec une technologie de précision) depuis le 11 septembre peuvent à juste titre être mises en cause, et mises en cause de façon absolument radicale, c'est-à-dire par leur exact contraire.
Ce texte intervient d'une façon et à un moment où l'on pourrait penser que pourrait se développer un débat sur la question de savoir si l'Amérique est ou n'est pas entrée dans une période de déclin. Mais ce débat est inutile. Il a déjà eu lieu, à diverses occasions. Il a eu lieu en 1968-69, au moment de la crise intérieure à propos du Viet-nâm, en 1974-75, au moment du Watergate, en 1979-80, lorsque la présidence Carter s'abîma dans des revers sans nombre et une épouvantable humeur de renoncement ; en 1986-88, autour de la thèse de Paul Kennedy (Rise and Fall of the Empires), qui nous valut même un néologisme (les ''déclinistes'', ou partisans de la thèse du déclin) ; en 1992-93, lorsque la présidence de George Bush le premier s'abîma dans les abîmes des sondages suivant l'ivresse de la guerre du Golfe ; en 1998, lorsque le scandale Clinton-Lewinsky sembla ébranler l'édifice constitutionnel US ; lors des élections de novembre 2000 ou autour de l'attaque du 11 septembre 2001 ... En réalité, ce débat ne nous a plus quittés depuis un quasi-tiers de siècle. Cette chronologie se retrouve dans la thèse de Wallerstein, qui fait débuter le déclin de la puissance américaine, formidablement amassée et concentrée à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, au Viet-nâm.
Wallerstein, qui a le mérite de tracer les grandes tendances historiques pour conforter sa thèse, trace une ligne suivie depuis le Viet-nâm, la ligne d'une pente continue de la puissance américaine. Wallerstein repousse des interprétation qui nous furent présentées comme autant d'évidences impératives, — autant celle du ''reaganisme'' triomphant relevant l'Amérique après l'affaiblissement des années 1970 pour conclure victorieusement la Guerre froide ; autant celle de la ''seule superpuissance'' ou de l'''hyperpuissance'' des années 1990. Wallerstein ne s'encombre pas des appréciations relatives des autres, des autres soi-disant acteurs des relations internationales (le fait que les USA paraissent aujourd'hui aux autres pays plus puissants qu'ils ne parurent auparavant). Il mesure la puissance américaine par rapport à elle-même et diagnostique un déclin continu. C'est le bon sens même, alors qu'aujourd'hui les USA peinent à rassembler 200.000 hommes pour attaquer l'Irak (s'ils le font, si l'attaque a lieu comme on le prévoit aujourd'hui, en janvier-février 2003, il leur aura fallu 18 mois pour réunir cette force) ; tandis qu'ils réunirent près de 600.000 hommes en six mois, en 1990-91, pour la guerre du Golfe de Bush-le-père.
La thèse de Wallerstein est que l'hégémonie américaine est en déclin depuis la guerre du Viet-nâm, pour plusieurs raisons, —
• parce que cette guerre a fortement miné la puissance économique américaine et l'a lancée dans des tendances perverses dont elle ne s'est plus départie, commençant à éroder sérieusement la position de domination économique US de l'après-guerre ;
• parce que cette guerre a fortement contribué à détruire la position de supériorité morale mythique de l'Amérique au travers de son orientation libérale-progressiste suivie depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la rendant extrêmement vulnérable aux accusations d'impérialisme renforcées aujourd'hui par celles de militarisme ;
• parce que cette guerre a rouvert au grand jour les affrontements intérieurs américains entre diverses tendances (conservateurs et libéraux, bellicistes et anti-guerres, interventionistes et isolationnistes, etc), — des affrontements qu'on retrouve aujourd'hui, sous-jacents ou bien à propos de problèmes de société, en plus des questions de politique de sécurité nationale.
Le Viet-nâm a constitué le détonateur d'un processus exposant le déclin de l'Amérique sur trois fronts : sa position de domination économique du monde, sa position d'influence politique et ''vertueuse'' du monde (l'idée de l'Amérique meneuse et inspiratrice du ''monde libre''), sa position d'une nation soudée par une unité très forte. (Sur ce dernier point, on notera combien la soi-disant unité restaurée le 11 septembre est factice et s'en tient aux signes extérieurs de l'unité, comme le drapeau. Les tensions sociales, économiques et éthiques persistent et peuvent s'exacerber au moindre des propos. A cet égard, l'élection de novembre 2000 est bien plus significative que ce qui a suivi le 11 septembre 2001.)
Il faut relever chez Wallerstein des passages particulièrement intéressants, du point de vue historique. C'est, notamment et peut-être principalement, l'un des points forts de son analyse : une mise en perspective de la thèse du plus haut intérêt. On retiendra essentiellement deux de ces points.
• Le premier de ces points, c'est d'avoir fait démarrer la dynamique expansionniste (en réalité, pan-expansionniste) de l'Amérique autour de 1865-1870, après la Guerre Civile et au coeur d'un mouvement d'expansion économique et capitaliste (le Gilded Age) d'une puissance sans précédent ; et de l'avoir placée parallèlement au pan-expansionnisme allemand (pangermanisme), les deux mouvement évoluant jusqu'à s'affronter dans la première moitié du XXe siècle. La vision est extrêmement ''américanisée'' et devrait être nuancée, si l'on voulait la compléter d'une vision européenne du phénomène. Elle a pourtant le mérite de proposer une nouvelle appréciation des forces en action à cette charnière essentielle XIXe-XXe.
« The rise of the United States to global hegemony was a long process that began in earnest with the world recession of 1873. At that time, the United States and Germany began to acquire an increasing share of global markets, mainly at the expense of the steadily receding British economy. Both nations had recently acquired a stable political base—the United States by successfully terminating the Civil War and Germany by achieving unification and defeating France in the Franco-Prussian War. From 1873 to 1914, the United States and Germany became the principal producers in certain leading sectors: steel and later automobiles for the United States and industrial chemicals for Germany.
» The history books record that World War I broke out in 1914 and ended in 1918 and that World War II lasted from 1939 to 1945. However, it makes more sense to consider the two as a single, continuous “30 years’ war” between the United States and Germany, with truces and local conflicts scattered in between. The competition for hegemonic succession took an ideological turn in 1933, when the Nazis came to power in Germany and began their quest to transcend the global system altogether, seeking not hegemony within the current system but rather a form of global empire. Recall the Nazi slogan ein tausendjähriges Reich (a thousand-year empire). In turn, the United States assumed the role of advocate of centrist world liberalism—recall former U.S. President Franklin D. Roosevelt’s “four freedoms” (freedom of speech, of worship, from want, and from fear)—and entered into a strategic alliance with the Soviet Union, making possible the defeat of Germany and its allies. »
• Le second de ces points à retenir concerne la fin de la Guerre froide et la chute de l'URSS. Wallerstein repousse absolument la thèse officielle selon laquelle Reagan et le réarmement qu'il lança imposèrent à l'URSS un effort économique insupportable, qui mena à l'effondrement des années 1986-89. [(1) — Voir en fin d'analyse une remarque à ce propos.]
« While the United States wasn’t watching, the Soviet Union was collapsing. Yes, Ronald Reagan had dubbed the Soviet Union an “evil empire” and had used the rhetorical bombast of calling for the destruction of the Berlin Wall, but the United States didn’t really mean it and certainly was not responsible for the Soviet Union’s downfall. In truth, the Soviet Union and its East European imperial zone collapsed because of popular disillusionment with the Old Left in combination with Soviet leader Mikhail Gorbachev’s efforts to save his regime by liquidating Yalta and instituting internal liberalization (perestroika plus glasnost). Gorbachev succeeded in liquidating Yalta but not in saving the Soviet Union (although he almost did, be it said). »
Comme c'est logique, Wallerstein termine sa thèse en revenant à la question que nous avons signalée en introduction. Il joue le jeu et la laisse sans réponse. Il nous semble pourtant qu'il doit pencher pour une réponse pessimiste.
Le 11 septembre et l'accès que cet événement a donné à l'influence des super-durs (faucons) de l'équipe GW semblent laisser présager que le déclin américain se fera plutôt dans le mode agité (« U.S. conservatives [will] transform a gradual decline into a rapid and dangerous fall »). L'extraordinaire position de marginalisation d'un personnage comme Colin Powell, tout désigné pour être un de ces hommes capables d'aider à un déclin plus contrôlé et plus mesuré, mesure effectivement la réalité de la puissance des extrémistes.
Cette radicalisation serait bien dans la logique américaine et, en général, dans la logique des entreprises expansionnistes d'une telle ampleur et d'une telle ambition, et accompagnée de telles illusions, qu'est l'entreprise américaine ; c'est la tendance à se radicaliser lorsque le déclin se profile et menace, produisant ainsi un effet d'auto-alimentation (la radicalisation pour stopper le déclin, en réalité accélère ce déclin), avec les remous violents qui l'accompagnent.
(1) L'appréciation de Wallerstein sur le point de l'effondrement de l'Union Soviétique est important. Il réfute une thèse, elle-même importante par l'utilisation qui en est faite, comme argument pour diverses politiques qui continuent à être menées, notamment au niveau de la production des armements. Nous proposons, également en commentaire du texte du Wallerstein, un extrait du livre Le monde malade de l'Amérique, de Philippe Grasset, publié en 1999 ; il s'agit d'une note à l'introduction du livre, qui concerne cette thèse de l'effet décisif de l'effort d'armement US sur l'économie de l'URSS.
« L'appréciation classique est que l'effort d'armement de Reagan (la SDI essentiellement, ou ''Guerre des étoiles'') a obligé l'URSS à suivre, et amené son effondrement. La thèse vint des milieux conservateurs américains (Richard Perle, Kristoll, etc.), mais elle est aujourd'hui servie presque unanimement en Occident. Elle permet de réchauffer avec ponctualité l'argument structurel des dépenses massives du Pentagone (face à d'autres éventuels ''ennemis''). Elle a pour premier but historique de justifier rétrospectivement l'effort américain de 1981-85, qui fut la cause conjoncturelle principale du déficit et du chaos budgétaire américain des années qui suivirent. Trois choses nous en font douter :
» (1) l'économie soviétique se caractérisait non par sa faiblesse ou sa force en termes occidentaux, mais par son irréalité. La fabrication d'armement n'était pas un choix pesant pour l'économie, c'était la structure même du fonctionnement ''non-économique'' de l'URSS. Certains aménagement massifs mais statistiquement non reconnus (par exemple, le marché noir faisant 20% du volume des échanges) permettaient à la population de vivre. La thèse selon laquelle l'économie soviétique a été ''étouffée'' (par son propre effort) nous paraît inappropriée : si elle avait continué comme elle faisait dans les années soixante et soixante-dix, c'est-à-dire en augmentant indéfiniment la production d'armements par ailleurs inemployés et déficients, elle aurait continué à les empiler sans autre forme de problème, et les lois de l'économie n'auraient pas été écornées puisqu'il n'y en avait pas ; le commerce occidental avec l'est, trop intéressant pour les capitalistes, aurait continué à faire l'appoint.
» (2) Il y a eu une volonté de réforme interne à l'URSS, mais elle est née dans l'armée (qui voulait une meilleure qualité des technologies) puis dans les sphères du KGB (Andropov, dont Gorbatchev était proche), à la fin des années mil neuf cent soixante-dix, bien avant la SDI de Reagan. Bientôt (en 1981-82, toujours avant la SDI) fut fait le constat global de la complète irréalité, et de l'inefficacité en termes de qualité de production et de production même, de l'économie soviétique.
» (3) Tout aussi rapidement devant la situation d'irréalité, certains dirigeants admirent que la réforme ne pourrait être qu'économique, qu'elle devrait d'abord être politique (cela fut dit à Leslie Gelb par le maréchal Ogarkov, alors chef d'état-major général soviétique, lors d'un entretient en mars 1983 à Genève, quelques jours avant que Reagan ne fasse son discours sur la SDI). On aurait pu déjà comprendre que Gorbatchev privilégierait la glasnost sur la perestroïka, parce que c'était d'elle qu'on pouvait attendre le changement (politique) amenant les modifications économiques, que cette glasnost devrait donc être une sorte de ''révolution culturelle'' où le citoyen et le cadre du Parti seraient invités à faire pression sur la nomenklatura bureaucratique pour exiger une meilleure gestion de l'économie, et donc une réforme fondamentale. Les analystes américains (et européens pour suivre fidèlement) continuent à expliquer l'effondrement soviétique par désorganisation d'une économie évident dès 1986-87, par des décisions de dépenses massives en URSS (pour contrer le programme SDI américain lorsqu'il commença à se concrétiser) qui n'auraient pu être prise qu'en 1984-85 au mieux, et plus raisonnablement en 1985-86. C'est un peu rapide chronologiquement pour l'économie d'une Menace de la taille de l'URSS, en tout cas d'après ce qu'on nous en servit, et un peu court pour le raisonnement. L'effondrement de l'économie soviétique nous paraît être plutôt dû à la modification des comportements suscitée par la glasnost, entraînant désorganisation puis désordre, en même temps qu'apparaissait l'irréalité économique et politique du monde soviétique : cela peut effectivement être obtenu en un temps très court, au contraire d'un effondrement sous la pression budgétaire. »