L’Afghanistan est devenu un désordre US

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L’éviction du général McKiernan, chef des forces US et de l’OTAN en Afghanistan, qui apparaît désormais comme un véritable et brutal limogeage, constitue à l’analyse une crise profonde au sein de l’establishment militaro-politique du Pentagone, dépassant les premières évaluations qu’on pouvait en donner. L'aspect conjoncturel d'une mesure à la suite de l'énorme “bavure” contre des civils afghans apparaît désormais comme un argument de circonstance de plus pour justifier le limogeage. Une source US indépendante proche des affaires militaires, commentant ce qui est désormais effectivement un limogeage brutal et une crise du système militaire US, commentait que l’Afghanistan «is now a total US mess, not a Pakistan or a taliban mess»

Un article de Time Magazine, du 12 mai 2009, rend bien compte de cette interprétation d’une crise au sein du Pentagone et au sein de l’appareil militaro-politique US. La comparaison qu’il choisit est significative, en offrant l’équivalence, pour ce qu’il implique de désaccords internes, avec le limogeage du général McArthur par Truman en 1952, – le plus grave désaccord entre l’autorité civile et le commandement militaire depuis les heurts durant la Guerre de Sécession entre Lincoln et ses généraux: «But Monday's action was more momentous: it marked the first time a civilian has fired a wartime commander since President Harry Truman ousted General Douglas MacArthur in 1951 for questioning Truman's Korean War strategy.»

L’article décrit les conditions et les circonstances de ce qui se confirme comme étant un limogeage, puisqu’il semble bien que la carrière de McKiernan soit terminée. Il est reproché à McKiernan de n’avoir rien fait sur le terrain dans le sens de l’initiative et de l’innovation, alors que c’était sa mission, mais d’en être resté à une plainte constante que ses demandes de troupes supplémentaires n’étaient pas rencontrées. Les critiques portent aussi sur l'organisation des forces US, leur logistique, leur déploiement. De tels commentaires, qui représentent une version édulcorée mais assez juste des analyses les plus fouillées de l’événement, mesurent l'intensité du climat.

»Gates took pains on Monday to avoid criticizing McKiernan. He told the four-star general that his Army career was effectively over during a face-to-face meeting in Afghanistan last week. “This was a kick in the teeth, but McKiernan took it extraordinarily well,” a senior Pentagon official said. Other military officials were less courteous. "I still can't figure out why they put an armored guy with no Afghan experience in charge,” one said. A second senior official said, “Dave McKiernan is clearly part of the Army's old guard — he led troops in [1991's] Desert Storm, for pete's sake. But if things were going better over there, he'd be staying.”

»Gates has long demonstrated an impatience with wartime commanders who passively wait for the military hierarchy to give them what they need. He was stunned by the military's foot-dragging when he ordered additional armored vehicles and drone aircraft to the Afghanistan and Iraq wars. Even though McKiernan's dismissal had been in the works prior to Gates' trip to Afghanistan last week (Mullen warned McKiernan two weeks ago that it was coming), Gates was incensed by some of what he witnessed during that visit. Several troops complained that they lacked basic gear after arriving in Afghanistan. “It is a considerable concern to me,” he said on May 7, brushing off a suggestion that the Taliban or the priority given to Iraq were to blame for the Afghanistan shortfalls. “It's more, really, a logistical challenge than it is anything else,” Gates said. That, one of the Defense chief's top aides said, is an unacceptable failure in a theater of war. “McKiernan never quite figured out how to ensure that he would succeed – he was still too dependent on the organization coming to his rescue,” the aide said. “Sadly, this institution doesn't always do that.”»

Ainsi décrite et avec l’arrière-plan qu’on connaît en général (importance de la guerre en Afghanistan pour l’administration Obama dans cette période précise, position de Gates au sein du Pentagone avec de multiples conflits internes en cours), l’affaire McKiernan prend du poids. L’analogie MacArthur-Truman a ses limites. D’une part, cette crise fut plus grave car il s’agissait d’une véritable insubordination (de MacArthur) qui frisait la tentative de mise en cause du pouvoir civil, d’autre part elle avait une dimension politique et spectaculaire qui, dans un sens, atténuait ses conséquences institutionnelles; Mac Arthur était isolé dans ses ambitions, il avait contre lui toute la hiérarchie militaire (y compris le Joint Chief of Staff) et il était de facto hors des structures militaires à cause de son prestige et de sa position assez indépendante (représentant US au Japon, sorte de “Vice-Roi” du pays conquis), autant que de son caractère “impérial” et bien souvent impératif. L’affaire MacArthur-Truman concernait un homme de très grand poids mais un homme seul.

L’affaire McKiernan concerne un homme d’infiniment moins de poids et de stature mais par contre il s’agit d’un produit du système, complètement dépendant du système et, par conséquent, l'affaire concerne le dysfonctionnement structurel de ce système. Le système militaire US actuel est incapable de produire des chefs pouvant remplir leur tâche. (Cela vaut aussi pour Petraeus, ce pur général de relations publiques; le délitement actuel de son “miracle” irakien de 2007-2008 montre aujourd’hui sa facticité. Patraeus a d’ailleurs complètement viré de bord depuis l’arrivée d’Obama, s’alignant sur les nouvelles orientations sans broncher, – notamment en étant le premier à plaider pour un accord avec l’Iran.)

Les points à garder à l’esprit sont les suivants:

• C’est Gates lui-même qui a voulu la tête de McKiernan, après avoir constaté l’état absolument déplorable de l’organisation de guerre US en Afghanistan. Les talibans n’ont pas besoin de faire un grand effort pour mener la barque, le système militaire US se suffit à lui-même. La stature de Gates grandit encore (et aussi la confiance que lui fait Obama), d’autant que les chefs militaires, Mullen en premier, le suivent à fond. A l’inverse, Gates se trouve d’autant plus impliqué dans la colossale bataille bureaucratique au sein du Pentagone, sa bataille pour une réforme du système bureaucratique du budget et des acquisition se trouvant désormais prolongée et élargie dans une bataille contre le fonctionnement opérationnel de l’outil militaire US complètement à la dérive. (Le choix du successeur de McKiernan ne semble d’ailleurs rien résoudre. Il y a beaucoup de critiques contre le général McChrystal, l’étrangement nommé.)

• La question stratégique de l’Afghanistan connaît elle aussi ce phénomène de “contraction”, selon notre schéma favori. Elle tend, avec cette affaire, à quitter le terrain général où prédominaient les critiques US contre les alliés qui ne “font pas assez”, pour se replier sur le terrain interne, – ici, la crise du Pentagone et la crise de la puissance militaire US. La liquidation de McKiernan n’est pas une mesure rationnelle et presque de routine pour remplacer un général qui n’a pas la stratégie appropriée mais une mesure d’urgence pour liquider un général qui n’a pas su contrôler le désordre de Moby Dick transporté en Afghanistan, un homme qui n'a pas su limiter le désordre du Pentagone et en fait l'a favorisé. La crise afghane devient de plus en plus interne alors que le but de l’administration Obama est de l’extérioriser le plus possible, en augmentant une action supposée efficace, pour en être quitte le plus vite possible. L’affaire McKiernan est en train de nous montrer ce fait extraordinaire que huit ans de guerre US en Afghanistan n’ont réussi qu’à exporter en Afghanistan le désordre US, et nous assistons à ce “coup de fouet en retour” (“blowback”) original, avec cette intrusion du désordre US en Afghanistan dans les affaires intérieures du système washingtonien.


Mis en ligne le 14 mai 2009 à 09H31