L’Afghanistan et le “parler vrai” on/off the record

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On parle assez tristement en ce moment des perspectives que nous ménage l’Afghanistan. Le vénérable Frank Carlucci, vieux routier de la CIA des années congolaises (circa 1960, autour de la liquidation de Lumumba) reconverti dans le conglomérat Carlyle, ou ce qu’il en reste, s’est exclamé en martelant ses mots d’un dentier allègre: «Je me fous que cela prenne encore 10 ou 20 ans, mais nous ne pouvons nous permettre de laisser tomber l’Afghanistan», – sous-entendu mais dit explicitement: parce que l’OTAN y laisserait sa peau. C’est Arnaud de Borchgrave qui nous en instruit, à partir d’un séminaire auquel il a assisté, dans une analyse pour UPI du 28 mars. Puis Borchgrave précise suavement:

«Most of the European members of NATO, while professing solidarity with the United States and NATO over Afghanistan and conceding that it's a make-or-break issue for the trans-Atlantic alliance, are not prepared to stay more than another two years, maximum three.»

Tout cela n’est pas précisément nouveau. Chacun connaît les conditions de la bataille en cours en Afghanistan, et le sort de l’OTAN lui est tellement lié, par nécessité de mobilisation médiatique des alliés de l’OTAN autant, sinon plus que par les conditions objectives de la situation, qu’on va finir par croire que l’OTAN y joue réellement son existence. Une telle croyance finit par créer la réalité, dans notre époque où la réalité se fabrique au gré des déclarations qui tendent à lui donner l’apparence qui nous importe. Par conséquent, effectivement le sort de l’OTAN est en jeu. Il faudra en tenir compte.

Mais arrêtons-nous à un détail que mentionne Borchgrave. Il parle de la production d’opium en Afghanistan, précisant qu’elle atteint aujourd’hui 8.300 tonnes par an, assurant les deux-tiers du produit national brut du pays. (Voilà une bonne nouvelle économique, à l’actif de la mission dite de “nation-building” de l’OTAN. La mission donne des résultats.) Puis il en arrive à l’anecdote qui nous intéresse, toujours extraite du séminaire en question:

«Speaking not for attribution about the Afghan narcotics crisis, an Afghan “strategic thinker” said recently the situation was under control and getting better from year to year – whereupon he was interrupted by a journalist who said he had heard from the intelligence community that almost every minister in President Hamid Karzai's government was “on the take, and if not the minister, his No. 2 or 3 on the minister's behalf, and that ministers were careful to keep their U.S. visas up-to-date in case a hurried exit was suddenly required.” The nonplused Afghan smiled, then said, “I thought this was on the record.” Advised that it was “off the record,” he confirmed everything the journalist had just said.»

Cet épisode contient les éléments adéquats et suffisamment explicites pour nous convaincre de la façon dont fonctionne l’information concernant l’Afghanistan, dans le cadre de l’OTAN comme l’a très bien compris l’interlocuteur afghan que cite Borchgrave. Il s’agit ici d’un séminaire, où l’information va vers la presse. Le même processus, à des degrés différents de dissimulation ou d'aménagement de la réalité fonctionne également entre les différentes autorités, les différentes nations, les différents services.

L’OTAN, dans toutes les opérations où est engagée cette organisation, est à cet égard le stéréotype absolu de cette sorte de manipulation de l’information dans tous les sens et à des degrés divers selon les sources et les destinataires, parce que l’OTAN regroupe une coalition contrainte, dont le but n’est pas dans les opérations menées mais dans le lien que cette organisation établit entre ses membres et les USA. Ce qui compte, ce sont les diverses satisfactions affichées des bureaucraties impliquées, celles des attachés de presse, etc., beaucoup plus que les résultats des opérations elles-mêmes, pour pouvoir assurer que l'OTAN fonctionne bien. Il y a beau temps que l’OTAN est maîtresse dans cette sorte de désinformation et de virtualisme (voir la guerre du Kosovo).

Le problème de cette méthode d’un “double langage” multiplié à l’infini, en triple, quadruple, “quintuple langage”, selon les interlocuteurs et les situations, est qu’elle a complètement infecté l’évaluation de la situation afghane depuis des années. La désinformation otanienne ne touche pas seulement les journalistes mais également les gouvernements, les forces armées entre elles, etc. Le résultat c’est une évolution vers une situation catastrophique à laquelle personne n’a pris garde. Nous y sommes. Désormais, qui peut prétendre s’en défaire? L’ébouriffant stratège et penseur philosophique qu’est Frank Carlucci nous avertit qu’il faut boire le calice jusqu’à la lie. Prozit.


Mis en ligne le 31 mars 2008 à 12H49