L’Afghanistan et Zbig, et le procès de “leur” histoire

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Tout le monde parle de l’Afghanistan, comme tout le monde le sait. En décembre 1979, tout le monde en parlait déjà. Mais quand, en 1979? En décembre 1979, vous dira-t-on, immédiatement après le 24 décembre 1979, lorsque les premiers Spetznats arrivèrent discrètement à Kaboul pour liquider la “marionnette” de service. (Celle-ci, Taraki, déjà assez pro-soviétique, disons “marionnette” à 80% mais assez inefficace et avec des velléités d’indépendance; il s’agissait de la remplacer par une nouvelle “marionnette”, également pro-soviétique mais en plus malléable, à 120%, Babrak Karmal, qui appellerait l’URSS directement à la rescousse et “légaliserait” l’intervention déjà décidée par Brejnev et le Politburo, contre l’avis du KGB et de l’armée.)

Stephen Kinzer, le 28 décembre 2009 dans le Guardian, salue ce piteux 30ème anniversaire, mais d’un autre point de vue que le soviétique qui n’intéresse plus grand’monde. Kinzer, utilisant des documents US déclassifiés, salue au contraire, comme une erreur historique fatale, la décision, qu’il déduit de documents déclassifiés de l’administration Carter, des USA d’entrer en soutien actif de la rébellion islamiste contre laquelle l’URSS intervenait, décision qui aurait été prise après l’intervention soviétique.

«This week marks the 30th anniversary of the fateful decision, little noted at the time, that drew the US into its Afghanistan quagmire. If the current Afghan crisis can be said to have begun at any single moment, it was in the last week of 1979.

»At dusk on Christmas Eve, following orders from President Leonid Brezhnev, units of the Soviet army crossed pontoon bridges over the Amu Darya river into Afghanistan. Brezhnev's decision was a catastrophic error that not only deeply damaged his country but also contributed to its extinction as a nation state. History is beginning to suggest, though, that decisions made in Washington during that week were just as tragically shortsighted.

»One way for the US to have reacted to the Soviet invasion would have been to cheer the Soviets' stupidity and wait patiently for Afghan resistance fighters to do their duty to history. This would have been a prudent, restrained policy, one of limited ambition and risk. It would have kept the US out of a dangerous place where it had not previously been entangled and which it did not know well.

»Instead the US chose the opposite path: hyperactive engagement… […]

»Thanks to the marvels of declassification, we now know precisely when America's engagement in Afghanistan was set in motion. It was on 26 December 1979, just two days after the Soviet invasion. President Jimmy Carter's national security adviser, Zbigniew Brzezinski, sent him a memo entitled “Reflections on Soviet intervention in Afghanistan”. Carter endorsed it, and soon the CIA was funnelling huge amounts of money through Pakistan to fundamentalist warlords. A year later, after Ronald Reagan replaced Carter, American involvement further deepened.

»“It is essential that Afghanistan's resistance continues,” Brzezinksi wrote in his historic memo:

»“This means more money as well as arms shipments to the rebels, and some technical advice. To make the above possible, we must both reassure Pakistan and encourage it to help the rebels. This will require a review of our policy toward Pakistan, more guarantees to it, more arms aid and, alas, a decision that our security policy toward Pakistan cannot be dictated by our nonproliferation policy.”

»Until that moment, the US had been closely monitoring Pakistan's nuclear programme and blocking it whenever possible. As soon as Washington signalled to General Zia that it would stop monitoring the program in exchange for his help with the anti-Soviet war, he launched a global effort, led by AQ Khan, to assemble nuclear technology and fuel. Less than 20 years later, Pakistan successfully tested its first nuclear weapon.

»Like so many American decisions to intervene in foreign lands, the decision in December 1979 to plunge into Afghanistan was made without serious consideration of the long-term consequences. It produced an apparent success that, with the passage of time, has come to look not much like a success after all.»

Que dire sinon approuver ce raisonnement? Ceci que tout en étant juste il est faux parce qu’il est basé sur un fait avéré faux, donc qu’il aurait pu, ou du être encore plus accentué, sinon même amendé pour l’essentiel. Ce n’est pas le 26 décembre 1979, par le mémo de Zbigniew Brzezinski déclassifié, que commence l’engagement US en Afghanistan, aussitôt après l’engagement soviétique. L’engagement US précède l’engagement soviétique et, en un sens, peut-on affirmer, il le suscite, dans tous les cas en bonne partie… Brzezinski lui-même l’admet sans le moindre regret.

Il suffit de se reporter à l’interview que donna le même Brzezinski au Nouvel Observateur du 15 janvier 1998, que nous reprenions dans notre rubrique Notre Bibliothèque, le 21 juillet 2005. Brezinski déclarait ceci notamment: «Selon la version officielle de l'histoire, l'aide de la CIA aux moudjahidine a débuté courant 1980, c'est-à-dire après que l'armée soviétique eut envahi l'Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu'à présent, est toute autre: c'est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l'assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j'ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu'à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques.»

Notre commentaire

@PAYANT Les faits sont-ils importants pour la vision historique des événements, et quels faits sont importants? Le commentaire de Stephen Kinzer serait-il différent s’il avait mentionné, et connu bien entendu, ce que Brzezinski nous révélait en 1998 (“révélation” à moitié, d’ailleurs, puisque, dès 1993, dans ses mémoires de directeur de la CIA, Robert Gates disait à peu près la même chose)? Les déclarations de Brzezinski ne sont pas indifférentes pour comprendre l’“esprit” des événements, puisqu’il admet par ailleurs, sinon revendique que la décision qui fut prise à l’été 1979 impliquait une forme d’incitation destinée à l’URSS, une forme de provocation pour que l’URSS intervienne. («Nous n'avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu'ils le fassent. […] Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette?»)

On ne va pas faire un procès à Kinzer pour son article, lequel article est l’occasion de faire un procès de l’interventionnisme US, d’ailleurs selon des arguments assez valables (les conceptions à courte vue des experts US qui conçoivent la politique interventionniste, la méconnaissance US des régions où ils s’engagent – on pourrait parler d’ailleurs de la méconnaissance US de tout ce qui n’est pas US, etc.). Il reste que son propos parle plutôt des à-côtés et laisse de côté une dimension essentielle de la chose, sinon la seule dimension essentielle, qui est l’“esprit” de la politique US. Cette dimension est représentée dans ce cas par un homme qui ne cache pas son obsession anti-russe mais elle est aussi acceptée et même approuvée par un président dont on a connu et célébré depuis la vertu de pacifiste; donc, la politique US n’est pas seulement réactive dans son interventionnisme, elle est manipulatrice et agressive, et cela va au-delà des seules étiquettes et des intentions des hommes pour atteindre à la substance du système. Cette déformation n’est pas propre à la seule affaire afghane et c’est toute l’histoire de la Guerre froide qui doit être constamment redressée et révisée (mot qu’on aime si peu, et pour cause) à cette lumière par rapport à la vision conformiste qui attribue toute l’agressivité et le caractère offensif à la politique soviétique. Même s’il est sévère pour la politique US rétrospectivement mais à la lumière des seuls jugements actuels, Kinzer tend tout de même à perpétuer l’image des USA comme celle de la super-puissance dont le comportement fut surtout de contenir l’agressivité soviétique, mais d’y réagir d’une façon excessive et à courte vue. Il perpétue, peut-être involontairement et inconsciemment (c'est encore plus grave), l’idée d’un “esprit” originel vertueux de la politique US, ensuite perverti par des maladresses et des interférences condamnables. Au contraire, une appréciation équilibrée et libérée de l’“esprit” de la période montre plutôt la substance offensive et agressive des conceptions américanistes et le caractère défensif de la politique soviétique, qui est souvent la marque de toute la Guerre froide – d’abord à cause de la faiblesse de l’URSS immédiatement après la guerre, puis avec l’esprit de conciliation des dirigeants post-staliniens qui étaient guidés par une crainte viscérale de l’aventurisme du stalinisme d’avant-guerre et du terrorisme de la méthode stalinienne. (Un autre épisode complètement occulté par l’historiographie contemporaine fut la demande de l’URSS d’entrer dans l’OTAN, en mars 1954, que nous rappelions notamment le 19 septembre 2009, qui fut brutalement repoussée par l’Ouest.)

L’idée de l’Histoire fondée, comme doit l’être une science, sur les seuls faits, est en soi une catastrophe devant le constat que notre système de communication est fondamentalement orienté et rejette certains faits, ou ne s’y intéresse pas, simplement par automatisme de conformisme, par conception virtualiste rétroactive, par grossier esprit de propagande, tout cela additionné. (Il y a en plus les particularismes; les Anglo-Saxons ne connaissent que leurs propres sources, nécessairement anglo-saxonnes, et l’interview de Brzezinski à un média non-anglo-saxon, et pire encore français, est considérée de cette façon, lorsqu’elle est seulement connue.) Devant une telle situation, il faut envisager une autre approche de l’Histoire, plus “artistique” dans le sens général conformément à la définition général de l’“artiste” par Nietzsche, et moins, beaucoup moins “scientifique”; plus axée sur l’interprétation intuitive des faits que sur leur acceptation scientifique dès lors qu’il est évident que cet aspect scientifique est automatiquement manipulé par la communication. Cette approche doit être fondée sur une vision originale basée sur la connaissance et l’expérience, sur la souplesse de la projection des appréciations historiques et l’audace de la mise en cause des interprétations imposées par le conformisme, tout cela puissamment aidée par l’intuition. De ce point de vue, les “faits” doivent être traités avec suspicion et sélectionnés selon un état de l’esprit de la période qu’on aura déterminé, après avoir pris le risque d’accepter l’aide de l’intuition. Aujourd’hui, étudier l’Histoire conduit à prendre des risques personnels qu’il faut justifier soi-même par ses propres conceptions, et conduire une contestation permanente de la version officielle; il faut attaquer constamment la méthodologie historique officielle, basée sur la soi-disant vertu objective de la science, qui affirme qu’il s’agit simplement de retrouver, ou de renforcer, une réalité objective préexistante dont on découvre très vite qu’elle est une constante création du système en place pour justifier ses politiques en cours.


Mis en ligne le 30 décembre 2009 à 06H24

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