L’âge d’or de l’impasse

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L’âge d’or de l’impasse

6 octobre 2010 — Le spécialiste militaire de l’agence Novosti, Ilia Kramnik, fait une analyse sur «l’impasse du progrès technique», sur Novosti ce 4 octobre 2010. (Voir aussi notre Ouverture libre de ce 6 octobre 2010.) L’occasion de cette réflexion est l’annonce par l’USAF d’un plan de modernisation des B-52H StratoFortress que possède ce service, dont la conception et la production datent des années 1948 (début du développement) à 1962 (fin de la production). L’USAF envisage de garder les B-52H jusqu’aux années 2040, ce qui rapprochera la machine d’un usage de près d’un siècle, avec de multiples modernisations évidemment très coûteuses. (D’ores et déjà, les modernisations effectuées sur les B-52 ont coûté, selon les versions, de 2 à 3 fois le prix de vente initial de l'avion, – mais ce constat n’a plus guère de signification dans le cadre du problème tel que le pose Ilia Kramnik.)

Ilia Kramnik ne veut pas parler du seul B-52, qui n’est ici que le prétexte à sa réflexion, mais d’une question plus générale, dont les Russes semblent particulièrement conscients. Nous signalions, le 23 août 2007, le projet à l’étude en Russie de rouvrir une chaîne de production du bombardier Tupolev Tu-95, conçu et produit dans les années 1950. Un tel projet relève du même cadre d’analyse où Kramnik place sa réflexion.

@PAYANT Comme on le sait, il y a divers attendus dans le jugement que Kramnik porte sur l’actuelle “impasse technique”. Dans le texte auquel nous faisons référence, du 23 août 2007, nous insistions essentiellement sur la question du changement de nature de la guerre, avec l’introduction du concept de G4G (Guerre de 4ème Génération), qui est extrêmement large et va bien au-delà du simple aspect opérationnel, voire de l’aspect plus général du phénomène de la confrontation en allant au-delà du seul conflit armé. Il s’agit de la remarque générale de l’inadaptation complète des technologies avancées aux nouveaux conflits. (Bien entendu, ces remarques mettaient également en évidence “la tyrannie du progrès” qui conduit aujourd’hui le développement des technologies malgré la démonstration de leur inefficacité générale.)

Cette inadaptation concerne moins l’efficacité des technologies avancées que leur utilité générale, jusqu’aux situations de plus en plus évidentes où l’emploi de ces technologies qui sont souvent efficaces sur le seul fait technique de l’usage se révèle contre-productif dans un champ plus large, d’une façon catastrophique. L’actuel cas du Pakistan est éclairant, où l’emploi de technologies avancées, donnant effectivement des résultats bruts (on tue des gens avec précision), suscite un enchaînement catastrophique : les gens tués ne sont pas les “bons” à cause du renseignement défectueux, ou bien il y a des “dégâts collatéraux” qui soulèvent des protestations, qui renforcent la cause des adversaires, qui conduisent à des renversements de situations politiques catastrophiques ; d’autre part, l’efficacité technique des nouvelles technologies, avec l’impression d’impunité qu’elles donnent aux usagers, encouragent des actes politiques comme la violation constante des souverainetés, qui renforcent et accélèrent cette tendance contre-productive catastrophique. Les résultats se concrétisent dans des enchaînements catastrophiques dont le poids ne cesse de peser sur la politique générale et constituent autant de défaites stratégiques.

On trouve là un aspect complémentaire à l’analyse de Kramnik… Même quand les nouvelles technologies, utilisées de façon complémentaire, comme appoints ou pour des domaines limitées, continuent à montrer une certaine efficacité, leur usage évolue également, par d’autres voies et moyens, dans le sens du blocage et de l’impasse que signale Kramnik. Ce blocage est donc aussi bien direct qu’indirect, et l’impasse fortement verrouillée : non seulement le progrès en général est engagée en général dans une impasse technique, mais là où il échappe à cette impasse technique il produit des effets contre-productifs catastrophiques. C’est l’esprit de la chose qui est en cause, bien plus que les caractères techniques du cas.

L’intérêt de l’analyse de Kramnik est aussi, et très largement, dans le fait même. Qu’un analyste ayant une position importante dans le système de communication et d’information russe qui est largement influencé par la direction politique (c’est le cas de Novosti) émette une telle réflexion signale en soi une conception “nouvelle” intéressante à signaler, et que cette conception “nouvelle” est considérée d’une façon sérieuse dans les cercles officiels, notamment militaires. Cette conception “nouvelle” est d’autant plus remarquable, justifiant l’emploi des guillemets, qu’elle porte sur un domaine de réflexion qui met en cause la notion même de progrès. Les experts du bloc américaniste-occidentaliste n’en sont certainement pas là, bien qu’ils soient contraints d’agir dans ce sens, comme le signale Kramnik (cas des B-52, abandon du système FCS de l’U.S. Army, – et l’on pourrait ajouter d’ores et déjà, d’une certaine façon et peut-être un jour d’une façon expéditive, le cas du JSF). Eux, ils continuent à soutenir le progrès accéléré et sans aucune restriction, accrochés à une conception fondamentale de croyance au progrès, c’est-à-dire au technologisme plus précisément, avec le refus habituel des esprits rationnellement dogmatiques de tirer la moindre leçon de l’expérience.

Encore Kramnik n’aborde-t-il pas ce qui est le problème directe et concret essentiel du “blocage technologique” ou de “l’impasse technologique”, un sujet mystérieux et un peu effrayant. Il s’agit de l’introduction massive de l’informatique qui entraîne la mise en question du contrôle de la machine qui en est doté. Cet aspect-là du blocage implique deux domaines. Le premier, compréhensible, qui est celui de l’extrême difficulté de l’intégration d’une “suite informatique” qui est destinée à assurer la maîtrise totale de la machine, son fonctionnement, son orientation, ses décisions d’emploi, etc. Le second, plus mystérieux et consécutif au premier, mais avec des aspects inédits et effrayants, qui est le contrôle au sens large de la machine une fois que l’intégration est achevée. Il existe des cas de plus en plus nombreux, affectant prioritairement les systèmes US, notamment le bombardier B-2, le chasseur F-22 et, très rapidement on s’en apercevra, le F-35 (JSF) ; mais affectant aussi, quoique dans une mesure moindre, disons plus accidentelle, les modèles européens, comme l’Eurofighter Typhoon et le Dassault Rafale. Il s’agit de pertes de maîtrise et de contrôle, dans certaines situations souvent extrêmes, où l’ensemble informatique semble acquérir une certaine autonomie pour décider d’orientations différentes, ou pour décider d’évolutions ou d’actions de la machine extrêmement dangereuses par rapport au cadre général de l’action. On peut imaginer que la technologie, impliquée dans un mouvement conceptuel sinon philosophique (référence au technologisme dont nous faisons grand usage), est entrée dans une phase agressive, presque une phase de révolte qui est aussi une phase autodestructrice comme c’est la caractéristique de notre système, et qui nous menace évidemment nous-mêmes dans la mesure où nous identifions notre vertu progressiste à l’avancement de la technologie, au technologisme.

Ainsi l’impasse dont parle Kramnik est certainement dans le cas classique du développement, mais il pourrait aussi s’avérer toucher au cas beaucoup plus inquiétant du conceptuel, voire de la maîtrise même du domaine. Et là encore, la catégorie de l’armement est la pointe avancée du domaine, et ses problèmes ne font qu’illustrer de façon spectaculaire, et préfigurer, des problèmes universels de ce développement technologique, du “progrès” en soi bien entendu. Nous sommes là dans un autre domaine et un domaine bien plus vaste, de substance similaire à celui qui est abordé par le commentateur, mais d’essence différente. Au bout du compte, mais déjà visible, il ne s’agit de rien moins que du domaine de notre civilisation.

Impasse d’une civilisation

Le phénomène décrit par Kramnik devrait être plutôt qualifié d'“impasse technologique” tant le terme “technologie” est beaucoup plus chargé du symbole de l’esprit de la chose que le terme “technique”, c’est-à-dire de sa vérité conceptuelle et de son sens le plus large, voire de son sens philosophique, – même s’il s’agit d’une philosophie avec le caractère principal de n’avoir pas de sens par simple désintérêt pour cette question. On intègre alors beaucoup plus aisément le problème de civilisation qu’implique ce problème en apparence parcellaire qu’aborde Kramnik. Le “blocage technologique” n’est pas seulement un blocage technique ni même, paradoxalement, seulement technologique. Il concerne la mise en cause du progrès, de la “civilisation de puissance” qui est incontestablement la nôtre, la mise en cause même de notre équilibre psychologique.

Il semble que la technologie commence à évoluer dans un domaine où, peut-être, et même sans doute, le rapport efficacité/destructivité est en cours d’inversion à l’avantage de la destructivité. Ou bien dira-t-on que nous commençons à prendre conscience de cette inversion qui serait d’ores e déjà réalisée, qui, par ailleurs, s’exprime d’une façon extraordinairement puissante, – d’une façon aveuglante tant nous sommes lents à le réaliser, – au niveau de la crise eschatologique générale où le constat peut être fait que notre civilisation de puissance, s’exprimant essentiellement par le système du technologisme, aboutit à la destruction de l’univers. Le caractère général du problème est bien mis en évidence par le fait que l'“impasse technologique” s’accompagne, ou plutôt accompagne des impasses ou des blocages plus spécifiques comme celui qu’on constate dans le fait de certains systèmes anthropotechnocratiques comme le Pentagone. (De même, le blocage plus ou moins manifesté par les avatars d’un programme gigantesque comme le programme JSF concerne-t-il certes la technologie, mais aussi la gestion en général, l’intervention bureaucratique, l’appréciation politique, la perception psychologique, l’habillage virtualiste et ainsi de suite.)

On retrouve évidemment tous les aspects de la conception générale que nous développons, notamment à partir de notre thèse historique sur le système que nous qualifions du “déchaînement de la matière” depuis la fin du XVIIIème siècle (voir notre rubrique sur La grâce de l’Histoire). Ce système est développé selon l’“idéal de puissance” et s’appuie sur le seul dogme du développement de la puissance, sans s’intéresser ni aux effets profonds de ce développement, ni au sens profond de ce développement, – y compris et surtout, le sens spirituel en soi et le sens spirituel pour la civilisation. Ainsi l'“impasse technologique” rejoint-elle le blocage, puis l’impasse de notre civilisation elle-même, notamment tel que nous l’identifiions en nous appuyant notamment sur les constats d’Arnold Toynbee. (Voir notre texte du 27 juillet 2002 sur “la civilisation-imposture”, avec les constats de Toynbee que rappelle Christian Steiner dans sa récente contribution du 25 septembre 2010.)

L’“impasse technologique” comme l’entend Kramnik est, de ce point de vue qui est évidemment impératif, un aspect beaucoup plus vaste, sinon universel selon la situation actuelle de crise générale, qui concerne le phénomène du technologisme devenu une sorte de philosophie de développement quasiment terroriste, inspirée sinon machinée par la puissance de la matière à laquelle s’est soumise la raison humaine. (Ce thème est constant sur ce site, d’un point de vue théorique mais également en commentaire de l’actualité, comme on peut le lire par exemple le 30 janvier 2010.)

C’est évidemment dans ce cadre qu’il faut impérativement envisager la question de l’“impasse de la technologie” dans les armements (et ailleurs). Le thème devient alors l’impasse du technologisme et la crise d’effondrement de notre civilisation. Il semble évident que les Russes, au niveau officiel, sont là aussi beaucoup plus proches d’une telle démarche de prise de conscience que les élites du bloc américanistes-occidentalistes. Pour ces derniers, bien peu d'espoir à cultiver ; ils sont emprisonnées dans un dogmatisme suscité par une raison humaine, essentiellement occidentaliste dans l’histoire également, qui a totalement lié son sort à celui du concept idéologique de “progrès”.