L’AIIB et la Grèce, et l’aggravation souterraine de la crise

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L’AIIB et la Grèce, et l’aggravation souterraine de la crise

Il est ironique, si l’on songe à ce qui a été déversé depuis un an à propos de l’inimitable “isolation” de la Russie organisée avec brio par le bloc BAO sous la direction absolument sûre d’elle-même des USA, de lire le titre d’une dépêche d’Associated Press constatant l’“isolement des USA”. Il s’agit d’une dépêche du 27 mars 2015 sur le rassemblement en train de se faire autour du projet chinois de la banque d’investissement asiatique AIIB. Avant de s’arrêter plus spécifiquement sur ce cas, on tient pour symbolique ce constat de l’“isolement des USA” fait par un organe de communication directement lié au Système, pour constater combien le travail souterrain de renforcement de la crise générale (voir le 26 mars 2015) est constant et efficace. Pour illustrer ce phénomène en constante activité, nous abordons deux sujets, – effectivement celui de la banque AIIB, et celui de la Grèce en crise au sein de l’Europe.

• ... En fait d’isolement, c’est la Russie qui a contribué modestement à celui des USA comme en un commentaire ironique de son propre pseudo-isolement sur la crise ukrainienne, en annonçant son intention à son tour de participer à la banque AIIB. Mais cette démarche est passée pratiquement inaperçue, tant l’on se précipite et l’on se bouscule pour figurer dans cette initiative chinoise. Les dernières décisions en date de cet empressement sont celles de l’Australie et du Danemark. (Voir RT, le 29 mars 2015, avec ce commentaire : «In a testament to China’s growing economic clout on the global stage, western countries are lining up to join the Asian Infrastructure Investment Bank, or AIIB.»)

La dépêche AP cité plus haut, du 27 mars 2015, reprenait la situation générale de cette initiative chinoise. Effectivement, l’AIIB ainsi présentée constitue une initiative aux dimensions stratégiques évidentes, joliment illustrée par ce commentaire de ZeroHedge.com : “L’hégémonie US et la domination du dollar sont officiellement mortes alors que la Chine enregistre une victoire époustouflante dans la bataille de la banque [AIIB]”... AP rappelait donc, dans la dépêche citée, les conditions remarquables de cette bataille.

«U.S. resistance to a Chinese-led Asian regional bank has left it isolated among its Asian and European allies and given some heft to China's frequent complaints that Washington wants to contain its rise as a world power. South Korea, one of America's closest friends in Asia, announced Thursday it will join the Asian Infrastructure Investment Bank, or AIIB, which is intended to help finance construction of roads and other infrastructure. Beijing has pledged to put up most of the initial $50 billion in capital for the bank, which is expected to be set up by year's end.

»The U.S. has expressed concern the new bank will allow looser lending standards for the environment, labor rights and financial transparency, undercutting the World Bank, where the U.S. has the most clout, and the Asian Development Bank, where it is the second-largest shareholder after Japan. But since Britain broke with Washington two weeks ago and announced it was signing up for the AIIB, the floodgates have opened. France, Germany, Italy and Switzerland quickly followed.»

• La Grèce maintenant. ZetoHedge.com a un long commentaire, ce 28 mars 2015, sur les évènements en Grèce. Il s’agit de rumeurs selon lesquelles le gouvernement grec envisagerait les premières mesures qui pourraient apparaître comme une préparation à l’option dite Grexit (sortie de la Grèce de la zone euro) ; il s’agit de la “naïveté” de Tsipras, qui croit qu’il pourrait parvenir, avec l’UE et son impitoyable doctrine de l’austérité, à un accord acceptable pour ses thèses, pour ses électeurs et pour la stabilité de son gouvernement ; il s’agit du ministre de l’énergie Lafazini, dont on comprend aisément qu’il représente l’aile gauche de Syriza, qui déclare dans une interview que la seule voie de sortie de la crise pour la Grèce est au travers d’une confrontation, sinon d’un conflit avec “l’Europe allemande”, – cela suivi d’une diatribe vigoureuse contre les Allemands... Le même Lafazini parti en visite à Moscou ce lundi, où il rencontre le ministre russe de l’énergie et le PDG de Gazprom ; visite pleine de significations implicites, précédant d’une semaine celle de Tsipras, qui doit rencontrer Poutine. ZeroHedge.com précise que ces visites ne devraient pas déboucher sur une demande d’aide russe de la part de la Grèce, – c’est-à-dire, pas encore, selon le commentateur... ZeroHedge.com reste ferme dans son pronostic : tout cela se terminera par un formidable changement d’orientation de la Grèce, passant de l’Union européenne à l’Union Économique Eurasiatique de Poutine, – ce que Poutine attend avec patience et aussi la plus grande jubilation...

«With fresh rumors springing late on Friday that “this” just may be the weekend Greece – with close to no funds left in either the financial or government sector – imposes capital controls, a precursor to a full-fledged Grexit, the situation in Athens is on a knife's edge. [...]

»What is surprising is just how naive Tsipras now appears with his continued populist rhetoric even after it has been revealed that he has no more leverage, with the threat of Grexit taken off the table... [...] ...And then there is the Greek energy minister, Panagiotis Lafazanis, who said in an interview with Kefalaio newspaper that the “only way for Greece to exit its crisis is through tough confrontation, if not conflict, with ‘German Europe’.”

»Lafazanis' visit will come just over a week before Tsipras is due to meet Russian President Vladimir Putin in Moscow although the Greek government has stressed it is not seeking funding from the Kremlin. It is not seeking funding form the Kremlin yet. Because once the first week of April comes and goes and Greece officially runs out of money, it will go to anyone who can provide it with the funds needed to avoid civil war, even if that means switching its allegiance from Europe to the Eurasian Economic Union, something Russia is eagerly looking forward to, and something we predicted would be the endgame months ago.»

Les deux situations, qui peuvent être considérées comme des crises en elles-mêmes ou bien, plus volontiers et plus justement à notre sens, comme des aspects différents de la même crise, suivent effectivement la même voie, à la fois de la progression souterraine, à la fois de l’inattendu qui surgit de temps en temps, comme un paroxysme de passage. Ces deux situations témoignent, de façon différente mais selon une description absolument similaire, de l’état crisique des deux composants du bloc BAO : le rush vers l’AIIB, d’abord par les “amis européens” des USA et contre l’avis pressant des USA, est une démonstration paradoxale, par refus d’une solidarité qui devrait pourtant être jugée par tous comme absolument nécessaire, du poids insupportable que constitue pour la bonne marche du Système la prétention hégémonique des USA en dépit de tous les démentis que lui opposent les différentes vérités de situation (la supériorité russe dans la communication, les diverses défaites du désordre géopolitique, la baisse générale de l’influence, la situation économico-sociale catastrophique derrière le paravent de la planche à billets). La situation inextricable de la Grèce témoigne, de son côté, et tout aussi paradoxalement, du “poids insupportable que constitue pour la bonne marche du Système la prétention hégémonique [de l’UE] en dépit de tous les démentis que lui opposent les différentes vérités de situation” (les réactions populaires devant l’insupportabilité de la politique imposée par le “centre bruxellois” aux directions-Système des États-membres). Ces deux situations témoignent enfin des contradictions internes qui nourrissent l’équation surpuissance-autodestruction, dans le fait que les différents composants du bloc BAO peuvent aussi bien épouser une posture qu’on interprétera aisément comme antiSystème (cas des Européens avec la banque AIIB) lorsque les circonstances y invitent ou, plus simplement, le permettent, notamment au nom des arguments habituels de la doctrine néolibérale.

Ce qu’il faut bien identifier et apprécier, c’est bien entendu cette orientation, cette machinerie souterraine qui fonctionne dans le même sens, particulièrement lors des latences dans le processus crisique, cette machinerie qui apparaît clairement comme autodestructrice. Il est inutile, à notre sens, de chercher un vainqueur dans ces divers épisodes pour tirer des conclusions sur le terme, dont on attendrait notamment qu’elles permettent d’envisager une alternative au Système. On pense bien entendu au cas de la Chine, qui triomphe avec l’AIIB, mais ne présente en aucun cas les garanties de solidité, d’originalité structurelle, etc., qui permettraient d’envisager une telle hypothèse. La Chine n’est importante et intéressante dans ce cas, certainement contre son gré d’ailleurs mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit partie prenante dans cet énorme phénomène, que parce qu’elle tient un rôle absolument destructeur du Système. La Grèce n’est importante et intéressante dans le cas qu’elle illustre, que parce que sa crise, ses souffrances, ses convulsions illustrent qu’on le veuille ou non l’échec d’une autre partie du Système dans le chef de l’UE, dans le bloc BAO. L’aveuglement proche de la perfection de l’aveugle parfait caractérise dans tous les cas et de toutes les façons les grands et les petits acteurs du Système, – aveuglement qui se termine toujours par une occurrence ou l’autre où un des composants du Système, ou même un des soutiens du Système, finit par jouer un rôle antiSystème. On pourrait même aller jusqu’à observer, à l’extrême, que c’est le cas de la Chine parce qu’elle ne tient nullement à détruire le Système, ni même à le concurrencer par un moyen ou l’autre, parce qu’elle ne tient qu’à y tenir le rang du à sa puissance, et qui finit tout de même par concurrencer puis par œuvrer dans le sens de la destruction du Système.

Les caractères essentiels de la grande crise d’effondrement du Système sont ainsi identifiés ... Le silence et l’action souterraine, celle des termites, qui minent le Système en se gardant bien de l’attaquer de front ; l’ambiguïté complète du Système lui-même qui se présente comme force de Progrès alors que son action est fondamentalement déstructurante, ce caractère de l’ambiguïté qui fut l’outil principal de son triomphe, qui est devenu l’outil principal pour activer et aggraver sa crise d’effondrement ; l’impossibilité pour tous les acteurs, qui sont tous plus ou moins liés au Système, d’identifier une réelle stratégie par rapport au Système, pour le soutenir ou éventuellement le contrôler et le tenir à distance, ce qui les conduit à une course incontrôlée et liée aux seuls intérêts de circonstance dont le parcours finit à un moment ou l’autre par rencontrer une posture antiSystème aux effets d’autant plus importants que personne ne s’y est préparé. Les USA eux-mêmes, par leur attitude profondément imitée de l’ambiguïté du Système (affirmation hégémonique d’un ordre mondial et production systématique de déstructuration), font naître de plus en plus d’occurrences antiSystème dont les uns et les autres sont amenés à se saisir parce qu’ils ne peuvent faire autrement.


Mis en ligne le 30 mars 2015 à 14H46