«Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre»

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Ainsi disait le poème de Jacques Brel, adapté en chanson: «Laisse-moi devenir/L'ombre de ton ombre/L'ombre de ta main/L'ombre de ton chien.» Il est possible, probable, plutôt presque certain que John McCain n’a jamais entendu le grand Jacques ("Jacques who?”) chanter «Ne me quitte pas». Pourtant, la chose lui irait bien, puisqu’il semble bien que “Sarah Who?”, qui est désormais plus connue que son possible-futur président, tienne la clef de l’élection possible du candidat républicain, et que la réussite de McCain tienne à ce seul fait qu’il reste dans l’ombre de sa co-listière, tentant de croire que l’enthousiasme qu’elle déchaîne vaut un peu pour lui également.

On reste sans voix, souffle coupé, speechless, devant cet extraordinaire retournement des probabilités dans la campagne présidentielle US. Le monde est fou, sans aucun doute pour ce septième anniversaire du 9/11, mais sans aucun doute également notre American Dream mène haut la main cette carmagnole en forme de sarabande, – ou bien est-ce une tarentelle destinée à tenter de nous guérir de notre langueur mortelle? Et cette folie, somme toute, qui s’explique si bien.

Les grands quotidiens nous font rapport, comme le Guardian aujourd’hui, de cet extraordinaire phénomène Sarah Polin. La candidate VP du ticket républicain attire sur elle tous les feux de la rampe, y compris, horreur et outrage, une partie de l’électorat féminin, voire féministe, de Hillary Clinton. Le tournant est fabuleux et charmant, du soutien à cette “liberal hawk” qui se pique de progressisme jusqu’à cette adepte du Dieu de l’extrême droite des chrétiens intégristes, accessoirement membre pendant des années d’un parti (d’extrême-droite) militant pour la sécession de l’Etat d’Alaska, entretemps devenue gouverneur du susdit Etat. Comme écrirait componctueusement BHL, de sa résidence chic de Tbilissi, il n’y en a qu’en Amérique que des choses pareilles peuvent arriver. Mais enfin, une femme est une femme, et une candidate de simili-gauche et une candidate d'extrême droite n'en sont pas moins des femmes.

En attendant, imaginez la détresse conjointe de John McCain, devenu le co-listier de la candidate VP du parti républicain, et d’Obama qui, bien que toujours black, en est à soupirer à propos de sa splendeur passée (du printemps dernier) de favori du parti postmoderniste et d’inspirateur de la fièvre des petites gens. (Peut-être trouvera-t-il un réconfort dans le fait que la Miss Alaska qui avait battu Polin dans ce concours de beauté de 1984 est sortie de sa réserve pour annoncer son soutien à Obama; mais le soupçon naît aussitôt, puisque Marilyn Blackburn est, elle aussi et comme son nom le suggère, de peau noire.)

…Car, comme le confirme le Guardian, la Polin s’est emparée de l’enthousiasme obamesque qui soulevait les foules il y a quatre mois.

«For a few minutes yesterday, amid the thousands of cheering supporters, John McCain could at last feel like a political star. If he could only ignore the chanting: “Sarah, Sarah”.

»That is the sting of reflected glory, but if McCain is suffering a damaged ego at being overshadowed by his vice-presidential running mate, Sarah Palin, he showed no sign of it. The hockey mum turned Alaska governor has replicated among Republicans the kind of excitement that Democratic activists had for Barack Obama.

»Yesterday, with the Obama camp on the defensive against Republican attacks and on the slide in the opinion polls, it was the Republicans' turn to ride a surge of popularity with McCain attracting the biggest crowds since he began his run for the White House.

»McCain, who has struggled for months to attract more than a few hundred people to his events, seemed overcome by the sight of so many people spilling out over a lush green Virginia lawn. “I am so grateful for this turnout,” he shouted.

»But the crowds, with their Republican red T-shirts and “No-bama, Go-mama” badges, were not entirely there for McCain. Some admitted they may not even have bothered to go out to vote for McCain in November if he had not chosen Palin as his running mate. “She definitely for me makes it a slam dunk,” said Brian Sullivan, a photographer. “He was already my pick anyway, but this makes it a slam dunk.”»

Faut-il encore s’attarder à la description du phénomène? Dans une telle atmosphère où la raison et la manipulation coutumières du système n’ont plus cours, la campagne s’élargit en insultes diverses, tandis que les sondages confirment la nouvelle position en tête de Polin-McCain, pardon McCain-Polin.

Certes, notre appréciation a toujours été que la vraie chance d’Obama se trouvait dans ce que, dans les éditoriaux et dans les commentaires avisés, ainsi que dans la rhétorique des républicains, on lui reprochait justement: d’apparaître comme un candidat hors-système, peu expérimenté dans les roueries et les mensonges du système; et, par là, être un candidat capable de percevoir, ou de montrer qu’il perçoit la dimension tragique de la situation en Amérique (comme ailleurs, certes, pour ce qui est du tragique qui est la marque de l'époque). Le succès de Polin correspond exactement à l’effacement d’Obama dans ce rôle. Erreur stratégique majeure du candidat démocrate, qui indique également son absence (ou sa perte) de perception de l’attente du public, ou bien est-ce l’impossibilité où il est, nouvellement enfermé dans le système, de continuer à percevoir l’élan du public, – erreur stratégique volontaire ou involontaire, certes. Tout cela n’a rien à voir, ni avec l’idéologie, ni avec la couleur de la peau, ni avec le sexe, n’en déplaise aux piliers des salons chics et postmodernes de nos capitales. Ces élans ne font que traduire a contrario un immense désarroi, qui est celui de l’Amérique, qui est le nôtre, qui est celui de notre civilisation étranglée dans un système totalement inhumain dont la règle est un Mensonge absolument insupportable à nos psychologies dévastées. Ces élans ne résolvent rien et Palin durera le temps d’une saison, – mais peut-être cela suffira-t-il à faire élire le ticket républicain, sur le quiproquo des interprétations diverses de sa popularité, et alors on n’a pas fini de rire.

Ne peut-on juger, sans risquer la guillotine réactivée pour l’occasion, que c’est là une belle façon de fêter l’anniversaire de 9/11, ses ors et ses pompes, son conformisme, ses tromperies et ses manipulations, la terreur intellectuelle que l’événement a exsudée depuis en Occident contre ceux qui ne pensent pas conforme?


Mis en ligne le 11 septembre 2008 à 12H18