Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
737
26 mars 2007 — “L’Allemagne nous intéresse…”, c’est-à-dire que nous la percevons brusquement, à cause de cette désormais fameuse crise des euromissiles-II, comme un porteur essentiel (quoique temporaire) d’un courant fondamental de déstabilisation en Europe (déstabilisation de cette Europe qui fait partie du système américaniste). Nous disons bien : “porteur” (comme on dit : “porteur d’eau”) et non “acteur”. Les dirigeants allemands n’ont plus présentement assez de force structurante pour être autre chose que des portefaix occasionnels du destin de la grande Histoire, des “temporaires“ ; certains diront : “tant mieux” et on peut les comprendre ; tant mieux, dans tous les cas, qu’ils prennent en charge cette chose essentielle. Il faut dire que l’aveugle politique des gens de Washington ne leur laisse pas de choix. Dieu, s’Il en a le loisir, reconnaîtra les siens...
Pour autant, le fait est là. Il faut applaudir Joschka Fischer, ce personnage de piètre intérêt, parce qu’il se trouve dans une occurrence où sa vanité et ses intérêts le poussent à pousser l’Allemagne à jouer ce rôle qui nous importe, — en imaginant, lui, qu’elle sera plus qu’un portefaix, — et laissons-le rêver, il n’en sera que plus mal vu par ses amis de l’université de Princeton. Ces gens placés en position de se prétendre des élites ne méritent aucune autre considération.
Le destin collectif de l’Allemagne, par contre, est une chose qui mérite de l’attention. Pour enrichir la documentation à cet égard, nous publions ci-dessous le texte de la rubrique Contexte de notre Lettre d’Analyse (papier) de defensa & eurostratégie. Nous tentons d’y esquisser une réflexion sur les positions et les relations des rapports entre pacifisme et anti-américanisme en Allemagne, entre les deux crises que nous mettons souvent en parallèle (euromissiles et euromissiles-II)
Le projet BMD du Pentagone provoque des déstructurations explosives. L'Allemagne est un cas en pointe, avec des souvenirs de 1977-1983
On s'attachera ici à une remarque que rapporte le quotidien en ligne des affaires européennes, EU Observer, le 6 mars 2007, avec le commentaire rapide qu'il ajoute. La personnalité (allemande) citée est Martin Schulz, chef du groupe socialiste du Parlement européen et membre du parti social-démocrate SPD, par conséquent membre de la coalition que dirige Angela Merkel.
«”The topic has to be discussed at the European Council [8-9 March] because it is a central theme for the EU, he told Spiegel Online. [...] The chancellor should resist the planned defence system,” he said expressing pacifist and Russia-friendly sentiments in the SPD party.”»
Cette remarque résume un phénomène d'une très grande importance politique. Il s'agit de l'expression d'un sentiment pacifiste allemand portant sur une matière européenne et impliquant les États-Unis d'une part (le réseau BMD que veut développer le Pentagone, avec des bases en Pologne et en Tchéquie), la Russie de l'autre (les réactions d'alerte stratégique de la Russie devant les projets du Pentagone), des pays de l'UE enfin (la Pologne et la Tchéquie).
Cette même remarque doit nous apparaître comme un raccourci clair et particulièrement révélateur parce qu'elle noue un lien entre le passé (la crise des euromissiles de 1977-1987, dont nous avons parlé dans notre dernière rubrique Contexte) et l'actuelle crise des BMD anti-missiles; entre l'Allemagne d'hier et l'Allemagne d'aujourd'hui. Ce lien est aussi un noeud gordien, quelque chose d'explosif pour l'Europe elle-même et pour l'Allemagne précisément, — avec les répercussions sur le personnel politique allemand qu'on peut observer précisément (la demande de Schulz pour le Conseil européen a été immédiatement suivie d'effets).
C'est ce dernier point (l'Allemagne) qui nous intéresse. Il s'agit d'analyser l'évolution psychologique de ce pays devant cette crise que nous baptisons euromissiles-II. L'important, ce qui nous intéresse ici évidemment, c'est le passage d'une réalité théorique (le pacifisme allemand face à la guerre contre la terreur) à une réalité concrète européenne; et la rencontre concrète entre ce pacifisme et le premier véritable sentiment anti-américaniste allemand.
Dans les années de la crise des euromissiles, de 1977 à 1987, mais en fait avec le point culminant de l'émotion populaire entre 1980 et 1983, — essentiellement 1981 et 1982, — le pacifisme allemand se mit à nu. Il était alors bien facile de lui trouver une mine idéologique bien suspecte. Mitterrand, dans son discours de Bruxelles (printemps 1981) et avant de plaider la cause de la fermeté devant le Bundestag, résuma cela d'un mot resté célèbre: «Les pacifistes sont à l'Ouest, les missiles sont à l'Est.»
A cette époque, le pacifisme allemand était moqué et accusé comme menant en droite ligne au neutralisme et faisant le jeu de Moscou. L'anti-américanisme qui le complétait était restreint et ne venait qu'à une petite seconde place dans le comportement du public allemand; il était, quant à lui, encore plus suspect de manipulation idéologique (d'autant plus que les Pershing II et GLCM américains étaient envoyés en Europe à la demande expresse des dirigeants allemands). A son terme, en 1985-87, cette crise avait fermement accroché une notion de culpabilité à l'idée d'anti- américanisme dans l'esprit du public allemand. La même chose pouvait se dire, par extension, du pacifisme allemand.
La chute du Mur ne changea pas vraiment cette situation. L'idée de ''dividendes de la paix'' (démobilisation avec la fin de la Guerre froide) ne fut pas un concept fondamental de l'esprit allemand de la période. Le grand bouleversement de la réunification d'une part, la crise des Balkans jusqu'à la guerre du Kosovo d'autre part, rendirent difficile une telle évolution. Un troisième point est que la fin de la Guerre froide amenait effectivement une réduction des engagements militaires (et des budgets correspondants) allemands sans qu'il soit pour autant question de ''paix'' comme dans l'expression ''dividendes de la paix''. Simplement, la guerre changeait de quartier et se déplaçait de l'Europe vers les périphéries dont les Balkans étaient d'ailleurs l'avant-poste: guerre du Golfe (1990), terrorisme, etc., et ce qui suivit après le 11 septembre 2001. L'Allemagne n'était pas vraiment concernée, n'ayant pas de force de projection.
La question des anti-missiles, ce que nous nommons la crise ''antimissiles-II'', change tout cela. C'est une crise stratégique, avec une tension très concrète, notamment avec la Russie qu'on juge cette fois dans son droit, avec la Pologne, avec les USA qui agissent en trouble-fêtes européens. A nouveau se pose la question du pacifisme allemand et de ses éventuels rapports avec l'anti-américanisme.
Depuis septembre 2001 s'est développé en Allemagne, comme dans la plupart des pays du monde, un très puissant courant d'anti-américanisme. La chose est suffisamment documentée pour qu'on ne s'attarde ni à la démontrer, ni à l'expliciter. C'est dans ce cadre qu'intervient l'affaire des BMD, — ou plutôt qu'elle éclate, car elle est latente depuis le printemps de 2001 (tournée de Wolfowitz en Europe pour exposer les projets BMD de la nouvelle administration) et déclarée depuis 2003 (début des négociations entre les USA et la Pologne pour l'installation d'une base de missiles anti-missiles). Ce décalage est un avatar de communication dû essentiellement à l'attitude russe. Ce n'est qu'à partir du moment où les Russes proclament que l'affaire BMD est grave (discours de Poutine à Munich le 10 février, suivi de diverses déclarations de dirigeants civils et militaires), que celle-ci devient effectivement grave. Ce n'est qu'alors qu'on commence à (re)parler du pacifisme allemand (voir Schulz). Il est manifeste que le pacifisme n'est pas, dans ce cas, la cause principale de la sensibilité allemande au problème, mais bien l'anti-américanisme.
L'équation psychologique de 1977-87 est renversée. Il y a une correspondance avec le rôle des Américains. S'ils n'étaient pas la cause de la crise en 1977, loin s'en faut, ils peuvent prétendre à ce rôle en 2007, sans la moindre difficulté de compréhension de cette évolution. L'anti-américanisme suit cette hiérarchie. Ainsi retrouve-t-on une crise stratégique de la gravité de celle de 1977, avec l'Allemagne en son centre, mais où le sentiment essentiel est passé du pacifisme à l'anti-américanisme. C'est une situation révolutionnaire.
Il est vrai que l'Allemagne, qui attendait beaucoup de la fin de la Guerre froide et de la réunification, n'a cessé d'être déçue. A aucun moment, elle ne s'est libérée de la tutelle qui, durant la Guerre froide, l'a complètement enveloppée. Il s'agit moins de son passé de la Deuxième Guerre mondiale que de l'univers de conformisme où elle s'est enfermée, conformisme où il faut placer son ''devoir de repentance'' qui a agi plus comme une stérilisation de la pensée à l'aide du stéréotype que comme la libération de la pensée qui constitue le seul remède à cet emprisonnement. Ainsi est-elle passée du conformisme de ses folies hitlériennes au conformisme d'un système dont on mesure aujourd'hui l'autre forme de folie qu'est le nihilisme qui le conduit.
L'Allemagne avait justement conclu de son passé que seul le cadre européen lui permettrait un véritable repentir débouchant sur la libération de sa pensée. Mais l'Europe qu'elle a favorisée étant celle du stéréotype nihiliste, le remède s'est avéré pire que le mal. Dans la pratique, cela a conduit l'Allemagne à favoriser cette Europe de la sujétion qui nous emprisonne tous, contredisant radicalement les espérances que certains avaient placées dans la soi-disant ''amitié'' franco-allemande jugée nécessaire pour l'Europe en question. La réunification et les espoirs de résurgence de grande puissance apaisée que l'Allemagne y avait placés se sont avérés être un très grave échec et une douloureuse tromperie. L'Allemagne d'aujourd'hui est plus que jamais une masse sans consistance au coeur de l'Europe.
Ces circonstances négatives nous paraissent bien assez fortes pour considérer l'idée que la crise euromissiles-II est une occasion inattendue et exceptionnelle pour l'Allemagne, — donc, pour l'Europe. Ce que certains désignent comme le “démon” de l'Allemagne, — son pacifisme presque pointilleux à force d'être légaliste, — est toujours présent, mais il a pris une seconde place. Le premier sentiment qui doit conduire l'Allemagne dans cette crise est un anti-américanisme d'une nouvelle sorte, un anti-américanisme européen (comme on dit: un anti-américanisme au nom de l'Europe). C'est un argument beaucoup plus fort que les illusions sentimentales de l'amitié franco-allemande. Il n'y a plus d'amitié franco-allemande mais il y a désormais un anti-américanisme européen. C'est une autre façon de rencontrer la France, non par le sentiment mais par la nécessité. Dans cette entreprise, l'Allemagne devrait être aidée sur son Est par la Russie, dont les intérêts sont également rencontrés par cette évolution. La Russie recherche également une issue libératoire pour tenter de se libérer d'un système qui n'a pris que quelques années pour la ravager à un degré inouï de saccage, durant l'ère Eltsine. Poutine vaut ce qu'il vaut et nul ne lui demande d'être un premier prix de vertu; mais, venu après l'ectoplasme Eltsine, il représente l'évidence de la nation russe.
L'absurde entreprise du déploiement des anti-missiles US représente une étrange clef bureaucratique pour ouvrir une porte fermée à double tour au nez de l'Europe, et tenue cadenassée depuis des décennies. Ce n'est pas un affrontement de puissances européennes, ou une résurgence de certaines puissances européennes dont cette affaire est la clef. Il y a longtemps que ces jeux d'un autre temps sont dépassés, incongrus et impossibles à jouer. Il y a aujourd'hui, en marche, une logique continentale qui lie les pays d'Europe, y compris la Russie comme complément de l'Europe. L'évidence du mouvement rencontre l'intérêt de ses composants. Ce n'est pas à une réaffirmation de puissance que nous conduit tout cela mais à la possible libération d'un continent, et chacun a sa contribution à apporter comme ses intérêts à rencontrer.
L'Allemagne est dans une position de départ heureuse dans cette crise. C'est l'anti-américanisme qui, par la force des choses imposées par l'américanisme, y a la première place. Que les dirigeants allemands en soient satisfaits ou pas nous importe peu puisque nous importe seule cette fameuse “force des choses”. L'anti-américanisme en tête, le pacifisme allemand trouve sa justification et sa vertu puisqu'il s'exerce à bon escient. La partie n'est pas gagnée d'avance, tant s'en faut, mais elle est jouable. C'est une situation de “départ de crise” qui est sans précédent.
Forum — Charger les commentaires