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3 mars 2006 — Le New York Times contre l’Allemagne? Le quotidien new yorkais poursuit une vigoureuse campagne pour montrer que l’Allemagne a joué un rôle prépondérant dans l’invasion de l’Irak.
[Voir deux articles de Richard Bernstein et Michael R. Gordon (dans le New York Times repris par l’International Herald Tribune), le 27 février et le 2 mars, et un article de Richard Bernstein le 3 mars.]
C’est une attaque embarrassante parce que toute la “mystique” d’une Allemagne de Schröder prenant ses distances de la folle politique bushiste est basée sur son opposition contre la guerre en Irak. La position allemande est différente de la position française (France et Allemagne ont été décrites comme formant l’axe de l’opposition européenne à la guerre en Irak). Les Allemands s’opposaient à la guerre elle-même en se référant essentiellement à un fort sentiment de l’opinion publique allemande, réagissant à la fois par pacifisme et par hostilité à la politique bushiste. Les Français s’appuyaient d’abord sur le droit international, jugeant cette guerre illégale en essence puisqu’elle n’était pas spécifiquement autorisée par l’ONU.
La position allemande est bien sûr compliquée par le fait que ce pays vit également, et contradictoirement, sur l’autre “mystique” d’être encore un peu et d’avoir été sans aucun doute un “allié privilégié” des USA. (Ceci dans l’article d’aujourd’hui de Bernstein : « Why is it so important that, in addition to all these other things, the Germans might also have provided the Americans with information gained from intelligence agents in Baghdad? “We were the most important allies of the United States, except for the British,” Joseph Joffe, a commentator in a weekly newspaper, Die Zeit, said, “and the public didn't object.” »)
Comme en toutes choses dans le monde aujourd’hui domine le paradoxe. Le paradoxe de la situation actuelle décrit par ailleurs l’imbroglio de crise de la situation intérieure allemande. Merkel, — qui aurait approuvé la guerre si elle avait été chancelière, qui cherche en principe une politique plus pro-américaine, — est l’une des premières embarrassées par ces révélations qui auraient pu être un certificat de bonne conduite américaniste post-datée. La raison officielle est, comme d’habitude, à chercher du côté de la vertu. Bernstein encore : « Members of Chancellor Angela Merkel's right-of-center and pro-American Christian Democratic Union agree that if the Germans gave militarily meaningful help to the United States that would have been a breach of the public's trust, and a moral wrong. »
Soyons plus précis et moins encombrés par les prévenances conformistes. On voit au moins deux raisons (avec une annexe intéressante) pour le malaise de Merkel:
• Son gouvernement tient sur l’alliance avec le SPD et l’on imagine l’imbroglio cauchemardesque si cette coalition tombait. Tout ce qui porte ombrage au SPD (directement mis en cause par les révélations américaines) affecte terriblement la chancelière.
• L’argument anti-Schröder de Merkel s’érode de plus en plus. Après l’attaque anti-Schröder au nom de la réforme économique pas faite (pas tentée) qui a fait long feu au cours de la campagne électorale, c’est l’attaque anti-Schröder au nom du pro-américanisme qui s’émousse. Le démarquage efficace de Merkel de son prédécesseur passe de plus en plus, in fine selon cette évolution, sur une critique “morale” des pratiques bushistes. L’évolution est complètement paradoxale puisqu’elle conduit Merkel à une critique des USA (et de Schröder !) au nom des “valeurs” ; cela n’empêche la realpolitik, dira-t-on? Dans cette époque complètement virtualiste, le verbe des apparences conduit la perception des positions politiques, comme le montre le cas Schröder, bien plus que tout ce qui prétend être une
• Cet argument s’appuie sur le constat que la réconciliation Allemagne-USA célébrée lors de la rencontre Merkel-GW reste fragile à cause de l’humeur et de la vanité, qui jouent un rôle fondamental dans la politiquer de l’administration GW. Les prises de position de Merkel sur Guantanamo n’ont pas été appréciées à Washington. Il existe de très fortes présomptions que les révélations de Bernstein-Gordon (Gordon surtout), appuyées sur un document officiel du U.S. Central Command de février 2003, ont été suscitées par une fuite volontaire de l’administration GW. Les Américains, ne distinguant pas très bien les nuances de la politique, n’ont pas pris garde que cela pourrait conduire Merkel à une critique de Schröder conduisant indirectement à une critique anti-US (prendre ses distances d’avec le gouvernement précédent parce qu’il a été plus pro-US qu’il n’a dit).
Il y a évidemment une dimension intérieure. Le 8 mars, la commission de contrôle du Bundestag se réunit pour examiner le dossier ouvert par le New York Times. Tout le monde politique allemand est engagé dans une bouffonnerie complexe dans l’art du “damage control”, pour éviter une détérioration de la situation. Mais les citoyens et la cause démocratique veillent, et des actions judiciaires peuvent être lancées, qui rendraient la position du gouvernement, et du monde politique dans son ensemble, plus fragile. Un texte d’analyse de WSWS.org sur le dossier NYT versus Allemagne rappelle ceci, redoutable précédent juridique déclarant illégal le soutien à la guerre en Irak: « Last summer, in the case of a German army officer who refused to obey orders, the German Administrative Court concluded that, with its support for the Iraq war, the German government had supported a military action in violation of international law The court referred in particular to the use of US military facilities on German soil and the granting of flyover rights for American and British military aircraft. »
S’il paraît spectaculaire, l’épisode n’a rien d’exaltant pour ce qu’il nous dit de la fermeté de caractère des dirigeants occidentaux (allemands). Il permet à l’inaltérable Joffe, soutien fidèle des Américanistes en Allemagne, de proclamer ce qu’on sait désormais officiellement après l’avoir affirmé par le simple bon sens de l’analyse des faits : que Schröder fut anti-américain par convenance électoraliste et que lui et son équipe ne l’étaient pas vraiment (Bernstein : « “Schröder used a carefully coded anti-Americanism to squeak by in an election campaign,” Joffe said, recalling the 2002 campaign when Schröder declared that Germany would not take part in the war in Iraq even if the Security Council sanctioned it. “Thank God,” he continued, within the German government there was also “a different, more realpolitik understanding of the situation, because somebody had to understand that it was no good to destroy the relationship completely.” »)
Soyons un peu plus sérieux. L’épisode ne fait que confirmer quelques tristes réalités.
• Effectivement, l’opposition anti-US de Schröder n’a été qu’une façade, activée essentiellement par l’intransigeance hystérique des bushistes, réclamant l’allégeance complète, publique et certifiée, sinon rien.
• S’il n’était que d’elle, la direction allemande, toutes tendances de l’establishment confondues, continuerait à évoluer entre une tentation fugace et vaporeuse, et jamais accomplie, d’être une puissance qui compte et sa politique de complète vassalité vis-à-vis des USA, politique badigeonnée du faux masque habituel de “réalisme”. Par une curieuse disposition des humeurs, les Américains veillent. Encore quelques coups de cette sorte et Merkel sera renvoyée dans le même anti-américanisme de façade que celui de Schröder, au nom des “valeurs” et de la morale qu’elle est obligée de défendre, et classée dans les ennemis publics des USA par le département d’État.
• D’une façon générale, l’Allemagne n’a aucun poids diplomatique particulier. Sa politique est toute entière ligotée à ses complexes, ses frustrations, son moralisme d’autant plus exigeant que sa politique est inexistante. Le “réalisme” allemand est une étrange pochade qui mêle illusion et préjugés et conduit à des analyses désastreuses. Exemple de “réalisme”, celui de Fisher qui jugea qu’il fallait aide les USA en Irak après s’être opposé au principe de cette guerre parce qu’on aiderait à leur victoire, parce que leur victoire complète éviterait chaos et désordre en Irak. Fisher n’a pas compris que c’est la victoire américaine en Irak qui crée le chaos et le désordre.
Bernstein : « A few people here do contend that there would have been nothing hypocritical even if the most sensational of the press revelations — that the German intelligence service helped pick targets for the United States in Iraq — should turn out to be true. Certainly, Germany genuinely and ardently opposed the war, not only for moral reasons but for practical ones, most importantly that it would increase terrorism or bring about civil war in Iraq.
» But that, in the world of realpolitik spoken of by Joffe, does not mean that, once the war began, it wasn't in Germany's interest, as Foreign Minister Joschka Fischer said at the time, that the United States succeed in its objective in Iraq, because if it failed, chaos and disorder would ensue. »
• Dans cet univers complètement onirique, toutes ces péripéties qui n’ont fait que démontrer l’absence de réelle position critique des USA de la direction allemande pourrait conduire Merkel, avec l’aide de la vindicte bushiste, à confirmer le rôle à contre-emploi que tint Schröder pendant trois ans. Ce qui reste de position politique européenne s’en porterait mieux. Encore une fois, on observe que l’absence de substance et l’irresponsabilité de la politique virtualiste nourrissent les courants profonds de l’Histoire et rendent difficiles et déshonorantes les politiques “réalistes” d’alignement sur les USA.