L’alliance de la dernière chance…

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L’alliance de la dernière chance…


22 février 2005 — Le climat est étrange, à la fois lourd et exalté. Certaines manifestations, déclarations, pétitions, font croire que c’est toute l’alliance occidentale qui est en jeu, pour ce voyage de GW Bush. C’est une méthode habituelle: la dramatisation pour pousser à un accord. Le risque est grand, dans la logique du procédé: un échec est également dramatisé et apparaît comme un effondrement. Concluons: l’alliance est effectivement en jeu.

La mesure de cette dramatisation est partout, essentiellement dans les articles des experts et intellectuels, particulièrement des modérés, partisans de l’alliance transatlantique. On trouve un bon exemple de ce climat dans cet appel de 55 experts transatlantiques (surtout US, français et britanniques). Les experts, considérant comme absolument essentielle la survivance de l’alliance transatlantique, proposent un “Compact between the United States and Europe”, — ambitieuse et définitive, une sorte de “feuille de route” pour sauver l’Alliance. (Il n’est pas sûr que la comparaison soit rassurante. On verra.) «The “Compact between the United States and Europe,” signed by 55 prominent foreign policy and national security experts from both sides of the Atlantic and drafted in the form of a diplomatic agreement between the two sides, offers specific policy recommendations for dealing with most of the key strategic challenges of the day. »

Le texte envisage diverses situations de désaccord entre USA et Europe, et les solutions préconisées. En gros, celles-ci peuvent être définies de la sorte: on réunit les positions de l’une et l’autre parties et on prie chacune des deux parties de considérer avec indulgence, voire chaleur la position de l’autre. Dans certains cas, on ne fait que retranscrire la situation en cours, avec certaines propositions déjà formulées, en souhaitant que tout cela soit mené à bien. Dans d’autres, les blocages sont quasiment institutionnalisés. Les quelques rares propositions inédites sont soit inacceptables, soit des recettes pour des querelles sans fin. Quatre exemples cités, essentiels pour les relations USA-Europe, résument cette approche.

• Sur l’Irak , on a un exemple précis d’une situation où l’Europe est complètement invitée à s’investir sans aucune garantie sérieuse. Il est proposé un “dialogue stratégique” (Europe-USA, curieusement sans mention des Irakiens eux-mêmes) sur l’avenir de l’Irak, concept évidemment si imprécis qu’il devrait faire l’accord général, d’autant qu’il est assorti d’un “groupe de contacts” également irrésistible pour les habitudes bureaucratiques. A part cela, l’Europe est invitée à donner: « The EU will commit itself to train 5,000 senior civil servants and 25,000 Iraqi security and police forces per year. The EU will grant $1 billion in reconstruction funds and write off 50 percent of Iraqi debt. »

• L’Iran présente un cas de blocage, où les positions des uns et des autres sont entérinées en tentant de limiter leurs aspects radicaux pour éviter des heurts: « The United States and the EU insist that Iran permanently and verifiably end its fuel cycle program. The United States declares its support for the EU's nuclear dialogue with Iran. EU countries declare their readiness to impose meaningful penalties on Iran if it refuses to end its nuclear fuel recycling programs or withdraws from the Nonproliferation Treaty. »

•  Le cas de la Chine (embargo des armes européennes) est présenté de telle façon qu’on y voit une confirmation de la façon dont cette affaire est devenue, par simple alimentation par les mésententes et les perceptions divergentes, un cas potentiel de crise majeure entre les USA et l’Europe. En effet, les suggestions faites impliquent des autorisations d’intervention et de contrôle (de la part des USA et éventuellement d’autres pays) dans les décisions européennes qui sont proches d’être inacceptables. D’autre part, la “concession” bien faiblarde demandée aux USA (l’engagement US de ne pas exercer de représailles contre l’Europe si l’embargo est levé) est complètement irréaliste, voire pire, dans la mesure où nul ne peut honnêtement affirmer aujourd’hui qu’il puisse obtenir du Congrès un tel engagement, — car c’est bien du Congrès que viendraient les représailles: « The EU declares that if it lifts its arms embargo against China, it will replace it with a reinforced code of conduct on arms sales. The EU will invite the United States, Japan and others to provide a specific list of weapons and technologies that they consider would negatively affect security and stability in the region. The United States reiterates its opposition to a lifting of the arms embargo but refrains from taking action so long as these measures are not violated. The EU expects China to ratify the UN convention on civil and political rights. »

• Enfin, le cas du respect de la Convention de Genève («  The Geneva Conventions: The United States and EU countries will apply the Geneva Conventions to all battlefield combatants they capture in the war against terrorism. ») est le type même de la proposition, à la limite de l’hypocrisie dans le chef de ceux qui l’ont conçue, qui n’a aucune chance d’apporter le moindre apaisement. Les USA ne veulent plus respecter la Convention dans leur lutte contre le terrorisme, et proposer le respect de cette Convention « to all battlefield combatants they capture in the war against terrorism » est la porte ouverte à des conflits d’interprétation sans fin: dans la guerre contre le terrorisme, qu’est-ce que c’est qu’un “battlefield combatants”? Qu’est-ce que c’est même qu’un “battlefield” dans une guerre dont la définition est dans l’incapacité même où l’on est d’identifier de façon acceptable le “battlefield”?

La définition donnée de la situation générale USA-UE par ce groupe est intéressante dans la mesure où la réalité des rapports (?) entre les deux “blocs” est assez bien rendue, notamment en mettant en évidence simplement qu’ils ont chacun des perceptions, des conceptions et des intérêts divergents. « The divide between Europe and the United States did not arise because of poor atmospherics or miscommunication. It arose because each side took actions the other strongly opposed, or declined to join in actions the other strongly favored. Moreover, these disputes have become self-perpetuating: American policies spark hostility among Europeans and vice versa. That hostility, in turn, convinces leaders on both sides that they have no choice but to go it alone. This vicious cycle benefits no one and must end. »

On fera une remarque générale sur l’enseignement que dispense ce travail, qui est une tentative qui sera sans lendemain de l’establishment transatlantique modéré d’arriver au rétablissement de l’entente et à une communauté de politique: c’est bien que cette communauté ne semble plus possible. L’Europe et les USA ont dépassé les possibilités d’intégration de leurs politiques dans une politique commune qui ont existé durant la Guerre froide. Les rédacteurs de ce manifeste ou supposé tel ne comprennent pas le sens des mots et des expressions qu’ils emploient. Lorsqu’ils parlent d’un “vicious circle” de l’incompréhension et de la divergence euro-américaine, ils parlent d’or; lorsqu’ils affirment que ce “vicious circle” doit cesser, ils disent n’importe quoi. Le “vicious circle” est un mécanisme et, en cette matière mécanique la volonté ne peut plus rien, elle-même qui, par sa faiblesse ou son absence, a laissé s’installer le cercle vicieux. La faute originelle est dans les constituants originels du “vicious circle”; lorsque celui-ci est réalisé, une situation objective est réalisée, contre laquelle rien ne peut être fait à moins d’accepter la fuite en avant virtualiste (cas des Américains). La conclusion est qu’il n’y a plus, aujourd’hui, aucune possibilité d’entente modérée entre USA et Europe, aucun terrain de compromis possible. La situation est bien du tout ou rien: ou bien l’Europe fait complète allégeance aux USA, comme GW le propose en termes francs et nets, ou bien les deux partenaires se séparent.

Le caractère chaotique de ce type d’exercice reflète bien la situation actuelle des relations transatlantiques: affirmation d’apparence enthousiaste, réalité crépusculaire. On retrouve, peut-être avec une certaine logique, le même caractère chaotique dans la liste des 55 experts où à côté de vieux routiers de la modération professionnelle (Serfaty, Rohatyn, etc), on découvre avec étonnement un Kagan, néo-conservateur professionnel et historien de circonstance, un Charles Kupchan, sceptique réaliste et pessimiste avéré de l’avenir de la puissance américaine, un James Strindberg, homme de Clinton signant les manifestes bellicistes néo-conservateurs.