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138724 décembre 2005 — Que faire du monstre? L’américanisme a fait un tour de piste impérial et, en quatre ans (belle performance), a fait de l’Amérique un monstre. Il a transformé ce qui était déjà un désordre (la globalisation déstructurante menée tambours battant sous l’ère clintonienne, avec les catastrophes financières touchant la Russie, l’Asie du sud-Est, l’Argentine) en un chaos de dimension évidemment mondiale. Bien que cela soit perçu, et plus rarement dit, de façon très confuse (quoique de plus en plus insistante), il est vrai que plus personne ne sait que faire du monstre américain, — par quel bout le prendre, comment lui parler, qu’attendre de ses excès et de ses initiatives. Même les médiocres crétins qui nous gouvernent (en Europe) se doutent de quelque chose.
En plus d’être corrompue jusqu’à la moelle, — ce qui ne serait pas si grave si cela ne débilitait pas leur psychologie, — l’administration est paralysée, comme le Congrès l’est lui-même. On croule sous les mensonges les plus grossiers, les illusions surprenantes à force d’infantilisme, les analyses qui se réfèrent à la “technique” inspirée de la “faith-based community” ou du “group thinking”. Tout ce triste monde qui s’agite est enlisé dans une guerre stupide, cruelle, inutile et, — d’un point de vue impérial, si l’on est un géopoliticien sérieux, — complètement, incroyablement dérisoire. Observer la fantastique machine militaire US à près de $500 milliards l’an ($800 milliards si on serre les comptes) complètement encalminée dans un conflit au coeur d’une petite nation de 27 millions d’habitants, — tout cela et bien d’autres choses vous donnent l’impression de suivre un spectacle surréaliste. (Il serait temps que les experts “sérieux” le deviennent et cessent de succomber à leur fascination infantile : l’Irak est, par rapport à la puissance impliquée et les ambitions affichées, quelque chose d’incompréhensible, une monstruosité stratégique, un enfant difforme mort-né, un exercice fascinant de ce que le critique Harold Bloom désigne dans un beau texte publié le 17 décembre dans The Guardian comme « what seems our national self-destructiveness ».)
Autre question : le monstre est-il réformable? Ou encore, pour prendre un exemple précis alors qu’il y en a mille: peut-on sauver le Pentagone et lui donner une norme intellectuelle et critique suffisante pour juger qu’un bombardier payé effectivement entre $2,4 et $4 milliards l’unité (le B-2) est une idée d’aliéné? Peut-on réformer le système de façon à éviter qu’une éventuelle décision de destitution d’un président insupportable et lunatique (GW Bush) nous conduise à un nouveau président géronte, fanatique et fou de Dieu (Richard Cheney)? A toutes ces supputations, à toutes ces interrogations, la réponse est de plus en plus négative : non, non, non, le monstre n’est pas réformable.
Alors, que faire? L’étonnante nouvelle est que l’on pourrait parfois commencer à prendre au sérieux ce que nous désignerions sous le terme de : “l’alternative vermontaise”, — du nom de l’État du Vermont (nom d’origine française : de “vertes montagnes”). On notera bien ceci : ce sont les événements extérieurs qui nous poussent à prendre au sérieux l’“alternative vermontaise”, — qui, en plus, semble avoir le soutien intellectuel du grand Alexandre Soljenitsyne…
Nos lecteurs devinent que nous avons quelque sympathie pour certains événements étonnants qui se déroulent dans le Vermont (voir notre F&C du 3 mars 2005). Un long article sur les Vermontais sécessionnistes est publié dans The American Conservative du 19 décembre. The American Conservative, c’est le bimensuel de Patrick Buchanan et de la “droite paléo” américaine, c’est-à-dire les conservateurs fidèles aux traditions républicaines, anti-interventionnistes, anti-néocons et un tantinet isolationnistes. Que ce magazine s’intéresse, sans vraiment un sourire de raillerie, sans vraiment quelque chose qui ressemble à une condamnation, à une activité qui porte en soi le but de la sécession, c’est-à-dire la fin de la “grande République” comme nous la connaissons, — voilà qui laisse à penser. Nous ne sommes pas les seuls à envisager des perspectives et des conceptions révolutionnaires.
(Peut-être est-il temps de rappeler ce que nos lecteurs savent bien… Voir notre phrase, plus haut, “…transformé ce qui était déjà un désordre […] en un chaos de dimension évidemment mondiale”. Il est évident qu’à un sens pervers et nihiliste de destruction caractérisant le désordre a succédé ces quatre dernières années une absence de sens caractérisant le chaos. C’est un grand progrès dans la mesure où l’évolution libère l’esprit de contraintes d’engagements qui peuvent parfois se révéler douloureusement contradictoires, — ce qui est le cas lorsqu’on veut résister au désordre. L’absence de sens du chaos est un grand progrès par rapport au désordre. Cela libère l’esprit. Cela autorise des audaces. Considérer l’“option vermontaise” avec sympathie et sérieux, sans provoquer nécessairement le sarcasme, est un signe convaincant de cette libération.)
Les sécessionnistes vermontais se désignent eux-mêmes comme des SVR. Il y a eu déjà une “révolution vermontaise”, sous forme de la Première République (libre) du Vermont (l’État du Vermont fut indépendant de 1777 à 1791). On nous annonce la seconde, nous expliquant par là ce qu’il faut comprendre par SVR : « Thomas Naylor, a Mississippi native and longtime professor of economics at Duke, who in best contrarian fashion flew north in retirement to the Green Mountain State, is the founder, theoretician, and chief sticker-of-stamps-on-envelopes for the Second Vermont Republic (SVR). »
Voici quelques détails pour fixer la chose (et nous signaler pourquoi la SVR a le soutien de Soljenitsyne): « The Second Vermont Republic has a clear, if not simple, mission: “Our primary objective is to extricate Vermont peacefully from the United States as soon as possible.” The SVR people are not doing this to “make a point” or to stretch the boundaries of debate. They really want out.
» Although SVR members range from hippie greens to gun owners — and among the virtues of Vermont is that the twain do sometimes meet — Naylor describes his group’s ideological coloration as “leftish libertarian with an anarchist streak.”
» The SVR lauds the principles and practices of direct democracy, local control of education and health care, small-scale farming, neighborhood enterprise, and the devolution of political power. The movement is anti-globalist and sees beauty in the small. It detests Wal-Mart, the Interstate Highway System, and a foreign policy that is “immoral, illegal, and unconstitutional.” It draws inspiration from, among others, Aleksandr Solzhenitsyn, who in bidding farewell to his neighbors in Cavendish, Vermont, where he had lived in exile for 17 years, praised “the sensible and sure process of grassroots democracy, in which the local population solves most of its problems on its own, not waiting for the decisions of higher authorities.” »
Maintenant, venons-en à la fin de l’article, qui vous donnera l’appréciation générale que Bill Kauffman, son auteur, a du mouvement SVR. Ce qu’il nous dit est que le mouvement SVR est anti-globalisation de gauche et libertarien de droite, — ce qui implique une union des extrêmes qui est au cœur de toute résistance efficace contre la déstructuration nihiliste qui agresse la civilisation. Il nous dit aussi que SVR est un mouvement qui veut le contrôle local et refuse les engagements hégémoniques extérieurs qui débouchent sur des farces sanglantes type-Irak. (Le temps est-il si loin où l’État du Vermont refusera de mettre sa Garde Nationale à la disposition de la bureaucratie nihiliste du Pentagone?) Tout cela, pour Bill Kauffman, est « an echo of the Old Right », ce qui implique des esprits qui se réfèrent au mouvement conservateur et anti-interventionniste classique américain ne sont plus très loin des thèses SVR. La sécession et la destruction du monstre washingtonien par l’intérieur? « You got a better idea? »
« I heard much talk of the need for libertarian conservatives and anti-globalist leftists to work together. There is a sense that the old categories, the old straitjackets, must be shed. When Reverend Matchstick preaches that we need decentralism because communities that ban genetically modified food must have the power to enforce those bans, he is speaking a language that pre-imperial conservatives will recognize — the language of local control. Russell Kirk would understand. When the “Vermont nationalist” CEO of a consulting firm insists that Vermont should have the right to determine where (and where not) its national guard is deployed, I hear an echo of the Old Right. Why should the Vermont National Guard be shipped overseas to fight the Empire’s wars?
» “Long Live the Second Vermont Republic and God Bless the Disunited States of America,” concluded Thomas Naylor. You got a better idea? »
Terminons ces citations par celle-ci, également empruntée au texte, et qui situe le problème soulevé dans un contexte plus large, et invite à une considération plus sérieuse: « When Naylor laid out the case for independence in The Vermont Manifesto (2003), the political air was heavy, sodden, statist. “Even in the best of times secession is a very tough sell in the USA,” lamented Naylor in 2002. “Since Sept. 11, it has proven to be an impossible sell.” But George, Scooter, and Wolfie, for whom Vermont is just another inconsequential state full of potential bodybag fillers, came to the rescue, putting a rebarbative face on the Empire and opening the door to radical possibilities. »
On comprend ce dont il s’agit (“George, Scooter, and Wolfie” étant successivement Bush, Liddy et Wolfowitz): l’activité de l’administration GW Bush a vertigineusement fait évoluer les mentalités. C’est un phénomène de conscience ou encore d’inconscience, mais nous pensons que c’est un phénomène fondamental. Cette affaire de déstructuration est la clef de la situation du monde: en lançant leur folie hégémonique et déstructurante, “George, Scooter, and Wolfie”, — et les autres du même acabit, — ont engagé un processus de déstructuration du sens national américain. Ces aveugles, ivres de puissance et bercé du virtualisme de leur vanité, n’ont rien distingué de l’essentiel. La déstructuration produisant le désordre s’est transformée en une déstructuration engendrant le chaos, — et alors, toutes les options deviennent possibles, y compris SVR. La réponse de SVR est celle du contre-feu pour arrêter le feu : déstructuration des Etats-Unis pour constituer une structuration de l’État (le Vermont en l’occurrence) avec le repli sécessionniste. Ce schéma a pour lui la beauté de la logique, du bon sens et de l’urgence.
A la base de tout cela, il y a une fondamentale perte de légitimité. Le pouvoir washingtonien n’est plus légitime. Il n’est plus souverain. Il n’est plus “légal” au sens fondamental de l’esprit de la loi. Il est une survivance d’un passé désormais lointain, à la fois une grotesque usurpation et un sacrilège insupportable. Il est condamné à périr. Reste à voir comment… La SVR? «
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