L'âme troublée de la Belgique

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L'âme troublée de la Belgique


4 janvier 2003 — Depuis la fin de l'année, la Belgique exprime ouvertement un doute profond qui caractérise son appréciation des perspectives de guerre. Fin décembre, il y a eu les déclarations de l'amiral Herteleer qui estimait ne pouvoir engager les troupes belges dans un conflit en Irak, parce qu'il n'y a aucune justification pour cette guerre selon lui. L'amiral Herteleer était dans ses derniers jours dans la fonction de chef d'état-major ; son départ proche expliquait cette “sortie” verbale, inhabituelle par rapport au devoir de réserve. Le biais choisi pour aborder le problème (pouvoir ou non justifier une guerre pour les soldats qu'on y enverrait éventuellement) est évidemment un artifice de peu d'intérêt ; on sait bien qu'il n'y a pas de nécessité de justification d'une guerre aux yeux des troupes qu'on y engage, la décision de s'engager dans une guerre étant le seul fait du pouvoir politique. On considérera l'argument comme un artifice pour l'amiral, pour s'exprimer politiquement sur ce conflit.

Les 2 et 3 janvier, ce sont les écologistes qui ont pris position sur la question. C'est un point important, les écolos faisant partie du gouvernement. L'attitude est celle d'une condamnation sans appel de cette guerre, le refus d'y participer, éventuellement le moyen à rechercher pour que la Belgique agisse contre cette guerre, soit à l'OTAN, soit au niveau européen.

• D'abord, le 2 janvier une intervention du secrétaire d'État à la Coopération; Eddy Botmans, un écologiste flamand (Agalev). « Tout le monde semble un peu se résigner à cette guerre qui semble s'approcher à la vitesse d'un TGV, alors que c'est une guerre qu'il faut absolument éviter. J'appelle toutes les forces qui veulent éviter cela à se rassembler et à faire tout pour l'éviter. »

• Le 3 janvier, ce sont les écolos francophones (également partie au gouvernement) qui ont pris position contre la guerre, — contre une participation belge, pour une manifestation de cette opposition dans les enceintes internationales où la Belgique a son mot à dire. Le ton est extrêmement ferme et il est manifeste que, dans la tension internationale prévisible de ces prochaines semaines, l'affaire va devenir, comme on dit, une “affaire de gouvernement”.

• Pourtant, ce n'est pas nécessairement une “affaire de crise” du gouvernement. En fait, tout le monde, dans le gouvernement belge (écolo, socialistes, libéraux) est à peu près d'accord pour condamner la perspective d'une guerre. C'est même une caractéristique exceptionnelle de la Belgique d'être aussi nettement affirmée, et de façon très majoritaire dans le monde politique, contre la politique américaine actuelle. La réaction du ministre des affaires étrangères, le libéral Louis Michel, est caractéristique dans les deux cas (l'amiral Herteleer et les écolos) : désaccord ou divergence sur la forme (nette dans le cas d'Herteleer, — à cause de la notion de “devoir de réserve”, — conciliante dans le cas d'écolo), accord sur le fond. Face aux écolos, Michel se dit complètement d'accord avec la condamnation de cette guerre, précise qu'on est « loin, très loin » d'avoir épuisé tous les mécanismes pour la bloquer, et demande à ses « amis écologistes » de ne rien faire de définitif pour laisser toute latitude tactique pour bloquer la marche vers la guerre.

Cette position remarquable de la Belgique contraste avec l'absence de débat ou des prises de position “par défaut” (en général favorables aux USA) dans nombre d'autres pays occidentaux (européens). Elle doit être définie selon ces quelques remarques.

• Il est absurde d'exciper de la taille et de l'influence réduite de la Belgique pour ridiculiser éventuellement cette agitation politique. Au contraire, c'est toute la “grande” politique internationale qui est paralysée aujourd'hui, et qui apparaît sous un jour d'un ridicule sinistre et pathétique ; les Américains et les Britanniques le sont encore bien plus que les autres, paralysés et ridicules ; ils sont coincés dans une politique belliciste sourdement mais massivement impopulaire, dans un processus onusien qu'ils ne contrôlent pas, dans un objectif de guerre qui apparaît de plus en plus ouvertement injuste, injustifié, dérisoire et catastrophique à la fois. Jamais la politique internationale et la menace de violence au plus haut niveau n'ont autant dépendu de facteurs aussi complètement irrationnels que l'absurdité de l'analyse stratégique et la paralysie de l'esprit (s'il y en a un) des pouvoirs des puissances.

• La Belgique a donc un rôle à jouer, notamment d'appoint décisif ou de détonateur-rassembleur, c'est selon. On parle ouvertement en Belgique de la possibilité d'un “noyau dur” d'opposition à la guerre en Europe, avec les Allemands et les Français dont on connaît les positions, auxquels les Belges, comme troisième larron, viendraient donner l'appoint nécessaire pour en faire vraiment un “noyau européen” d'opposition à la guerre. Cette logique va dans le sens des tendances plus générales qui se développent et se concrétisent dans des rencontres en nombre restreint (rechercher un “noyau dur” sur des matières comme la défense, dans la perspective de désordre qu'annonce une Europe à 25).

• La position de la Belgique doit être perçue également dans la logique du sentiment intensément européen de ce pays, qui sait que sa cohésion interne dépend de la bonne marche du processus européen. Cette logique joue fortement dans les matières très politiques, et particulièrement pour la défense et la sécurité. La question de la guerre irakienne est une question ponctuelle qui s'inscrit avec une force grandissante dans la question structurelle de la défense européenne.

Il n'y a aucun optimisme particulier dans ces considérations. C'est au contraire le constat de la nécessité d'une sorte de réaction devant le pessimisme désespéré et nihiliste qui, aujourd'hui en Europe, est fortement répandu lorsqu'il s'agit de juger de la réalité actuelle des affaires internationales et de l'évolution européenne dans ce contexte. De plus en plus, on constate que le débat n'est plus tant de se demander ce que l'on peut faire que de craindre de plus en plus ouvertement qu'à ne rien faire on ne laisse se développer une véritable catastrophe internationale qui risque d'emporter toutes les structures existantes. Qu'ils soient fondés ou non, ces sentiments sont aujourd'hui en renforcement constant.

A cause de sa “sensibilité européenne”, la Belgique est particulièrement ouverte à cette évolution, sinon d'en être en partie le moteur. On se dirige peut-être vers une situation intéressante, rappelant, en beaucoup plus pressant et beaucoup plus grave, la crise des euromissiles de 1979-80, — cette fois avec des positions renversées, c'est-à-dire une quasi-unanimité d'opposition aux USA. Dans ce pays (la Belgique) totalement réduit à sa gestion intérieure et ayant délégué (à l'Europe) tous ses intérêts extérieurs, on perçoit paradoxalement l'apparition d'un débat fondamental de politique extérieure à ce même niveau intérieur ; mais non pas un débat polémique, plutôt un débat de clarification pour mettre en évidence que l'enjeu de la crise extérieure menace de façon décisive le processus européen. Quelle curieuse et sympathique morale dans le désastre général que sont les relations internationales : à chasser la politique extérieure par la porte (vers l'Europe), on la voit revenir par la fenêtre (crise de la paralysie européenne, nécessité pour les États, même en déliquescence, de s'en ressaisir).